George Dickie Définir l’art La tentative de définir le terme « art » en spécifi

George Dickie Définir l’art La tentative de définir le terme « art » en spécifiant ses conditions nécessaires et suffisantes est une entreprise qui remonte très loin. La première définition — la théorie de l’imitation — semble avoir plus ou moins satisfait tout le monde jusqu’au xixe siècle, en dépit de difficultés qui, aujourd’hui, nous semblent évidentes. Depuis que la théorie expressive de l’art a rompu le charme de la théorie de l’imitation, il y a eu une cascade de définitions de l’art prétendant mettre en lumière ses conditions nécessaires et suffisantes. Il y a quinze ans environ, plusieurs philosophes — inspirés par les propos de Wittgenstein concernant les concepts — commencèrent à soutenir que l’art ne possède pas de telles conditions. Jusqu’à peu encore cet argument convainquait tant de philosophes que le flot de définitions avait pratiquement cessé. Bien que je m’apprête à tenter de montrer que le terme « art » peut être défini, l’affirmation qu’il ne peut pas l’être a eu le très grand mérite de nous obliger à sonder davantage le concept d’art. Pour de multiples raisons, l’ensemble des définitions plates et superficielles qui ont été proposées sont bien évidemment à rejeter. On peut considérer les tentatives traditionnelles pour définir le terme « art », en commençant par la théorie de l’imitation, comme la première phase, et l’affirmation selon laquelle la notion ne * Publié originellement sous le titre « Defining Art II », dans Matthew Lipman, Contemporary Aesthetics, Boston, Allyn & Bacon Inc., 1973; inédit en français. 10 George Dickie saurait être définie comme la deuxième. Je me propose d’inaugurer la troisième par une définition du terme qui évite les inconvénients des définitions traditionnelles et prenne en compte les résultats des analyses plus récentes. Les tentatives traditionnelles pour établir une définition ont parfois été victimes de traits marquants mais accidentels de certaines œuvres, traits caractéristiques de l’art à un stade particulier de son développement historique. Par exemple, très récemment encore, les choses clairement identifiables comme œuvres d’art étaient, soit des objets manifestement représentationnels, soit des objets supposés l’être. Les peintures et les sculptures l’étaient de manière évidente, et on pensait généralement que la musique elle aussi devait l’être en un certain sens. La littérature était « représentationnelle » au sens où elle décrivait des scènes familières de la vie. Il était donc tentant de penser que l’imitation était l’essence de l’art. La théorie de l’imitation se concentrait sur une propriété relationnelle manifeste des œuvres d’art, à savoir la relation entre l’art et le sujet traité. Le développement de l’art non figuratif a montré que l’imitation n’est même pas toujours une propriété concomitante de l’art, et encore moins une propriété essentielle. La théorie concevant l’art comme une expression d’émotions se concentrait sur une autre propriété relation- nelle des œuvres, leur rapport avec l’artiste. Comme certains philosophes l’ont soutenu récemment, la théorie de l’expression s’est révélée inadéquate, ceci dans les multiples formes qu’elle a revêtues et dans toutes les définitions proposées les unes à la suite des autres. Cependant, même si aucune des définitions proposées par les deux conceptions n’est satisfaisante, les théories de l’imitation et de l’expression peuvent nous fournir une indication. Ainsi que nous l’avons constaté, toutes les deux ont traité comme essentielles des propriétés relationnelles de l’art. Or, il apparaîtra que les deux caractéristiques qui définissent l’art sont effectivement des propriétés relationnelles, dont une extrêmement complexe. Définir l’art 11 I La plus célèbre négation de la possibilité de définir le terme « art » se trouve dans l’article de Morris Weitz, « Le rôle de la théorie en esthétique »1. La conclusion de Weitz repose sur deux arguments qu’on peut appeler l’» argument de généralisation » et l’» argument de classification ». En énonçant l’» argument de généralisation », Weitz distingue, de manière tout à fait correcte, entre le concept générique de Vart et ses divers sous-concepts tels la tragédie, le roman, la peinture et d’autres. Ensuite, il avance un argument qui prétend démontrer que le sous-concept roman est ouvert, c’est-à-dire que les membres de la classe des romans ne partagent aucune caractéristique essentielle ou définitoire. Puis il affirme, sans fournir d’autre argument, que ce qui est vrai des romans l’est également de tous les autres sous- concepts de l’art. La généralisation à partir d’un sous- concept à tous les autres peut être ou ne pas être justifiée, mais je n’examinerai pas ici ce problème. Ce que je mets en question en revanche, c’est l’affirmation supplémentaire de Weitz — qu’il avance également sans fournir d’argument — selon laquelle le concept générique de Vart est un concept ouvert. Tout ce qu’on peut dire au sujet de sa conclusion concernant le sens générique du terme c’est qu’elle n’est pas motivée. Il se pourrait fort bien que tous les sous-concepts de l’art ou quelques-uns d’entre eux soient ouverts, et que néanmoins le concept générique de l’art soit fermé. Il serait donc possible que tous les sous-concepts de l’art ou certains d’entre eux, tels le roman, la tragédie, la sculpture, la peinture et d’autres, fussent dépourvus de conditions nécessaires et suffisantes, sans que ceci empêchât le terme 1 « The Rôle of Theory in Aesthetics », Journal ofAesthetics and Art Critkism, 1956, p. 27-35; trad. fr. in Danielle Lories (éd. et trad.), Philosophie analytique et esthétique, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1988, p. 27-40. 12 George Dickie « œuvre d’art » — le genre commun de tous les sous- concepts — de pouvoir être défini par des conditions suffisantes et nécessaires. Il se peut qu’il n’existe pas de caractéristiques communes à toutes les tragédies qui les distingueraient, par exemple, des comédies à l’intérieur du domaine de l’art, mais cela n’empêche pas que les œuvres d’art puissent avoir en commun des caractéristiques qui les distinguent du non-art. Rien ne s’oppose à l’existence d’une relation genre fermé/espèces ouvertes. Weitz lui-même a donné récemment un exemple similaire (quoique inversé) d’une telle relation genre-espèce. Il soutient que jeu sportif’(le genre) est un concept ouvert, mais que major league baseball (une espèce) est un concept fermé2. Son deuxième argument, l’» argument de classification », se propose de montrer que même l’artefactualité n’est pas une propriété nécessaire de l’art. Sa conclusion est quelque peu provocante, parce que les philosophes tout comme les non- philosophes tenaient généralement pour assuré qu’une œuvre d’art était nécessairement un artefact. Son argument se réduit à dire que parfois nous avançons des affirmations du genre : « Ce morceau de bois de dérive est une jolie sculpture » ; comme de telles affirmations sont parfaitement intelligibles, il s’ensuit que certains non-artefacts, par exemple tels bois de dérive, sont des œuvres d’art (des sculptures). Autrement dit, une chose n’a pas besoin d’être un artefact pour pouvoir être correctement classée comme œuvre d’art. Je tenterai plus loin de réfuter cet argument. Récemment, Maurice Mandelbaum a soulevé un problème ayant trait en même temps à la célèbre affirmation de Wittgenstein que le concept de « jeu » ne peut pas être défini et à la thèse de Weitz concernant l’art3. Il lance un 2 Lors d'une conférence donnée en 1970 à l'occasion d'un symposium à l'université d'État du Kansas. 3 « Family Resemblances and Generalizations Concerning the Arts», American Philosophical Quarterly, 1965, p. 219-228; rééd. dans Morris Weitz (éd.), Problems in Aesthetics, Londres, 1970, 2e éd.. p. 181-197. Définir l’art 13 défi à tous les deux, en leur reprochant d’avoir été concernés uniquement par ce qu’il appelle les caractéristiques « apparentes » (exhibited) et d’avoir par conséquent échoué à prendre en considération les aspects non apparents — c’est-à-dire relationnels — des jeux et de l’art. Par caractéristiques « apparentes » Mandeibaum désigne des propriétés faciles à percevoir, comme le fait que certain genre de jeu utilise une balle, qu’une peinture possède une composition triangulaire, qu’une partie d’un tableau est de couleur rouge, ou que l’intrigue d’une tragédie comporte un renversement de fortune. Il conclut que, lorsque nous considérons les propriétés non apparentes des jeux, nous voyons qu’ils ont en commun « de pouvoir susciter [... un...] très vif intérêt non pratique chez les participants ou les spectateurs » 4. Bien qu’il ne tente pas de fournir une définition du terme «art », Mandeibaum suggère néanmoins qu’à condition de prendre en compte les propriétés non apparentes de l’art on pourrait peut-être découvrir un (des) trait(s) commun(s) à toutes les œuvres, trait(s) qui constitueraient une base pour sa définition. Après avoir pris note de la suggestion inestimable de Mandeibaum au sujet de la définition, revenons à l’argument de Weitz concernant l’artefactualité. Lors d’une tentative antérieure visant à démontrer que Weitz a tort à propos de l’artefactualité et de l’art5, j’avais pensé qu’il suffirait de faire remarquer que l’expression « œuvre d’art » possède deux sens, un sens évaluatif et un sens classificatoire — que Weitz lui-même distingue dans son article comme sens évaluatif et sens descriptif du terme. L’argument que j’avais avancé à l’époque consistait à dire que si l’expression « œuvre d’art » a plus d’un sens, alors le fait que l’énoncé : « Ce bois de uploads/Philosophie/ george-dickie-definir-l-art.pdf

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