La Nature et le Vide dans la physique médiévale, éd. par Joël BIARD et Sabine R

La Nature et le Vide dans la physique médiévale, éd. par Joël BIARD et Sabine ROMMEVAUX, Turnhout, 2012 (Studia Artistarum, 22), p. 67-98 © BREPOLS H PUBLISHERS, DOI 10.1484/M.SA_EB.1.101012 Le vide, le lieu et l’espace chez quelques atomistes du XIVe siècle Aurélien Robert (Centre d’études supérieures de la Renaissance, UMR 6576, CNRS – Université François-Rabelais, Tours) Dans l’Antiquité grecque et latine, les plus grands défenseurs de l’existence du vide étaient sans conteste les atomistes Leucippe, Démocrite, Épicure et Lucrèce, lesquels faisaient de l’espace vide la condition sine qua non du mouvement des corps. Dans sa Lettre à Hérodote, Épicure écrivait, par exemple, que « si n’était pas ce que nous appelons vide, espace ou nature intangible, les corps n’auraient pas où être ni à travers quoi se mouvoir, comme nous voyons qu’ils se meuvent »1. Puisque les atomes n’occupent pas l’ensemble de cet espace infini, ils peuvent se mouvoir grâce aux interstices laissés vacants entre eux. Ainsi s’opère implicitement chez Épicure une dis- tinction entre deux acceptions du vide : l’espace vide conçu comme lieu- réceptacle des corps (vide 1), indépendant de ces derniers, même lorsque l’espace est occupé par de la matière ; et les espaces vides qui correspondent aux portions inoccupées entre les atomes et les corps, espaces qui permettent le mouvement (vide 2). Si les atomistes de l’Antiquité ne thématisaient pas véritablement cette distinction, le vide 2 ne pouvant, selon eux, exister sans le vide 1, il en va autrement chez certains atomistes de la fin du Moyen Âge. En effet, parmi les atomistes du XIVe siècle, nombreux sont ceux qui n’acceptent pas l’existence d’un vide 2. Comme nous allons le montrer, leur argumentation requiert en revanche une certaine conception du lieu proche du vide 1. Mais la principale différence avec Démocrite, Épicure ou Lucrèce tient à ce que le lieu, bien qu’il soit concevable comme possiblement vide, est toujours de facto occupé par de la matière. La possibilité d’un vide 2 est alors admise au titre d’hypothèse logique, mais ne joue pas de rôle dans la phy- sique. Nous verrons que l’idée centrale de leur raisonnement physique est celle de spatium : le lieu dans lequel se meuvent les atomes est un espace à trois dimensions, entièrement occupé par la matière, mais que le philosophe 1. ÉPICURE, Lettre à Hérodote, édition et traduction de Marcel Conches, in Lettres et maximes, Paris, PUF, 2009 (8e édition), p. 101. AURÉLIEN ROBERT 68 est contraint de penser abstraitement sous l’angle du vide, c’est-à-dire en l’imaginant, par un raisonnement contrefactuel, comme vidé de sa matière et des corps qu’il contient. Il s’agira donc ici d’examiner de plus près le lien qui unit une telle conception du lieu comme espace potentiellement vide – c’est-à-dire une version particulière du vide 1 – et la physique atomiste qui se développe à partir du début du XIVe siècle. Si l’on trouve dans l’Antiquité tardive des conceptions analogues du lieu compris comme espace à trois dimensions séparé des corps, notamment sous la plume d’un Jean Philopon1, les historiens de la philosophie médiévale jugent généralement qu’une telle idée a presque totalement disparu pendant le Moyen Âge, à tout le moins chez les Latins. Si l’on reconnaît volontiers que dans le monde arabe plusieurs atomistes2, ainsi que le grand penseur de l’optique médiévale Ibn al-Haytham3, ont bel et bien défendu ce genre de théorie du lieu et du vide, ou que du côté de la philosophie hébraïque Hasdai Crescas4, au XIVe siècle, reprenait lui aussi cette doctrine d’origine néo- platonicienne, Edward Grant affirme la chose suivante : En pratique, l’échappée hardie de Philopon ne trouva aucun défenseur avant le XIVe siècle. Hormis Hasdai Crescas à la fin du XIVe siècle qui, dans un traité hébreu Or adonai (La Lumière du Seigneur), accepta l’existence d’un espace vide à trois dimensions, la conception du lieu tridimensionnel était refusée en faveur de la surface contenante à deux dimensions d’Aristote5. Pour le monde latin, l’historiographie traditionnelle retient néanmoins l’existence d’un hapax au XIVe siècle : Nicolas d’Autrécourt. Farouche défen- seur de l’atomisme6, il n’hésite pas à faire du vide la condition du mouve- 1. Cf. David FURLEY, « Summary of Philoponus’ Corollaries on Place and Void », in Richard SORABJI (ed.), Philoponus and the Rejection of Aristotelian Science, Ithaca-London, Cornell University Press - Duckworth, 1987, p. 130-139 et, dans le même volume, David SEDLEY, « Philoponus’ Conception of Space », op. cit., p. 140-153. 2. Cf. Alnoor DHANANI, The Physical Theory of Kalam, Leiden, Brill, 1994. 3. Nader EL-BIZRI, « Le problème de l’espace : approches optique, géométrique et phénomé- nologique », in Graziella FEDERICI VESCOVINI et Orsola RIGNANI (éds), Oggetto e spazio. Fenomenologia dell’oggetto, forma e cosa dai secoli XIII-XIV ai post-cartesiani, « Micro- logus Library » 24, Firenze, SISMEL, Edizioni del Galluzzo, 2008, p. 59-70. 4. Cf. Israel I. EFROS, The Problem of Space in Jewish Mediaeval Philosophy, New York, Columbia University Press, 1917 ; Harry A. WOLFSON, Crescas’ Critique of Aristotle. Pro- blems of Aristotle’s Physics in Jewish and Arabic Philosophy, Cambridge, Harvard Univer- sity Press, 1929. 5. Edward GRANT, « Place and Space in Medieval Physical Thought », in Peter K. MACHAMER and Robert G. TURNBULL (eds), Motion and Time, Space and Matter: interrelations in the history of philosophy and science, Columbus, Ohio State University Press, 1976 [p. 137- 167], p. 138 (nous traduisons). 6. Cf. Christophe GRELLARD, « Nicolas of Autrécourt’s Atomistic Physics », in Christophe GRELLARD et Aurélien ROBERT (éds), Atomism in Late Medieval Philosophy and Theology, Leiden-Boston, Brill, 2009, p. 107-126. LE VIDE, LE LIEU ET L’ESPACE CHEZ QUELQUES ATOMISTES 69 ment dans son traité intitulé Exigit ordo1. En réalité, le philosophe lorrain n’accepte que le vide 2 et refuse explicitement le vide 1. Dans un court cha- pitre intitulé De vacuo, il écrit ceci : « nous ne supposons pas un vide séparé et préexistant à travers lequel le mouvement aurait lieu, mais [un vide] entre les parties du corps »2. Au Moyen Âge, même les atomistes refuseraient la notion de vide 1. Ce survol de la littérature médiévale consacrée à la question du vide nous inviterait à penser que l’effort principal de la physique du Moyen Âge, hor- mis les cas isolés susmentionnés, a consisté à réhabiliter Aristote contre Jean Philopon. C’est le point de vue que défend Edward Grant dans Much Ado about Nothing, qui reste aujourd’hui la plus grande synthèse jamais réalisée sur les théories du vide et de l’espace du Moyen Âge à l’époque moderne3. Comme l’avait jadis souligné Pierre Duhem4, parmi les hypothèses les plus discutées à partir du XIIIe siècle, outre la possibilité d’un mouvement dans le vide, on trouve, principalement dans un contexte théologique, la possibilité d’un vide extracosmique infini. C’est d’ailleurs l’une des propositions condamnées en 1277 par Étienne Tempier qui avait incité Pierre Duhem à voir dans cet événement de censure la naissance de la science moderne5. Cependant, l’admission d’un vide extracosmique infini, même comme simple hypothèse, n’aurait pas mis à mal le plénisme aristotélicien concernant le monde sublunaire. En effet, à l’exception de Nicolas d’Autrécourt, on ne trouve guère de défenseurs d’un vide 2 naturel. Mais il est un pan entier des discussions sur les conséquences philosophiques de l’hypothèse du vide qui n’a pas été pris en compte par Edward Grant. En effet, le raisonnement hypothétique des théologiens a permis une transformation profonde de la théorie aristotélicienne du lieu. Même si le lieu du monde sublunaire est toujours plein, le fait de pouvoir le penser comme vide amène certains théo- logiens à le considérer comme un spatium séparé des corps. 1. Cf. Edward GRANT, « The arguments of Nicholas of Autrecourt for the existence of interparticulate vacua », in XIIe Congrès international d’histoire des sciences, Vol. III A, Paris, A. Blanchard, 1968, p. 65-68. 2. NICOLAS D’AUTRÉCOURT, Exigit ordo, « De vacuo », éd. par J. Reginald O’Donnell, Mediaeval Studies, 1 (1939), p. 219 : « […] non ponimus vacuum separatum praexistens per quod fieret motus, sed inter partes corporis ». 3. Edward GRANT, Much Ado about Nothing : Theories of Space and Vacuum from the Middle Ages to the Scientific Revolution, Cambridge, Cambridge University Press, 2008 (première édition en 1981). 4. Pierre DUHEM, Le Système du monde, Paris, Hermann, 1913-1959, vol. VII, p. 158-302 et vol. VIII, p. 16-60. 5. Pour une présentation très stimulante de la position de Duhem, cf. John E. MURDOCH, « Pierre Duhem and the History of Late Medieval Science and Philosophy in the Latin West », in Alfonso MAIERÙ et Ruedi IMBACH (éds), Gli studi di filosofia medievale fra otto e novecento, Roma, Edizioni di Storia e Letteratura, 1991, p. 253-302. AURÉLIEN ROBERT 70 Il s’agira donc de montrer que la liste des théoriciens du lieu comme espace à trois dimensions potentiellement vide doit être augmentée de manière significative. Qui plus est, parmi les défenseurs d’une telle concep- tion de l’espace, il faut compter la plupart des atomistes du XIVe siècle, Nicolas d’Autrécourt mis à part. En outre, nous souhaiterions montrer qu’il est indispensable à l’analyse atomiste uploads/Philosophie/ le-vide-le-lieu-et-l-x27-espace-chez-quelques-atomistes-du-xive-siecle.pdf

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