fernando savater Savateriana 2 MON DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE - ESSAI1 Fernando

fernando savater Savateriana 2 MON DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE - ESSAI1 Fernando Savater est né à San Sebastian en 1947. Philosophe traduit dans une douzaine de langues, dont le français, avec Éthique pour mon fils, Politique pour mon fils (Seuil), deux volumes de vulgarisation adressés à un adolescent, et Pour l’éducation (Payot). A. Ce que j’entends par philosophie Tenter une fois encore (une fois pour toutes?) de définir la philosophie est une entreprise propre à décourager par avance l’homme le plus vaillant, en raison non pas de son impossibilité mais, au contraire, de l’abondance des possibilités qui s’offrent à nous et rivalisent farouchement entre elles. Si l’on considère, comme Nietzsche, que ce qui a une histoire ne peut avoir de définition, on choisira de retracer chronologiquement l’évolution de cette tâche humaine singulière: ses origines grecques (autrement dit paradisiaques), son long exil sous l’Empire romain et à l’époque de la féodalité chrétienne, sa renaissance coïncidant avec celle de l’humanisme, son parcours en compagnie de la science moderne et en opposition avec elle, ses efforts obstinés pour réformer la société, les grands systèmes et les réactions résolument antisystématiques qu’ils provoquèrent, la dislocation progressive en savoirs particuliers de ce qui, en son principe, constituait un tout, le questionnement social et psychologique de la transparence de la raison, la perplexité et la fatuité académique propres à l’époque contemporaine… 1 http://www.edition-grasset.fr/chapitres/ch_savater.htm. 3 jusqu’au désintérêt actuel à son égard et à sa survie plaintive mais tenace que beaucoup, avec non moins de ténacité, qualifient rituellement de mort. Ce pourrait être là une première manière de définir la philosophie: rappeler en quoi elle a consisté et juger si elle est encore un tant soit peu viable aujourd’hui ou s’il s’agit d’une affaire définitivement classée. Et si nous préférons la définition à l’histoire? Ici encore, nous ne nous écarterons pas des schémas canoniques. La philosophie est un mode de connaissance caractérisé par l’universalité de son objet: elle ne porte pas sur tel ou tel aspect de la réalité mais sur la réalité dans son ensemble. Elle se compose d’un certain type de questions plutôt que d’une liste de réponses toutes prêtes. Les questions qu’elle pose se caractérisent par leur généralité maximale et par deux autres traits indispensables: elles ne sont jamais strictement pratiques et les spécialistes des différentes sciences particulières sont incapables d’y répondre de façon satisfaisante. Les réponses philosophiques à ces questions n’ont pas de valeur prédictive au sens où les affirmations scientifiques dûment vérifiées en ont une: il est difficile d’invoquer un seul fait ou ensemble de faits qui les confirment de manière irréfutable ou les invalident totalement. On pourrait dire, en s’inspirant d’un proverbe bien connu, que les réponses philosophiques embrassent plus qu’elles n’étreignent. La satisfaction qu’elles procurent est plus subjective qu’objective et a donc une composante fondamentalement psychologique. Elles portent moins sur le type de monde dans lequel nous vivons que sur le type d’homme que nous sommes (et donc sur la conception du monde qui nous convient le mieux intellectuellement parlant). Ce qui ne revient pas à dire qu’il s’agit d’affirmations purement capricieuses 4 ou poétiques et qu’elles échappent à la controverse rationnelle. Elles se veulent des efforts rationnels pour aller au-delà de ce qui est accessible aux raisonnements scientifiques particuliers. Elles constituent, d’une certaine manière, des visions d’ensemble, qui néanmoins ne peuvent ni ne veulent renoncer à répondre de façon intelligible aux objections particulières qui se présentent à elles: je souscris, en ce sens, à la définition que Julián Marías donne de la philosophie comme «vision responsable». On pourrait conclure cette tentative de description de l’entreprise philosophique en signalant qu’une bonne part des questions et des réponses que nous propose la philosophie portent sur la manière d’affronter la vie humaine, tant du point de vue individuel que social. Ceci nous autorise à parler du caractère pratique de la philosophie: si elle ne nous donne pas d’instructions concrètes nous permettant d’atteindre tel ou tel objectif particulier ou de résoudre l’un ou l’autre problème bien précis du vivre humain, elle constitue une réflexion sur les attitudes globales à adopter face à la vie humaine comme telle. Les deux approches complémentaires (quoi qu’en dise Nietzsche) de la philosophie que nous venons d’évoquer appellent assurément de très nombreuses critiques et non moins de précisions et d’additions. Si, à propos du passé de la philosophie, il existe globalement un certain consensus, celui-ci se réduit à mesure que l’on se rapproche de l’époque contemporaine et devient impensable quand il s’agit d’entrevoir son avenir. Je me propose donc de préciser ici, dans une perspective à la fois historique et théorique, ce que j’entends personnellement par philosophie, sans prétendre que cette conception soit acceptée par la majorité des philosophes actuels et sans considérer qu’elle est la seule valable. 5 Aussi insignifiant qu’il puisse être jugé au regard de paramètres plus exigeants, ce point de vue présente un intérêt évident pour le lecteur du présent dictionnaire, puisqu’il a présidé à sa rédaction et à l’ensemble du travail intellectuel de son auteur. Pour ce qui est des autres critères qui sont entrés en ligne de compte dans la composition de cet ouvrage, de sa spécificité, de son ambition et - surtout - de sa modestie, j’y reviendrai dans la seconde partie de mon introduction. Le vieux et sympathique Hérodote, que l’on évoque presque toujours avec plaisir, raconte que lorsque Crésus reçut à Sardes Solon le voyageur, il lui souhaita la bienvenue en ces termes: «Mon hôte athénien, le bruit de ta sagesse, de tes voyages, est arrivé jusqu’à nous; on nous a dit que le goût du savoir et la curiosité t’ont fait visiter maint pays» (Histoires, i, 30, 2). J’avoue que cette image d’un travail philosophique indissociablement lié au vagabondage et à la curiosité cosmopolite m’agrée davantage que la classique scène primitive pythagoricienne selon laquelle le monde est un stade où certains vont combattre, d’autres faire du commerce, d’autres encore assister aux épreuves et encourager les participants, tandis qu’un petit nombre d’individus - les philosophes - viennent contempler le spectacle et les spectateurs. Il convient d’insister sur l’importance du voyage dans la conformation intellectuelle des premiers philosophes (c’est-à-dire des plus anciens de ceux que les histoires de la philosophie nous présentent comme tels): nous savons que Pythagore en personne fut un grand voyageur et on nous dit la même chose de Thalès, d’Anaximandre, d’Anaximène, de Xénophane de Colophon et de Démocrite. Aristote a quitté Stagire et la Macédoine pour s’installer à Athènes et il semble que Pyrrhon, qui 6 devint l’un des maîtres les plus respectés de l’école sceptique, ait voyagé en Inde en compagnie d’un disciple de Démocrite et qu’il y ait rencontré les gymnosophistes, ces sages nus de l’hindouisme (déjà connus à l’époque grâce aux campagnes d’Alexandre en Orient) dont la provocante imperturbabilité précéda et inspira certainement le comportement histrionique de Diogène. Voyageurs, exilés, vagabonds, militaires participant à des expéditions… ou habitants de cités frontalières comme les Ioniens qui étaient habitués à vivre en bonne entente avec les Perses, les Grecs et les Égyptiens. La philosophie n’a certainement pas été inventée par des gens qui restaient chez eux et n’éprouvaient aucune curiosité à l’égard des étrangers. Pío Baroja a dit un jour que le nationalisme est une maladie qui se soigne en voyageant: la philosophie, quant à elle, semble bien être une maladie qui se contracte en voyageant ou en rencontrant des voyageurs… En sorte que les débats auxquels on assiste encore parfois à propos de l’existence de philosophies nationales - peut-on véritablement parler d’une philosophie espagnole, allemande ou italienne ou ne s’agit-il que du nom que l’on donne à l’ensemble des œuvres philosophiques écrites par des habitants de chacun de ces pays? - m’ont toujours paru particulièrement oiseux. La philosophie est une activité inventée par des Grecs voyageurs, par des Grecs planétaires (rappelons qu’en grec «planète» signifie «vagabond»); toute philosophie est donc grecque dans un certain sens, sans cesser par ailleurs d’être cosmopolite. Si j’insiste sur le fait que les premiers philosophes furent des voyageurs ou des exilés, des déracinés en somme, c’est que cette caractéristique me semble primordiale pour comprendre en quoi 7 consiste la philosophie et mérite tout particulièrement d’être rappelée aujourd’hui pour des raisons d’opportunité morale et politique. Le philosophe est, par excellence, l’homme qui arrive d’ailleurs, cet étranger inconnu qui apparaît dans certains dialogues platoniciens et aussi dans différentes tragédies. Comme il vient du dehors, seule la prudence l’oblige envers les croyances traditionnelles et l’autorité établie; il est extérieur aux rivalités entre clans et n’a pas à s’occuper des affaires de la famille. Il observe d’un œil critique les routines de ceux qui l’entourent parce qu’elles n’en sont pas encore pour lui. S’il s’intéresse à la politique, bien souvent (Aristote!) il ne jouit pas même de droits civiques dans la polis où il réside. Il apporte des nouvelles de l’extérieur et compare les raisons du lieu avec celles qu’il a entendues ailleurs, fort loin. Il se rend compte que les hommes et les femmes de partout se ressemblent fondamentalement bien plus que les particularités locales ne uploads/Philosophie/ fernando-savater-savateriana.pdf

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