Les paradoxes de la philosophie africaine Ernest-Marie Mbonda Maître de Confére
Les paradoxes de la philosophie africaine Ernest-Marie Mbonda Maître de Conférences Université catholique d’Afrique centrale Faculté de philosophie Yaoundé-Cameroun Pendant longtemps, les travaux de « philosophie africaine » sont restés centrés sur les mêmes interrogations : existe-t-il une philosophie africaine ? Et si elle existe, se trouve-t-elle dans les sagesses ancestrales ou dans les textes des auteurs contemporains ? La question même de l’existence d’une philosophie africaine n’est-elle pas oiseuse ? Les plaidoyers pour la reconnaissance d’une philosophie africaine propre n’empêchent-ils pas de se préoccuper des vraies questions qui se posent en Afrique et aux africains ? Toutes ces interrogations avaient inspiré une littérature relativement vaste, dans laquelle se sont dessinées quelques positions majeures : celle de ceux qui soutenaient que les Africains avaient aussi des systèmes de pensée philosophiques ; celle ensuite de ceux qui ont reproché à cette approche de se réduire à une pure et simple restitution des traditions anciennes opérée sans aucune rigueur d’analyse et de réflexion critique ; celle enfin de ceux qui voulaient que la philosophie africaine s’attelât résolument à la tâche de la libération d’une Afrique en proie à la domination, au sous- développement, sans devoir s’enliser dans des discussions jugées stériles sur son existence1. Ce que je veux montrer ici sous le titre « les paradoxes de la philosophie africaine » c’est la manière dont la question de l’altérité et de l’identité a déterminé le philosopher en Afrique pendant plusieurs décennies, et a contribué 1 Le philosophe kenyan Odera Oruka avait, en 1978, proposé une classification comprenant 4 catégories de philosophies en Afrique : La première catégorie est désignée par le terme « ethnophilosophie » (néologisme dû au Camerounais Marcien Towa et au béninois Paulin Hountondji) et comprend les écrits des auteurs qui ont tenté de définir une philosophie africaine authentique en se référant simplement aux contes, aux légendes, aux mythes et aux proverbes africains. La seconde catégorie a été appelée par Edera Oruku la « sagacité philosophique » (philosophic sagacity), et renvoie à la pensée de quelques sages vivant dans les sociétés traditionnelles et manifestant une réelle capacité de comprendre et d’expliquer de façon critique le monde et les événements, d’en dégager un certain nombre de « lois » ou de principes généraux. Cette sagesse est dite philosophique par opposition à d’autres formes de sagesse observables dans ces sociétés traditionnelles, et qui consistent dans le pure description/restitution des données de la tradition, sans aucune distanciation critique. La troisième catégorie est appelée « philosophie idéologico-nationaliste » (nationalist-ideological philosophy) et comprends les écrits des hommes politiques africains tels Kwame Nkrumah, Julius Nyerere, et Léopold Sédar Senghor. Ces auteurs ont en en commun d’avoir voulu trouver, dans les traditions africaines, les principes de base de construction de communautés politiques (communalisme, humanisme, respect sacré de la vie, solidarité, etc.). La quatrième catégorie comprend les philosophes professionnels, qui ont fait des études de philosophie dans des universités occidentales et entendent pratiquer la philosophie sans revendiquer des particularités africaines, et en respectant scrupuleusement les méthodes de raisonnement logique, cohérent, qui sont considérées comme universelles. tout à la fois à paralyser et à promouvoir, d’une certaine façon, la réflexion philosophique africaine. 1. Premier paradoxe : reconnaître une philosophie africaine pour perpétuer la sujétion des Africains. C’est le Père Placide Tempels, missionnaire belge au Congo, qui déclenche véritablement le mouvement de revendication d’une philosophie proprement africaine en publiant en 1949, chez Présence africaine, un ouvrage intitulé La Philosophie bantoue. Ce livre apparaît comme une réaction occidentale aux thèses occidentales de l’appartenance exclusive de la philosophie à l’Occident et de l’inaptitude des autres peuples à la pensée discursive, abstraite et logique, thèses développées, comme on le sait, par Hegel, Heidegger, Arthur de Gobineau et Lucien Lévy Brühl, pour ne citer que les plus célèbres. La démonstration du Père Tempels part de la prémisse suivant laquelle « tout comportement humain repose sur un système de principes »2, ce qui n’est pas plus vrai pour « l’Européen moderne et hypercivilisé » que pour le Bantou : « Point de comportement vital sans un sens de la vie ; point de volonté de vie sans concept vital ; point de constance pratique rédemptrice sans philosophie du salut… Faut-il dès lors s’étonner de ce que nous trouvions chez les Bantous, et plus généralement chez tous les primitifs, comme fondement de leurs conceptions intellectuelles de l’univers, quelques principes de base, et même un système philosophique, relativement simple et primitif, dérivé d’une ontologie logiquement cohérente ? »3 De ce philosophème, Tempels pouvait déduire que la philosophie ne s’exprime pas seulement à travers des traités systématiques, des ouvrages, des leçons et conférences dans les universités mais qu’elle est présente dans tout comportement humain, dans tout vécu. « N’attendons pas du premier Noir venu (et notamment des jeunes gens), ajoutait Tempels, qu’il puisse nous faire un exposé systématique de son système ontologique. Cependant cette ontologie existe : elle pénètre et informe toute la pensée du primitif, elle domine et oriente tout son comportement. »4 Si cette philosophie ne se trouve que dans l’ordre du vécu et de l’inexprimé, elle n’est pas pour autant inaccessible et insaisissable. Les Occidentaux qui veulent étudier la philosophie bantoue disposent des outils scientifiques, philologiques et philosophiques nécessaires pour faire passer cette philosophie de l’ordre de l’inexprimé à celui de l’exprimé, du non systématisé au 2 Placide Tempels, La philosophie bantoue, Paris, Présence Africaine, 1949, p. 14 3 Ibid., p. 15 4 Ibid., p. 15 systématisé, de l’incohérent au cohérent, de l’intuitif au discursif. « Nous ne prétendons certes pas que les Bantous soient à même de nous présenter un traité de philosophie, exposé dans un vocabulaire adéquat. Notre formation intellectuelle nous permet d’en faire le développement systématique. C’est nous qui pourrons leur dire, d’une façon précise, quel est le contenu de leur conception des êtres, de telle façon qu’ils se reconnaîtront dans nos paroles, et acquiesceront en disant : « tu nous as compris, tu nous connais à présent complètement, tu ‘’sais’’ à la manière dont nous ‘’savons’’ ». »5 Remarquons que si l’ouvrage de Tempels connut un accueil favorable dans certains milieux africanistes occidentaux et chez certains philosophes comme Bachelard, Gabriel Marcel, Lavelle, Jean Wahl, il n’en choqua pas moins les gardiens de l’orthodoxie philosophique en Europe. Georges Gusdorf par exemple s’alarmera de voir ainsi se désintégrer la philosophie : « La crise est ouverte, et l’on peut se demander où l’on s’arrêtera sur le chemin de la désintégration. Le concept de philosophie tend à désigner très généralement toute image du monde et toute sagesse humaine… quels qu’en soient les éléments et les modalités. Le droit à la philosophie devient un des droits de l’homme, en dehors de toute question de longitude, de latitude et de couleur de peau. »6 La démarche de Tempels paraissait d’autant plus suspecte aux yeux de Gusdorf qu’elle lui semblait relativiser outre mesure l’exigence de rigueur rationnelle qui définit essentiellement la philosophie, et qu’elle méconnaissait le fait que la plupart des peuples appartiennent encore au règne de la mythologie. En effet, dit Gusdorf, « c’est au domaine du mythe et de la préhistoire que la majeure partie de l’humanité a appartenu et appartient encore. Le règne de la raison à l’occidentale demeure très limité dans l’espace et dans le temps. »7 Nombre d’Africains, par contre, accueilleront le texte de Tempels avec une certaine vénération. Alioune Diop, fondateur en 1947 de la maison d’édition Présence africaine dans la préface de la traduction française du texte de Placide Tempels, ne manquera pas de souligner son caractère exceptionnel : « Voici un livre essentiel au Noir, à sa prise de conscience, à sa soif de se situer par rapport à l’Europe… Pour moi, ce petit livre est le plus important de ceux que j’ai lus sur l’Afrique… Nous remercions le R. P. Tempels de nous avoir donné ce livre, 5 Ibid., p. 24 6 Cité par Marcien Towa, Essai sur la problématique philosophique dans l’Afrique actuelle, Yaoundé, Clé, 1971, p. 10 7 Cité par Marcien Towa, Ibid., pp. 12-13 témoignage pour nous de l’humilité, de la sensibilité et de la probité qui ont dû marquer ses rapports avec les Noirs. »8 Les discours racistes et les préjugés dévalorisants à propos des Noirs permettent de comprendre pareil enthousiasme. Mais cet enthousiasme empêchait peut-être aussi de saisir l’enjeu véritable du projet tempelsien, et son européocentrisme foncier. La condescendance du ton de l’ouvrage, visible à travers le plaidoyer magnanime pour une reconnaissance chez les Africains d’un attribut qui leur avait été jusque là refusé est assez significative à cet égard. « Ce qu’ils désirent avant tout et par-dessus tout, ce n’est pas l’amélioration de leur situation économique ou matérielle, mais bien la reconnaissance par le blanc et son respect pour leur dignité d’hommes, pour leur pleine valeur humaine. »9 En plus, il s’agissait, d’après Tempels, de rendre aux Nègres un service qu’ils ne pouvaient pas se rendre à eux-mêmes. Ils étaient philosophes sans le savoir, comme M. Jourdain qui faisait la prose sans s’en rendre compte. C’est aux Occidentaux qu’il appartenait par conséquent uploads/Philosophie/ ernest-marie-mbonda-les-paradoxes-de-la-philosophie-africaine.pdf
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- Publié le Nov 10, 2022
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