J'ATTENDS LA RENAISSANCE entretien avec PAUL RICŒUR [Entretien réalisé et publi

J'ATTENDS LA RENAISSANCE entretien avec PAUL RICŒUR [Entretien réalisé et publié par Joël ROMAN et Etienne TASSIN : A quoi pensent les philosophes ?édité par J.Message,J.Roman et E.Tassin. Paris : Autrement,[1988] n°102, novembre] Autrement. - Votre premier livre publié est une étude consacrée à Jaspers, en collaboration avec Mikel Dufrenne (Karl Jaspers et la philosophie de l'existence, Le Seuil, 1948). Comment vous êtes- vous intéressé à Jaspers ? Paul Ricœur. - Gabriel Marcel avait publié avant-guerre les premières études en français sur Jaspers, en particulier un grand article sur les situations-limites, qui m'avait considérablement frappé car je commençais alors à me préoccuper du problème de la culpabilité. Puis quand nous fûmes prisonniers de guerre, Mikel Dufrenne et moi-même, nous eûmes la chance de disposer de la totalité des textes alors publiés de Jaspers. Notre attachement à Jaspers était lié au refus de reproduire l'erreur de nos prédécesseurs, les anciens combattants de l'autre guerre, qui avaient brutalement rejeté tout ce qui venait d'Allemagne. Nous pensions que les vrais Allemands étaient dans les livres, et c'était une façon de nier les Allemands qui nous gardaient. La vraie Allemagne c'était nous et non pas eux. En publiant ce livre, nous avons en quelque sorte liquidé notre histoire de captivité. Quand après la guerre, Jaspers a publié des œuvres comme Les grands philosophes (1) ou Von der Wahrheit (2), nous n'avons plus suivi. Il s'est alors produit, même partiellement, il faut le reconnaître, une substitution de Heidegger à Jaspers, que j'ai maintenant tendance à remettre en question : à bien des égards, Jaspers avait des critères éthiques et politiques, inhérents à sa pensée, constitutifs pour ainsi dire, qui font mieux percevoir l'élision de l'éthique qui me paraît de plus en plus caractériser la pensée de Heidegger. Jaspers reste pour moi, rétrospectivement, un regret et un trouble, car j'ai parfois le sentiment de l'avoir un peu abandonné en chemin, de n'avoir pas poursuivi cette rencontre d'après-guerre. L'avez-vous personnellement rencontré ? Oui, à deux reprises. Juste après la guerre, à Heidelberg, puis Schuldfrage (3), à Bâle. Il avait alors rompu avec l'Allemagne : tandis qu'il avait supporté l'Allemagne nazie, il n'avait pas supporté l'Allemagne démocratique qui ne se repentait pas ; il avait rêvé d'une sorte de conversion collective, d'aveu collectif de responsabilité. Je l'avais rencontré en Suisse, juste après avoir publié notre livre : je ne dirais pas qu'il ne l'avait pas aimé, mais il le trouvait trop systématique, trop marqué peut-être par l'esprit didactique et français, alors que lui se voyait plus comme un torrent aux berges instables, que nous avions canalisé. Dans les mêmes années, vous avez rencontré la phénoménologie de Husserl ? J'en avais eu vent dès avant la guerre, chez Gabriel Marcel aussi, chose curieuse. J'ai alors lu les Recherches logiques. C'est d'ailleurs un des fidèles du « vendredi » chez Gabriel Marcel, Chastaing, qui m'a orienté vers Husserl. Enfin, détenu en Allemagne, j'ai eu la chance d'avoir les Ideen de Husserl dont j'ai traduit le premier volume (4). Je possède encore l'exemplaire des années de captivité, que j'ai réussi à ramener en dépit de bien des aléas : la traduction était faite dans les marges car nous n'avions pas de papier. En traduisant Husserl j'ai été obligé de faire un certain nombre de choix de traduction, que je ne ferais pas aujourd'hui de la même façon : par exemple je n'osais pas traduire Seiende par « étant », mais par « ce qui est ». Quoi qu'il en soit, ce livre est resté pour moi tout à fait fondamental. Dans Du texte à l'action (5), on peut lire un article intitulé « De la phénoménologie à l'herméneutique », où j'explique que le passage par la phénoménologie n'est pas aboli par un développement qui tient davantage compte de la pluralité des interprétations, quoique chez Husserl, on trouve l'idée qu'il y a des essences univoques sur lesquelles on peut tenir un discours cohérent. Vous êtes venu à l'herméneutique plus tard. J'y suis d'abord venu par un problème, à l'occasion de mon travail sur la symbolique du mal qui fait suite à un essai de phénoménologie classique sur le volontaire et l'involontaire. Dans ce dernier, je proposais de faire pour le domaine pratique ce que Merleau-Ponty avait fait pour la perception. Je retourne d'ailleurs maintenant aux mêmes questions par le biais de la théorie de l'action. Dans le travail sur le volontaire et l'involontaire je misais sur des structures bien lisibles : on peut exprimer en termes intelligibles ce qu'est un projet, un motif, un pouvoir-faire, une émotion, une habitude, etc. : ce sont, en un sens, les chapitres d'une psychologie phénoménologique. Mais il restait un point opaque qui était la mauvaise volonté et le mal. Il m'a paru alors qu'il fallait changer de méthode, c'est-à-dire interpréter des mythes, et pas seulement le mythe biblique mais aussi les mythes de la tragédie, de l'orphisme, de la gnose. C'est par ce détour symbolique que je suis entré dans le problème herméneutique. Certains problèmes n'avaient pas la clarté, la transparence que j'avais cru discerner dans ce que Merleau-Ponty aurait appelé les « membrures » de l'acte volontaire. D'où deux questions : 1) qu'en est-il du sujet qui ne se connaît que par ce détour par les mythes ? Quelle est cette opacité à soi-même qui fait qu'il faut passer, pour se comprendre, par l'interprétation de grands récits culturels ? 2) Inversement, quel est le statut de l'opération interprétante qui sert de médiation entre soi et soi-même dans cet acte réflexif? Là, j'ai fait le parcours par Schleiermacher, Dilthey, Heidegger, Gadamer. Cette trajectoire herméneutique me paraissait doubler la trajectoire néo- kantienne, par Kant, Fichte, Schelling, Hegel. Je croisais également Nietzsche qui m'intéressait par sa critique de la transparence et de la rationalité maîtresse d'elle-même. Toute cette recherche a été guidée par la question : qu'en est-il du sujet à travers ces différentes révolutions ? Comment passer d'une position qui reste relativement cartésienne chez Husserl, au nom d'une sorte d'immédiateté à soi-même, à l'aveu d'une opacité croissante dont témoigne le détour par les mythes ? Le deuxième choc, parallèle à celui de la tradition herméneutique, fut celui de la psychanalyse, mais pour des raisons voisines. Ayant travaillé sur la culpabilité avec l'aide des grands mythes, je me suis demandé s'il n'y avait pas une autre lecture, très différente, qui ramenait du côté de l'inconscient et non pas du côté de la grande tradition textuelle. Cela a été l'occasion de mon travail sur Freud (7), très motivé par l'échec d'une philosophie du cogito. Échec double, sur le front de la lecture des mythes et sur celui du déchiffrage de l'inconscient. C'est ainsi que j'ai été conduit à mon problème ultérieur, celui de la pluralité des herméneutiques et de leurs conflits. Qu'en est-il de ce conflit des interprétations ? J'entrais dans un jeu dialectique entre faire crédit à un texte ou au contraire s'en méfier. Cette dialectique soupçon-confiance a joué pour moi un rôle très important. La défiance systématique avait des racines nietzschéennes et freudiennes, marxistes aussi, mais curieusement je n'ai jamais été profondément troublé par Marx : je ne lui reconnaissais pas la puissance d'ébranlement que je trouvais chez Nietzsche ou Freud. Je me suis intéressé à Marx pour d'autres raisons : pour le problème de l'idéologie comme forme trompeuse de connaissance. Mon dernier livre, consacré aux rapports entre « idéologie et utopie », exprime assez bien l'essentiel de mon rapport à Marx, qui est plutôt un rapport tranquille, tandis que j'ai toujours jugé Nietzsche plus roboratif. Enfin il y eut le « tournant linguistique », qui vous a conduit à vous intéresser de plus près à ce qu'il est convenu d'appeler la « philosophie anglo-saxonne ». Le tournant linguistique, je l'ai fait à l'intérieur de l'herméneutique, car réfléchir sur les mythes, c'était se tenir dans le langage. Comme dans mes travaux sur la symbolique du mal et sur Freud, je me servais beaucoup des notions de symbole et de symbolisme, je me suis aperçu que mon propre usage du mot symbole manquait de fondation linguistique. Il me fallait repartir de Saussure, et surtout de Benveniste : j'ai retenu de ce dernier la notion de l'irréductibilité du discours au mot, et donc de la linguistique de la phrase à la linguistique du signe. Parallèlement, je rencontrais la philosophie analytique, sous ses deux formes : analyse du langage ordinaire ou philosophie des langues bien faites, des langues logiques. J'ai toujours trouvé beaucoup d'appui dans la tradition d'Austin, Strawson, etc., qui partent de ce qu'on dit, de l'idée qu'il y a dans le langage ordinaire des richesses incroyables de sens. Cette conjonction entre la phénoménologie, la linguistique et la philosophie analytique dans son aspect le moins logiciste, m'a donné des ressources d'hybridation auxquelles je dois beaucoup. La philosophie analytique continue toujours à me fasciner par son niveau d'argumentation. C'est ce qui tient en respect chez elle : le choix des arguments, des contre exemples, de la réplique. Quelquefois l'objet analysé est plus mince que l'instrument de l'analyse : c'est souvent uploads/Philosophie/ 1988-attends-la-renaissance.pdf

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