Etienne BALIBAR : Remarques de circonstance sur le communisme Article publié da
Etienne BALIBAR : Remarques de circonstance sur le communisme Article publié dans Actuel Marx, n° 48, septembre 2010, numéro spécial "Communisme" Ces remarques, suscitées par l’événement d’un regain d’intérêt pour la symbolique du communisme, ont aussi une fonction préparatoire. Elles visent à fixer les conditions d’un débat qui ne soit pas fondé sur des quiproquos ou des impostures. Elles commencent par établir le primat de la question « qui ? » sur la question « quoi ? » dans chaque conjoncture où le terme joue un rôle politique. Ce fut le cas dans le Manifeste communiste comme ce doit être le cas au sein de la crise du capitalisme financier mondialisé. Il s’agit ensuite de reconnaître la pluralité des généalogies de l’idée communiste moderne, qui relativise l’héritage marxien, mais aussi de discuter les apories internes jamais résolues du communisme de Marx à partir desquelles il serait possible de l’incorporer à de nouveaux projets d’émancipation. English Summary The following, preparatory, notes, react to the surprising event of a renewed interest in « communism » and its symbolism. They aim at defining conditions for a genuine debate, escaping confusions and impostures. “Who are the communists ?” in a given political conjuncture is a question which today, in the framework of the global capitalist crisis, must be given primacy over the question “what is communism ?”, as was already the case in the Communist Manifesto. Notwithstanding, a genealogy has to be attempted, tracing back Marxian communism to its multiple (Western) background). Finally a diagnosis of the theoretical aporias in Marx, which are also conditions for the critical incorporation of his theory into new emancipatory projects. Deux situations illocutoires sont apparemment possibles, s’agissant d’entamer un discours sur le « communisme », qu’il s’agisse d’histoire ou d’actualité : ou bien celui qui s’exprime (et dont la parole est ensuite transcrite, au besoin par lui-même) est intérieur à la référence du terme, ou bien il lui est extérieur. [1] On sait que chacune de ces situations est en réalité extraordinairement complexe, divisée, conflictuelle, pour ne pas dire souvent contestée. Dire « celui qui vous parle est un(e) communiste », ou « je vous parlerai (du communisme) en tant que communiste », ici et maintenant, ne coûte pas cher (il n’en alla pas toujours ni partout de même). À première vue, cela ne fait que différer légèrement la question de la définition, tout en la chargeant d’une dimension pathétique ou d’une intention démonstrative (d’ailleurs profondément ambivalente : des communistes ou des non-communistes – je ne dis pas les « anti » – lesquels sont aujourd’hui le mieux placés pour en proposer une définition ou une analyse ? la réponse n’est pas évidente). Il faudra bien en venir à répondre à la question « qu’est-ce que le communisme ? » (ou quelles sont ses espèces) pour que l’autoréférence ait un sens… En réalité (comme nous le savons au moins depuis Nietzsche) la question « qui » et la question « quoi » ont des implications profondément différentes. Si je commence par demander « qui sont les communistes », j’implique qu’il y a du communisme, en tant que pratique ou comme idée, là seulement (et partout) où il y a (et où il y a eu) des communistes agissant et pensant comme tels, soit en son nom soit peut-être également sous d’autres qu’il apparaîtra opportun de lui substituer. On a donc déjà vu du communisme (et peut-être on peut toujours en voir), ce qui ne veut pas dire qu’on a vu tout le communisme, tout du communisme, et ne résout aucunement la question de savoir ce qu’on en verra ou reverra si le terme conserve une pertinence historique. Il y a là une incertitude qui peut-être est essentielle. Dans la seconde hypothèse, au contraire, si je commence par demander « qu’est-ce que le communisme ? », il n’y a guère que deux possibilités, mutuellement exclusives : ou bien le communisme a existé, sous une forme qu’on estime désastreuse ou dont on a la nostalgie (les communistes sont ceux qui se sont reconnus dans ce système ou l’ont défendu), ou bien le communisme n’a jamais encore existé, conformément à son concept (les communistes sont ceux qui en rêvent, ou qui s’efforcent d’en préparer la venue, éventuellement de préparer leur propre transformation en « hommes communistes »). [2] En me présentant ici comme « un communiste », parmi d’autres, je veux donc marquer le primat de la question « qui » sur la question « quoi », pour des raisons de conjoncture politique et idéologique auxquelles je reviendrai en conclusion, mais d’abord pour entretenir l’incertitude que recouvre le terme, en la redoublant d’une incertitude portant sur ma propre identité. Le nom, sans doute, fonctionne comme signe de reconnaissance. Certaines vieilles haines sont émoussées, nous les regardons avec l’attendrissement qu’évoquent les souvenirs de jeunesse (encore une fois : il n’en irait pas de même partout, sans sortir du continent européen). Ou bien ne demandent- elles qu’à resurgir ? La reconnaissance n’est-elle pas simplement l’envers de la méconnaissance ? Ce qui est sûr, c’est qu’à parler aujourd’hui du communisme, nous sommes à la fois des « ex » et des communistes « à venir », et que le passé ne passe pas d’un coup. En France en particulier, la grande division continue de séparer ceux qui ont appartenu (voire appartiennent encore) au « parti communiste », dans le sens institutionnel du terme, et ceux qui s’opposent (et s’opposaient) à ce qu’ils considéraient comme un appareil de pouvoir traditionnel (même si ce pouvoir était subordonné, ou réactif, là où le parti communiste ne s’identifiait pas à l’État, mais se contentait de l’imiter). Mais rien n’est vraiment simple dans cette dichotomie elle-même : on pouvait s’opposer « de l’intérieur du parti », c’était même peut-être la seule façon de le faire utilement [3] ; et les groupes alternatifs apparaissaient souvent comme des substituts, des modèles réduits, des images mimétiques du parti, au mieux des renaissances idéales de sa « vérité » historique, souvent fondées sur la tentative « dialectique » de réunir les contraires impliqués dans l’idée même de révolution (l’organisation et la spontanéité, ou la direction armée de théorie et l’autogestion des luttes), c’est-à-dire en quelque sorte sur l’espoir de construire un « parti-non parti » exposé aux mêmes apories que « l’État-non État » de la théorie léniniste. Ils n’étaient donc pas entièrement « à l’extérieur »… Pour l’instant, je ne vois aucun moyen de trancher a priori de tels dilemmes enracinés dans le passé dont le nom de communisme est chargé. Je pense qu’il faut au contraire assumer la thèse que le nom couvre tout ce qui s’est réclamé de lui, y compris le pire ou le dérisoire. Le nom, l’idée, le spectre Je viens de parler du « nom » et de sa portée contradictoire. Celle-ci tient également à ce qu’un nom fonctionne soit comme l’indice d’un concept (on dira également « idée », ou « hypothèse », comme vient de le proposer Badiou), soit comme la « conjuration », au double sens du terme, d’un spectre (selon l’expression de Marx dans le Manifeste, reprise plus récemment par Derrida, et qu’on pourrait mettre en relation avec d’autres métaphores eschatologiques : la « vieille taupe », etc.). En examinant les usages plus ou moins superposés de ces termes dont les registres sont pourtant hétérogènes, on se rend compte que « communisme » est devenu un signifiant flottant dont les fluctuations parcourent incessamment l’étendue complète de cette différence épistémologique, mais aussi politique. On en conclura d’abord à la nécessité absolue, en contrepoint du renouveau actuel des débats sur le « commun » et le « communisme », d’une histoire critique du nom de communisme, qui doit revêtir à la fois la forme d’une généalogie et celle d’une archéologie, c’est-à-dire qu’elle doit à la fois s’intéresser à la provenance de la « chaîne signifiante » associant ces deux termes (et plus généralement l’ensemble des propositions qui visent à extraire le communautaire de son enracinement dans des communautés traditionnelles « particularistes » pour en faire l’alternative à l’individualisme moderne, étatique et marchand), et à la place qu’elle occupe dans des configurations discursives historiquement situées (en particulier au moment où « communisme » et « communiste » deviennent des signifiants politiques). D’importants travaux existent déjà dans ce sens, mais ils demeurent partiels et limités à certains langages. [4] Ils sont nécessaires en particulier pour y voir plus clair dans un phénomène qui me paraît aujourd’hui très frappant : l’effondrement général des régimes issus de la révolution d’Octobre 1917 à la fin des années 1980 [5] a mis fin à la thèse « évolutionniste » qui fait du communisme marxiste – parce que « scientifique », fondé sur le surgissement d’une classe révolutionnaire « absolue », etc. – la forme ultime du développement de l’idée communiste, dont les autres apparaissent du même coup comme des anticipations ou des réalisations contradictoires. Il n’y a plus de privilège historique ou politique d’un « communisme » sur les autres. C’est uploads/Philosophie/ etienne-balibar-remarque-de-circonstance-sur-le-communisme.pdf
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- Publié le Aoû 15, 2022
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