128 Analele Universităţii Creştine „Dimitrie Cantemir”, Bucureşti, Seria Istori
128 Analele Universităţii Creştine „Dimitrie Cantemir”, Bucureşti, Seria Istorie – Serie nouă, Anul 1, Nr. 4, 2010, p. 128-139 ISSN 2068 – 3766 (online); ISSN 2068 – 3758 (CD-ROM); ISSN 1584 – 3343 (print) QUELQUES ASPECTS DE LA «FOLIE DIVINE» DANS LA PHILOSOPHIE GRECQUE Daniel MAZILU, Lecturer PhD∗ Abstract. Depuis les travaux d’E. R. Dodds, plusieurs études ont été consacrées au problème épineux de la «folie divine» dans la culture grecque ancienne. Cet article montre qu’il y a plusieurs espèces de «folie divine» en Grèce, parmi lesquelles une place à part entière est occupée par l’enthousiasme philosophique. Qui plus est, à la différence des autres sortes de «folie divine», on assiste à une revanche de la raison en bonne et due forme. Tandis que dans toutes les autres formes de divination et d’inspiration, c’était une condition qu’elle en fût absente, dans le néoplatonisme, depuis Plotin jusqu’à Proclus, la raison en est même le moteur de l’acte contemplatif qui conduit à l’extase – vision béatifique au-delà de toute expression. Keywords: Diotima, divine madness, Iamblichus, Neoplatonism, Plato, Plotinus, Proclos, Socrates, wisdom. Depuis les travaux d’E. R. Dodds1, plusieurs études ont été consacrées au problème épineux de la conception grecque sur le phénomène des oracles, de la divination, du charisme politique, de l’inspiration poétique et de l’enthousiasme philosophique. Nous souhaitons ici mettre en lumière la distinction faite par Platon entre les formes de délire qualifié de divin par certains Anciens et l’état mystique décrit par les néoplatoniciens. Si Platon a pu avancer l’idée que le délire puisse être supérieur à la sagesse2, cela s’explique probablement par l’écart ressenti par tous les Anciens entre la sagesse humaine et l’inspiration divine conçue comme une sagesse plus qu’humaine3. Mais cela ne justifie pas la confusion des deux. Lorsque Platon fait intervenir l’inspiration, c’est pour rendre compte de l’art des poètes, des prophètes et des devins. Nous montrerons ici que le rôle de l’enthousiasme n’est pas le même chez les philosophes, puisqu’il n’est pas l’équivalent de la philosophie elle-même, comme c’est le cas pour la poésie, la prophétie ou la divination ou l’inspiration est l’art même et non pas seulement une cause parmi d’autre. Mais voyons d’abord les réflexions de Platon au sujet de l’enthousiasme chez les catégories d’individus autres que les philosophes. Dans Ion, Socrate affirme que ce n’est pas une technique (teknè), mais une puissance divine (theia dunamis) qui rend les poètes aptes à bien parler4 : « C’est la Muse qui par elle-même rend certains hommes inspirés et qui, à travers ces hommes inspirés, forme une chaîne d’autres enthousiastes. Car ce n’est pas en vertu de la technique, mais bien en vertu de l’inspiration et de la possession que tous les poètes épiques, j’entends les bons poètes épiques, récitent tous ces beaux poèmes. Et il en va de même pour tous les bons poètes lyriques ; tous ceux qui sont pris du délire des Corybantes n’ont plus leur raison lorsqu’ils composent leurs chants si beaux. Dès qu’ils sont entrés dans l’harmonie et le rythme, ils sont possédés par le transport bachique, et ils sont comme les Bacchantes qui puisent aux fleuves le ∗ “Dimitrie Cantemir” Christian University, Faculty of History, 176 Splaiul Unirii, Sector 4 040042 Bucharest 53, Romania; daniel.mazilu@ucdc.ro. 1 Eric Robertson Dodds, Les Grecs et l’irrationnel, Champs, Flammarion, Paris, 1999. 2 Platon, Phèdre, 244 d 4-5. 3 C’est probablement dans ce sens que l’on peut prendre la formule d’Euripide: to sophon ou sophia (Bacchantes, 395); cf. Héraclite, DK. 22 B 1, 17-19, 56, 78; Platon, Parménide, 134 b 11 - 135 a 5. 4 Platon, Ion, 533 d 1-4, 534 c 5-7. 129 miel et le lait lorsqu’elles sont possédées et quand elles n’ont plus leur raison, exactement comme le fait l’âme des poètes lyriques, selon leur propre aveu ».5 De toute évidence, l’enthousiasme est ici simultané à la perte de la raison6. Autrement dit, il semblerait que la rançon à payer par le poète pour être investi de l’inspiration divine est serait cette abolition provisoire de la conscience de soi. Platon revient à deux reprises par après pour conditionner l’inspiration divine des poètes de la perte de la raison. Mieux encore, la raison ne sera même plus alors entendue simplement au sens de conscience (phronesis), mais bien d’intellect (nous): « Car le poète (...) ne peut composer avant d’être inspiré par un dieu, avant de perdre sa raison, de se mettre hors d’elle-même (ekphron ho nous). Tant qu’un homme reste en possession de son intellect, il est parfaitement incapable de faire œuvre poétique »7. Ce que dit Platon ici, c’est qu’un homme sain d’esprit ne saurait être un poète et qu’inversement un poète accompli n’est en aucun cas dans l’entière possession de sa raison. Gardons-nous toutefois de classer le poète à la rubrique des insensés. L’irrationnel dont il s’agit ici est d’un tout autre ordre que celui d’une banale maladie mentale. Platon le dit clairement : c’est une « faveur divine » (theia moira) qui inspire certains hommes pour les faire les interprètes des dieux à travers l’enthousiasme8. Cette faveur ne dénote pas moins une déficience chez ceux qui en sont les bénéficiaires, puisqu’à défaut de cette faveur les poètes seraient incapables de faire leurs œuvres et d’exceller dans leur art. Platon va encore plus loin, puisqu’il ne s’arrête pas aux poètes pour poser son diagnostic. Dans le Ménon, c’est à propos des hommes politiques qu’il écrit: « à l’égard de la science, ils ne diffèrent en rien des prophètes et des devins; car ceux-ci disent souvent la vérité, mais sans rien connaître aux choses dont ils parlent »9. Ce n’est qu’ironiquement que Socrate les appelle « divins » (theious) dans le dialogue, puisqu’ils ne méritent ce nom que parce qu’ils obtiennent de grands succès par l’action et la parole « sans intelligence » (noun me ekontes)10, c’est-à-dire sans bien savoir ce qu’ils font ni ce qu’ils disent, exactement comme les poètes qu’un dieu prive de la raison au moment où ils se trouvent au sommet de leur art. Le dialogue de Platon s’achève sur la conclusion que la vertu elle-même n’est ni un don de nature, ni le résultat de l’enseignement, qu’elle n’est donc ni innée, ni acquise, mais « vient d’une faveur divine »11. L’important pour Platon, c’est de faire la distinction entre l’inspiration et le savoir, l’inné et l’acquis, le don divin et l’effort des mortels. Ce faisant, Platon ne dénie pas moins la possession de la raison à ceux qui sont les bénéficiaires de la dite faveur, puisque c’est en l’absence de l’intelligence (aneu nou), dit-il, que les hommes politiques révèlent leur talent12. Il n’y a rien de véritablement flatteur, il faut en convenir, dans l’attribution d’une telle faveur divine, puisque ce n’est pas le mérite personnel, mais un privilège divin qui rend compte de la valeur de ceux qui en sont investis. Artistes et politiciens se trouvent de la sorte dans le même panier en matière de mérites réels, de talents et surtout de rapport à la raison. Dénués d’intelligence, ils sont à la 5 Ibidem, 533 e 3 - 534 b 4. Pour le commentaire néoplatonicien de ce passage, cf. Proclus, In Republicam, I, 182 - 185. 6 Dans le passage cité, le terme qui traduit la « raison » est en fait emphron, qui signifie « être dans son bon sens » et se comporter de manière « sensé », c’est-à-dire avec pondération, sobriété et mesure. Le sens visé, dans le tableau de nos acceptions de la raison, est donc le premier, celui de la phronesis, qui signifie à la fois pensée et conscience. Ceux qui, sous l’effet de l’enthousiasme (entheon), n’ont plus leur raison (ouk emphrones) sont ceux qui cessent d’être phronimoi (sensés). Ion, 534 a 1-3 et 7. « As-tu encore ta raison (emphron)? N’es-tu pas hors de toi (exo sauton gignè) et ton âme enthousiasmée (enthousiazousa) ne se croit-elle pas transportée au beau milieu des événements dont tu parles? » (Ibidem, 535 b 8 - c 2). 7 Ibidem, 534 b 4-9. « C’est pourquoi le dieu, les ayant privés de leur intellect, les emploie comme ses serviteurs, au même titre que les prophètes et les devins divinement inspirés, afin que nous qui les écoutons sachions que ce n’est pas eux qui disent des choses si importantes, eux à qui l’intellect fait défaut, mais que c’est la divinité elle-même qui parle et s’adresse à nous à travers eux » (Ibidem, 534 c 7 - d 5). 8 Ibidem, 534 c 1, e 3-7, 535 a 2-5, 536 a 2-4, c 1-3, d 3. 9 Ménon, 99 c 1-4. « Nous aurons donc raison d’appeler divins ceux dont je parlais, les prophètes, les devins, tous ceux qu'agite le délire poétique, et nous ne manquerons pas d’appeler divins et inspirés plus que personne les hommes d’État, puisque c’est grâce au souffle du dieu qui les possède qu’ils arrivent à dire et à faire de grandes choses sans rien savoir de ce dont ils parlent » (Ibidem, 99 c 10 - d 4). 10 uploads/Philosophie/ folie-divine-dans-la-pensee-grecque.pdf
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- Publié le Aoû 24, 2021
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