ENTRETIEN D’EMMANUEL FAYE AVEC PHILIPPE LACOUE-LABARTHE, PASCAL ORY, JEAN-EDOUA

ENTRETIEN D’EMMANUEL FAYE AVEC PHILIPPE LACOUE-LABARTHE, PASCAL ORY, JEAN-EDOUARD ANDRÉ ET BRUNO TACKELS Entretien d’Emmanuel Faye avec Philippe Lacoue- Labarthe, Pascal Ory, Jean-Édouard André, Bruno Tackels dans “ Tout arrive ”, émission de Marc Voinchet, le 9 mai 2005 à France Culture : Marc Voinchet (M.V.) : Bonjour Emmanuel Faye. Dans un instant, nous parlerons avec vous de votre livre. Autour de vous, je le rappelle, Philippe Lacoue- Labarthe. Faut-il rappeler qui est Philippe Lacoue- Labarthe ? Un de nos grands philosophes français qui, souvent, participe à “ Tout arrive ” et à d’autres émissions. Notamment philosophe, Philippe Lacoue- Labarthe, vous nous le direz, est un heideggerien avec une sorte de distance, qui publie, traduit Heidegger. Mais vous ne faites pas partie de ceux qui refusent le dialogue avec ceux qui disent que Heidegger, au fond, ne serait peut-être plus du tout à étudier si je reprends la thèse finale de Emmanuel Faye. Philippe Lacoue-Labarthe (P.L.L.) : Sauf que cette thèse-là, je la trouve vraiment contestable !.. On en reparlera. M.V. : C’est l’aspect le plus contestable du livre et ce n’est pas le seul aspect, bien sûr, de ce livre. A côté de vous, Emmanuel Faye, Jean-Édouard André, auteur d’une thèse tout récemment soutenue à Paris VIII : “ Récurrence du thème de la liberté dans l’oeuvre de Martin Heidegger ”. Avec nous également, Bruno Tackels, Pascal Ory. [Suit un hommage au philosophe de la ville, du paysage et du quotidien Pierre Sansot disparu au printemps 2005.] M.V. : Alors, Emmanuel Faye, peut-être faut-il que je reprenne ce bon usage de la lenteur, avec vous et ceux qui ont accepté de dialoguer avec vous. On ne va pas faire cette émission comme un match. Volontairement d’ailleurs, nous ne reprendrons peut-être pas la conclusion finale. On verra, on laissera cela pour la toute fin de l’émission. Faut-il ou non - bien que cela soit important pour vous cette question là - faut-il ou non continuer d’enseigner, de lire Heidegger tel qu’on l’enseigne et le lit aujourd’hui ? Mais ce qu’on voudrait essayer de comprendre, c’est le point de départ de ce livre, Emmanuel Faye. On sait qu’il y a eu, notamment avec Victor Farias en 1987, des analyses et des lectures, notamment des attaques fortes quant aux écrits de Martin Heidegger dont vous continuez l’analyse aujourd’hui à la faveur de textes qui jusqu’à présent n’avaient pas été lus, bien lus ou lus tout court. Donc attention, avec Pascal Ory, l’historien qui est ici nous le rappellera, attention aux anachronismes, attention à ne pas faire dire à certains ce qu’ils ne pouvaient savoir par rapport à une époque, par rapport à ce que vous savez, vous, Emmanuel Faye. Mais le but de votre livre, si je résume d’un trait au lendemain du 8 mai et de la célébration de la reddition nazie du 8 mai 1945, c’est que pour vous, il y a aujourd’hui dans la philosophie de Heidegger des superpositions entre sa philosophie et son engagement national-socialiste qui continuent au fond d’infuser et que l’on ne peut pas séparer. On ne peut pas séparer les écrits, la vie biographique et politique de l’homme de sa philosophie stricto sensu. Et le livre, je crois, si je vous ai bien lu, parle notamment d’un haut le coeur. Page 364 vous dites : “ On a dit qu’en 1933 Hegel était mort. Au contraire, c’est alors seulement qu’il a commencé à vivre. ” Pascal Ory : C’est une citation de Heidegger ! M.V. : Citation de Heidegger en hiver 34-35 (.) E. Faye : Que j’ai découverte dans un séminaire inédit. M.V. : Hiver très important. C’est autour de ce cette période-là qu’en majorité vous vous consacrez. Vous dites : cette phrase prononcée par Heidegger en 34-35 est entre autres, mais pour beaucoup, à l’origine de ce livre de ce livre et vous a fait bondir. Emmanuel Faye : E. Faye : Oui. Au tout début de l’émission, Marc Voinchet, vous disiez un moment, mais votre présentation a bien rectifié les choses, que j’aurais soutenu qu’il ne fallait plus étudier Heidegger. Non, certainement, au contraire. Dans mes conclusions je dis bien qu’il faudra des recherches beaucoup plus approfondies. Jean Edouard André : Mais le faire changer de rayons dans les bibliothèques, quand même, de la “ philosophie ” à “ l’histoire du nazisme ”. Vous dites précisément qu’il doit changer de rayonnage et passer de la philosophie à l’histoire du nazisme. E. Faye : Je dis : “ c’est pourquoi il faut souhaiter que cette oeuvre mondialement traduite et commentée soit l’objet de recherches bien plus approfondies ”. J’indique un peu le genre de recherches qu’il faudrait entreprendre. D’autres recherches devront porter notamment sur les écrits et les activités de Heidegger durant la période de guerre 39-45 et sur la stratégie de légitimation de son oeuvre passée durant les trois décennies d’après guerre. Donc j’en appelle vraiment… M. V. : Je poursuis : “ Si ces écrits continuent à être diffusés de façon planétaire sans qu’il soit possible d’arrêter cette intrusion du nazisme dans l’éducation humaine comment à ne pas s’attendre que cela conduise à une nouvelle traduction dans les faits dont l’humanité cette fois pourrait ne pas se relever. Plus que jamais c’est la tâche de la philosophie que de protéger l’humanité. ” Voilà. E Faye : Oui, c’est exactement la question qui se pose. Ce que je voulais dire pour répondre à votre question importante : Quel est le point de départ du livre ? Pourquoi je l’ai écrit ? Pour comprendre la motivation de ce livre il faut voir l’oeuvre de Heidegger non pas telle qu’elle a été partiellement traduite en France pendant 3 ou 4 décennies mais telle qu’aujourd’hui en Allemagne elle est donnée à lire dans la Gesamtausgabe. (Oeuvre complète). Il y a 66 volumes parus. Et, là, j ai apporté trois ou quatre volumes. Dans cette Gesamtausgabe, nous avons les cours que Heidegger a professés de 33 à 45. Cela fait 20 volumes. Et ces cours, sous des titres d’apparences philosophiques, comme par exemple La question fondamentale de la philosophie ou bien De l’essence de la vérité ou bien Logique ce sont des cours qui tout à fait ouvertement, explicitement, font l’apologie de la Weltanschauung du Führer, de la vision du monde du 1 Führer, comme transformation radicale pour l’homme. Ce sont des cours qui exaltent la communauté völkisch du peuple allemand sous la Führung hitlérienne. Et voilà donc que Heidegger, après sa mort, a fait le plan d’une oeuvre telle que tout cet enseignement se trouve aujourd’hui présenté comme philosophique. Et là, je ne suis pas d’accord. C’est là où j’ai un point d’arrêt. Je dis que, pour moi, ces cours ne sont ni dans leur fondement, ni dans leur expression, philosophiques. Si on les inscrit dans le patrimoine de la philosophie du 20e siècle, c’est extrêmement dangereux. On en voit vraiment des effets parce que des auteurs comme Nolte ou Tilitski en Allemagne ou d’autres en France comme Beaufret et quelques autres, des auteurs qui, justement, reprennent cette oeuvre sans aucune distance critique, arrivent à des positions d’un révisionnisme radical. M.V. : Pascal Ory et Philippe Lacoue Labarthe ? Pascal Ory : Puisqu’il est question à plusieurs reprises de Descartes dans l’ouvrage et c’est à mon avis éclairant pour le cheminement de l’auteur. M.V. : Heidegger recommandait qu’on n’enseignât plus Descartes. Pascal Ory : Oui, c’est intéressant. A quel moment il le recommande ? C’est passionnant. Donc, je voudrais revenir sur la méthode de Emmanuel Faye qui me parait excellente du point de vue du non philosophe que je suis et de l’historien que j’essaie d’être. C’est un retour à l’archive et en particulier à l’archive éventuellement inédite. Ce qui parait énorme encore aujourd’hui. Il y a toujours des inédits voire des textes qui ont été manipulés à plusieurs reprises soit par Heidegger soit par ses successeurs. Retourner aux textes dans la mesure du possible c’est quand même capital. Et puis, deuxième démarche à laquelle je suis évidemment sensible : ne pas oublier le contexte. Alors la démonstration extrême, c’est comment fait irruption Descartes au moment où la France connaît la défaite que l’on sait. Cela peut paraître étonnant comme rapprochement, mais cela se soutient tout à fait quand on lit le chapitre d’Emmanuel Faye sur le sujet. Quand on pense d’ailleurs aux célébrations qui ont précédé quelques années auparavant le tricentenaire, sauf erreur, des textes fondamentaux de Descartes en France et leur écho en Allemagne, cela se soutient tout à fait. Et l’on repère qu’il y a effectivement des stratégies même de carrière, à l’extrême limite, sans parler de cette phrase attribuée à Heidegger mais qu’il a sans doute dite : “ Je dirais ce que je pense quand je serai professeur ordinaire ”. Tout ça, ça compte. Et j’avoue que je tire mon chapeau parce que ce qui peut agacer parfois dans un certain nombre de discours -après, on pourra discuter des thèses de l’auteur, sur cette question ou sur d’autres - c’est uploads/Philosophie/ entretien-d-x27-emmanuel-faye-avec-philippe-lacoue-labarthe.pdf

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