Revue Philosophique de Louvain 107(2), 239-267. doi: 10.2143/RPL.107.2.2040720
Revue Philosophique de Louvain 107(2), 239-267. doi: 10.2143/RPL.107.2.2040720 © 2009 Revue Philosophique de Louvain. Tous droits réservés. 1 GA 16, 52. 2 Arendt H., Blücher H., 1999, p. 189. Les sources augustiniennes du concept d’amour chez Heidegger «Mais qu’est-ce que l’amour? Il n’est pas ce que les hommes comprennent généralement à ce sujet et ce à quoi ils aspirent. L’amour véritable ne se fonde pas dans les qualités extérieures, les rapports et les circonstances. Il n’est rien qui pourrait être offert mutuellement après accord. Il s’accroît uniquement et d’abord de la véracité intérieure contre elle-même»1. L’ABSENCE PRÉTENDUE DE L’AMOUR CHEZ HEIDEGGER Il pourra d’abord sembler cavalier, du moins singulier de vouloir évoquer, sinon traiter du concept d’amour chez Heidegger: si l’homme a bien sûr connu la chose, il n’a dans son œuvre que rarement employé le mot et très peu développé l’idée. Nonobstant les sentiments désormais avoués qu’il a pu vouer à celle qui fut son étudiante à Marbourg de 1924 à 1926 et qui constitua «la passion de sa vie»2, Hannah Arendt, ses écrits ne laissent guère percer un tel thème. Si celle-ci puisa sans doute dans leur liaison le sujet de sa thèse de doctorat: «Der Liebesbegriff bei Augustin», ainsi que la force suffisante pour la rédiger, lui, certes, éla- bore son Hauptwerk “sub specie amoris”, confirmant par là même l’idée platonicienne selon laquelle l’amour est enfantement, mais ne s’étend aucunement sur la question. D’où des jugements, de fait ou de valeur, souvent sans appel: le problème de l’amour serait tout simplement absent de la pensée de Heidegger, et ce silence assourdissant d’une parole pour- tant si écoutée et si débattue des années 1920 jusqu’à nos jours l’enta- cherait douloureusement. Qu’il s’agisse de Ludwig Binswanger ou de Karl Jaspers en effet, nombreux sont ceux à avoir reproché à l’auteur le manque de toute théo- rie de l’amour dans son opus magnum, et cela d’autant que son analytique 240 Christophe Perrin 3 Jaspers K., 1978, p. 34. 4 ZS, 237. existentiale est fondée sur le souci et que sa réflexion porte par moment sur les passions, du moins sur certaines Stimmungen, certaines tonalités affectives telles l’aigreur, la peur et surtout l’angoisse, dont le rôle pour le Dasein, cet étant que nous sommes, a été parfaitement mis en valeur. «Ohne Liebe», sans amour pour reprendre les mots de Jaspers3, la philosophie de Heidegger ne serait alors aimable ni dans son contenu, ni dans sa forme. Et d’aucuns, parmi ses critiques les plus virulents, auront peut-être à cœur de pousser l’argument jusqu’au bout en prétextant l’étymologie: sans amour, la philosophie de Heidegger n’en serait tout simplement pas. Répandue, pour ne pas dire rebattue, pareille opinion ne s’en avère pas moins, comme toute doxa d’ailleurs, partielle et partiale. Partielle parce que, s’il est vrai que Heidegger ne propose à propre- ment parler aucune phénoménologie de l’amour, ni dans son grand œuvre qui ne mentionne l’amour que deux fois — et lors de simples notes de surcroît —, ni dans ses autres ouvrages quels qu’ils soient, l’auteur ne manquera cependant ni de préciser à ses détracteurs que «le souci, entendu correctement, c’est-à-dire de façon ontologico-fondamentale, n’est jamais séparable de l’“amour”»4, ni d’en venir au sujet et d’y reve- nir, lors des tours et détours de son chemin de pensée. Que ce soit lors de cours — ceux des semestres d’hiver 1919-1920, 1920-1921, 1928- 1929, 1936-1937 ou ceux des semestres d’été 1925, 1928 et 1936 —, que ce soit dans des lettres — celles du 21 février, 1er mai, 8 mai, 13 mai, 22 juin et 9 juillet 1925, celle du 7 décembre 1927 et celles du 12 avril et 27 juin 1950 adressées à Hannah Arendt, celle du 11 janvier 1928 envoyée à Élisabeth Blochmann ou celle de novembre 1946 à l’intention de Jean Beaufret —, que ce soit dans des traités — Besinnung en 1938- 1939 —, des conférences — celle de 1943 intitulée «Andenken» ou celle de 1955: «Was ist das — die Philosophie?» —, des discours — celui prononcé à la mémoire du vingtième anniversaire de la mort de Rainer Maria Rilke en 1946 —, séminaires — ceux de Zollikon durant les années 1960 —, et même dans des poésies — le texte intitulé «Amo: volo ut sis», récemment publié dans le tome 81 de la Gesamtausgabe —, à cha- que fois, peu ou prou, Heidegger évoque l’amour. Aussi qu’on se le dise: discret sur la question, le penseur allemand n’est pas distrait au point de ne point la poser, ni ne reste secret au point de ne rien en dire. Les sources augustiniennes du concept d’amour chez Heidegger 241 5 Agamben G., Piazza V., 2003. 6 Rares, les études sur l’amour chez Heidegger s’avèrent ou déjà anciennes et allu- sives — Kroug W., 1953; Pereboom D., 1971; Krell D.-F., 1977 — ou récentes et fort détaillées — Wirzba N., 1999; Schmit P.-E., 2005. Partiale parce que Heidegger n’a pas hésité à avancer que la philo- sophie n’est pas seulement «amour de la sagesse», ainsi que le répètent les maîtres d’école à l’usage de leurs élèves, mais encore «sagesse de l’amour», formule qui, on le sait, fera carrière de Jean Wahl à Alain Finkielkraut, en passant par Emmanuel Levinas. À ce titre, et fidèle en cela aux penseurs grecs, Heidegger pense la vie, et donc pense bien l’amour, comme du reste vit sa pensée et, par là même, son amour; sa correspondance avec Hannah Arendt qui, dès avant sa parution, attisait déjà tous les commentaires, en atteste. Si d’aucuns, on le sait, se sont efforcés de le montrer5, nul cependant n’a trouvé bon jusqu’à présent de s’interroger sur la provenance du concept heideggérien d’amour, à tout le moins sur les influences qui percent derrière l’usage que fait le phénoménologue de la notion ou qui transparaissent lorsqu’il en précise sa conception6. Car il s’agit là, dira- t-on, d’une évidence: la pensée heideggérienne de l’amour — chose qu’on ne devine pas d’ordinaire et qui reste à déterminer — hérite direc- tement de saint Augustin — point dont on ne doutera guère mais qu’il faut expliquer. Notre paradoxe liminaire semble ainsi rebondir: tradition- nellement non questionnée puisque inaperçue — on l’a vu —, lors même qu’élaborée en réalité et défendue — on va le montrer —, cette dernière serait, sitôt reconnue, hors de question, du moins quant à son origine. UNE PENSÉE MARQUÉE PAR LE «DOCTEUR DE L’AMOUR» Ceci s’explique manifestement par deux raisons majeures: d’abord parce que la dette de Heidegger à l’endroit d’Augustin est bien connue des commentateurs, donc avérée, sinon avouée par l’auteur lui-même; ensuite, parce que tout entière consacrée à l’amour, il sera difficile de croire que la philosophie de son prédécesseur puisse ne pas léguer à la sienne un peu de son cœur. Insistons-y. D’un côté, Augustin s’impose à Heidegger comme un interlocuteur privilégié car familier. Ce n’est pas au hasard que le jeune Privatdozent à l’université de Fribourg le choisit pour sujet de cours lors du semestre d’été 1921: Heidegger l’a déjà grandement évoqué l’hiver précédant en 242 Christophe Perrin 7 GA 60, 71, 179, 204, 237, 265, 308 et 330. 8 Voir Joaquim Goncalves C., 1994, Neusch M., 2001 et Mourgue G., 2005. Si saint Augustin est dit «docteur de la grâce», c’est bien sûr François de Sales qui est appelé «docteur de l’amour». 9 «C’est par l’amour que l’on demande, par l’amour que l’on cherche», De mor. eccl., XVII, 31. abordant, entre autres, sa conception de l’amour7 et, à dire vrai, travaille son œuvre, et en particulier son anthropologie, depuis ses études de théo- logie. C’est d’ailleurs en elle et à l’expliciter qu’il invente, autrement dit qu’il trouve et forge bon nombre des thèmes abordés et même des concepts fondamentaux présentés par Sein und Zeit : ainsi ceux de temps ou de monde bien sûr, mais encore ceux de facticité, d’affection, d’an- goisse, de curiosité, de fuite, de dispersion ou de souci, en sorte que la présence augustinienne dans l’Hauptwerk est bien plus forte que ne le laissent présager les sept références nominales qui sont faites au penseur de Thagaste. Nombreux d’ailleurs sont les travaux contemporains à sou- ligner que les recherches du jeune Heidegger, orientées de 1919 à 1926 sur la problématique de la vie facticielle, puis sur celle du Dasein, opè- rent pendant ces années une déconstruction phénoménologique complexe de l’héritage grec et néo-testamentaire, en sorte que les motifs principaux de l’analytique existentiale procèderaient, outre d’une transmutation de la conceptualité aristotélicienne, d’une reprise, après sécularisation, de notions pauliniennes, luthériennes, mais surtout augustiniennes. De l’autre, il ne sera pas exagéré de tenir saint Augustin pour le docteur, du moins le théologien de l’amour8, cela car, axée sur Dieu et tendue vers lui qui est pensé comme amour, toute sa philosophie se veut l’amour d’une sagesse spéculative autant que pratique qui, précisément, ne repose pas sur autre chose que l’amour lui-même — d’où le double symbole du livre et du cœur enflammé, attributs que l’iconographie prête à l’évêque d’Hippone. La sagesse spéculative consiste en effet, uploads/Philosophie/ articulo-les-sources-augustiniennes-du-concept-d-x27-amour-chez-heidegger-pdf.pdf
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- Publié le Jan 29, 2021
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