Georges CANGUILHEM, La connaissance de la vie, Hachette, 1952 (pp 101-123) Aspe

Georges CANGUILHEM, La connaissance de la vie, Hachette, 1952 (pp 101-123) Aspects du vitalisme Le normal et le pathologique Il est bien difficile au philosophe de s'exercer à la philosophie biologique sans risquer de compromettre les biologistes qu'il utilise ou qu'il cite. Une biologie utilisée par un philosophe n'est-ce pas déjà une biologie philosophique, donc fantaisiste ? Mais serait-il possible, sans la rendre suspecte, de demander à la biologie l'occasion, sinon la permission, de repenser ou de rectifier des concepts philosophiques fondamentaux, tels que celui de vie ? Et peut-on tenir rigueur au philosophe qui s'est mis à l'école des biologistes de choisir dans les enseignements reçus celui qui a le mieux élargi et ordonné sa vision ? Il suit immédiatement que, pour ce propos, on doit attendre peu d'une biologie fascinée par le prestige des sciences physico-chimiques, réduite ou se réduisant au rôle de satellite de ces sciences. Une biologie réduite a pour corollaire l'objet biologique annulé en tant que tel, c'est-à-dire dévalorisé dans sa spécificité. Or une biologie autonome quant à son sujet et à sa façon de le saisir ce qui ne veut pas dire une biologie ignorant ou méprisant les sciences de la matière - risque toujours à quelque degré la qualification, sinon l'accusation, de vitalisme. Mais ce terme a servi d'étiquette à tant d'extravagances qu'en un moment où la pratique de la science a imposé un style de là recherche, et pour ainsi dire un code et une déontologie de la vie savante, il apparaît pourvu d'une valeur péjorative au jugement même des biologistes les moins enclins à aligner leur objet d'étude sur celui des physiciens et des chimistes. Il est peu de biologistes, classés par leurs critiques parmi les vitalistes, qui acceptent de bon gré cette assimilation. En France du moins, ce n'est pas faire un grand compliment que d'évoquer le nom et la renommée de Paracelse ou de van Helmont. C'est pourtant un fait que l'appellation de vitalisme convient, à titre approximatif et en raison de la signification qu'elle a prise au XVIIIe siècle, à toute biologie soucieuse de son indépendance à l'égard des ambitions annexionnistes des sciences de la matière. L'histoire de la biologie importe ici à considérer autant que l'état actuel des acquisitions et des problèmes. Une philosophie qui demande à la science des éclaircissements de concepts ne peut se désintéresser de la construction de la science. C'est ainsi qu'une orientation de la pensée biologique, quelque résonance historique limitée qu'ait le nom qu'on lui donne, apparaît comme plus significative qu'une étape de sa démarche. Il ne s'agit pas de défendre le vitalisme d'un point de vue scientifique, le débat ne concerne authentiquement que les biologistes. Il s'agit de le comprendre d'un point de vue philosophique. Il se peut que pour tels biologistes d'aujourd'hui comme d'hier le vitalisme se présente comme une illusion de la pensée. Mais cette dénonciation de son caractère illusoire appelle, bien loin de l'interdire ou de la clore, la réflexion philosophique. Car la nécessité, aujourd'hui encore, de réfuter le vitalisme, signifie de deux choses l'une. Ou bien c'est l'aveu implicite que l'illusion en question n'est pas du même ordre que le géocentrisme ou le phlogistique, qu'elle a une vitalité propre. Il faut donc philosophiquement rendre compte de la vitalité de cette illusion. Ou bien c'est l'aveu que la résistance de l'illusion a obligé ses critiques à reforger leurs arguments et leurs armes, et c'est reconnaître dans le gain théorique ou expérimental correspondant, un bénéfice dont l'importance ne peut être absolument sans rapport avec celle de l'occasion dont il procède, puisqu'il doit se retourner vers elle et contre elle. C'est ainsi qu'un biologiste marxiste dit du bergsonisme, classé comme une espèce philosophique du genre vitalisme : « Il en résulte (de la finalité bergsonienne) une dialectique de la vie qui, dans son allure d'ensemble, n'est pas sans analogie avec la dialectique marxiste, en ce sens que toutes deux sont créatrices de faits et d'êtres nouveaux.... Du bergsonisme en biologie, seule présenterait un intérêt la critique du mécanisme, si elle n'avait été faite, bien auparavant, par Marx et Engels. Quant à sa partie constructive, elle est sans valeur ; le bergsonisme se trouve être, en creux, le moule du matérialisme dialectique. » (Prenant, Biologie et Marxisme (1), pp. 230- 231.) * * * Le premier aspect du vitalisme sur lequel la réflexion philosophique est amenée à s'interroger est donc, selon nous, la vitalité du vitalisme. Atteste de cette vitalité la série de noms qui va d'Hippocrate et d'Aristote à Driesch, à von Monakow, à Goldstein, en passant par van Helmont, Barthez, Blumenbach, Bichat, Lamarck, J. Müller, von Baer, sans éviter Claude Bernard. On peut remarquer que la théorie biologique se révèle à travers son histoire comme une pensée divisée et oscillante. Mécanisme et Vitalisme s'affrontent sur le problème des structures et des fonctions ; Discontinuité et Continuité, sur le problème de la succession des formes ; Préformation et Epigénèse, sur le problème du développement de l'être ; Atomicité et Totalité, sur le problème de l'individualité. Cette oscillation permanente, ce retour pendulaire à des positions dont la pensée semblait être définitivement écartée, peuvent être interprétés différemment. En un sens, on peut se demander s'il y a vraiment un progrès théorique, mise à part la découverte de faits expérimentaux nouveaux, dont après tout la certitude de leur réalité ne console pas tout à fait de l'incertitude de leur signification. En un autre sens, on peut considérer cette oscillation théorique apparente comme l'expression d'une dialectique méconnue, le retour à la même position n'ayant de sens que par l'erreur d'optique qui fait confondre un point dans l'espace toujours différemment situé sur une même verticale avec sa projection identique sur un même plan. Mais on peut, transposant le procès dialectique de la pensée dans le réel, soutenir que c'est l'objet d'étude lui-même, la vie, qui est l'essence dialectique, et que la pensée doit en épouser la structure. L'opposition Mécanisme et Vitalisme, Préformation et Epigénése est transcendée par la vie elle-même se prolongeant en théorie de la vie. Comprendre la vitalité du vitalisme c'est s'engager dans une recherche du sens des rapports entre la vie et la science en général, la vie et la science de la vie plus spécialement. Le vitalisme, tel qu'il a été défini par Barthez, médecin de l'Ecole de Montpellier au XVIIIe siècle, se réclame explicitement de la tradition hippocratique, et cette filiation est sans doute plus importante que la filiation aristotélicienne, car si le vitalisme emprunte souvent à l'aristotélisme beaucoup de termes, de l'hippocratisme il retient toujours l'esprit. « J'appelle principe vital de l'homme la cause qui produit tous les phénomènes de la vie dans le corps humain. Le nom de cette cause est assez indifférent et peut être pris à volonté. Si je préfère celui de principe vital, c'est qu'il présente une idée moins limitée que le nom d'impetum faciens (td enormwn), que lui donnait Hippocrate, ou autres noms par lesquels on a désigné la cause des fonctions de la vie. » (Eléments de la Science de l'Homme, 1778.) Il n'est pas sans intérêt de voir dans le vitalisme une biologie de médecin et de médecin sceptique à l'égard du pouvoir contraignant des remèdes. La théorie hippocratique de la natura medicatrix accorde, en pathologie, plus d'importance à la réaction de l'organisme et à sa défense qu'à la cause morbide. L'art du pronostic l'emporte sur celui du diagnostic dont il dépend. Il importe autant de prévoir le cours de la maladie que d'en déterminer la cause. La thérapeutique est faite de prudence autant que d'audace, car le premier des médecins c'est la nature. Ainsi vitalisme et naturisme sont indissociables. Le vitalisme médical est donc l'expression d'une méfiance, faut-il dire instinctive, à l'égard du pouvoir de la technique sur la vie. Il y a ici analogie avec l'opposition aristotélicienne du mouvement naturel et du mouvement violent. Le vitalisme c'est l'expression de la confiance du vivant dans la vie, de l'identité de la vie avec soi-même dans le vivant humain, conscient de vivre. Nous pouvons donc proposer que le vitalisme traduit une exigence permanente de la vie dans le vivant, l'identité avec soi-même de la vie immanente au vivant. Par là s'explique un des caractères que les biologistes mécanistes et les philosophes rationalistes critiquent dans le vitalisme, sa nébulosité, son flou. Il est normal, si le vitalisme est avant tout une exigence, qu'il ait quelque peine à se formuler en déterminations. Cela ressortira mieux d'une comparaison avec le mécanisme. Si le vitalisme traduit une exigence permanente de la vie dans le vivant, le mécanisme traduit une attitude permanente du vivant humain devant la vie. L'homme c'est le vivant séparé de la vie par la science et s'essayant à rejoindre la vie à travers la science. Si le vitalisme est vague et informulé comme une exigence, le mécanisme est strict et impérieux comme une méthode. Mécanisme, on le sait, vient de mncanh dont le sens d'engin réunit les deux sens de ruse et de stratagème d'une part et de machine d'autre part. On peut uploads/Philosophie/ georges-canguilhem-aspects-du-vitalisme.pdf

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