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Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Revue Philosophique de la France et de l'Étranger. http://www.jstor.org Gilles Deleuze Author(s): François Zourabichvili Source: Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 186, No. 1, D'HOMÈRE A PLOTIN ( JANVIER-MARS 1996), pp. 197-200 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41097653 Accessed: 28-12-2015 12:02 UTC Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at http://www.jstor.org/page/ info/about/policies/terms.jsp JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact support@jstor.org. This content downloaded from 161.23.84.10 on Mon, 28 Dec 2015 12:02:06 UTC All use subject to JSTOR Terms and Conditions NÉCROLOGIE Gilles Deleuze Gilles Deleuze, mort stoïquement le 4 novembre dernier, était né en 1925. Il ne voyait pas bien l'intérêt de raconter sa vie. Il fut un ensei- gnant d'exception, notamment au Centre expérimental de Vincennes après Mai 68. Il disait qu' « on n'enseigne pas sur ce qu'on sait mais sur ce qu'on cherche ». L'amour et la précision qu'il mettait à construire ou à exhumer un concept, la vie dont celui-ci se trouvait soudain doué dans le décor triste, un peu surnaturel, d'un préfabriqué de Saint-Denis, où la jeune uni- versité avait été violemment transférée, frappait de stupeur et d'émotion. On sortait de ses cours comme d'un grand concert, les larmes aux yeux ; sa générosité, ou sa grande bienveillance, était de laisser croire à chacun qu'il emportait un peu de son intelligence. Ses premiers livres, apparemment d'histoire de la philosophie (Empi- risme et subjectivité, sur Hume, PUF, 1953 ; Nietzsche et la philosophie, PUF, 1962 ; La philosophie critique de Kant, PUF, 1963 ; Le bergsonisme, PUF, 1966 ; Spinoza et le problème de l'expression, Minuit, 1968), lui valurent vite deux sortes de lecteurs sceptiques : ceux qui lui refusaient le statut de pen- seur original, parce qu'il commentait souvent d'autres auteurs ; ceux qui, à l'inverse, dès qu'il touchait à un auteur, narraient invariablement « du » Deleuze. C'est que son œuvre donnait une nouvelle force, une nouvelle nécessité au «discours indirect libre»: en prêtant sa voix aux énoncés d'autrui, il parlait indirectement en son propre nom, et les deux étaient indémêlables (ainsi dans les deux grands ouvrages en nom propre : Diffé- rence et répétition, PUF, 1968; Logique du sens, Minuit, 1969). De cette étrange indiscernabilité, Deleuze tirait les ressources d'une écriture incom- parable, d'une sobriété insolite en une époque si gourmande de mots et de jeux de mots : une écriture qu'on pourrait dire logico-affective, tant elle charriait d'émotion sous l'impeccable déploiement conceptuel. Vers 1970, il se lança avec Félix Guattari, psychanalyste dissident, dans une entreprise inédite d'une ampleur peu commune, brassant tous les domaines de savoir : Capitalisme et schizophrénie (t. 1 : L' anti-Œdipe, Revue philosophique, n° 1/1996 This content downloaded from 161.23.84.10 on Mon, 28 Dec 2015 12:02:06 UTC All use subject to JSTOR Terms and Conditions 198 Revue philosophique Minuit, 1972 ; t. 2 : Mille plateaux, Minuit, 1980). Celle-ci, par-delà un suc- cès initial riche en malentendus, fut très mal acceptée, tant chez les psy- chanalystes évidemment, que dans les rangs de la philosophie institution- nelle. Pour les deux coauteurs toutefois, il s'agissait de philosophie et de rien d'autre, comme en témoigne le tardif t. 3 : Qu'est-ce que la philosophie ? (Minuit, 1991). Mais d'une philosophie en prise sur les champs sociaux, sol- licitant leurs « lignes de fuite » - tant la philosophie, pour Deleuze, était inspirée par son « dehors », conquérait sa nécessité dans le développement ou l'explication des « signes » qui la bousculent, la mettent hors d'elle et la forcent à penser. Dans le même esprit, il multipliait les confrontations : avec la littérature (Proust et les signes, PUF, 1964 ; Présentation de Sacher- Masoch, Minuit, 1967 ; Kafka, Minuit, 1975 ; L'épuisé, Minuit, 1992 ; Cri- tique et clinique, Minuit, 1993), avec la peinture (Francis Bacon. Logique de la sensation, La différence, 1981), avec le cinéma (L'image-mouvement, Minuit, 1983 ; L'image-temps, Minuit, 1985). Il demeura toute sa vie à l'écart des modes, même et surtout dans le fameux Anti-Œdipe, qui énonçait un concept de désir difficile, exigeant, magistralement concret, à contre-courant du spontanéisme alors régnant. Ces derniers temps, ses textes étaient devenus plus denses, plus heurtés, plus fragiles aussi ; on les disait répétitifs, ce qu'il ne pouvait prendre que comme un compliment étant donné le sens qu'il donnait à ce mot, lui qui définissait le nomadisme comme une manière de voyager sur place et célé- brait, pour son entêtement, le personnage de l'Idiot. Deleuze était ce pen- seur insaisissable qui n'évoluait jamais et ne restait pourtant jamais le même. Nous ne pouvons dire si brièvement ce que fut sa pensée, ni de quelle manière elle continuera de nous hanter. Prenons une entrée qui, pour n'être pas la seule possible, va du moins à l'important. Deleuze énonçait volontiers qu'il y a toujours plusieurs voix dans une voix, et qu'on pense ou écrit pour autant qu'on sait les faire entendre (le discours indirect libre). « II y a toujours un autre souffle dans le mien, une autre pensée dans la mienne, une autre possession dans ce que je possède, mille et mille êtres impliqués dans mes complications : toute vraie pensée est une agres- sion. Il ne s'agit pas des influences que nous subissons, mais des insuffla- tions, des fluctuations que nous sommes...» (Logique du sens, p. 346). Le discours indirect libre n'est pas une manière d'écrire parmi d'autres, il touche au contenu, à la possibilité ou nécessité même d'écrire : ce qu'est la subjectivité, et ses enjeux éthiques. Plusieurs voix dans une voix, de telle sorte qu'on parle et écrit toujours «pour» les voix qu'on fait entendre, responsable « devant » elles. Ces voix sont celles qui nous affectent, diver- sement : chacun de nous, loin d'être un pôle subjectif unique, est une cons- tellation ouverte d'affects. Le sujet naît dans le signe ou la sensation (per- cept-affect), différence constituante qui implique aussi bien une force passive de réception qu'une force active, extérieure, qui l'anime. Il n'est pas une forme originaire d'intériorité mais le produit paradoxal d'une ren- contre, émergeant aux confins du dehors et du dedans, les distribuant tous deux ; sa consistance n'est pas celle d'une essence mais d'un événement à n dimensions, l'événement complexe d' « une vie » (Logique du sens) . De même le désir n'est pas une impulsion interne qui demanderait à s'extério- riser, ni d'abord un manque qu'il faudrait combler, mais une exploration affective propulsée et guidée par la positivité des «signes» captés, un vagabondage informel de toutes les facultés, rabattu seulement par après This content downloaded from 161.23.84.10 on Mon, 28 Dec 2015 12:02:06 UTC All use subject to JSTOR Terms and Conditions Nécrologie 199 sur la structure pseudo-originaire du triangle familial (Proust et les signes ; L'anti-Œdipe - pour cette raison Deleuze estimait n'avoir rien à dire hors des rencontres, philosophiques ou non, qui le travaillaient). Chaque être est une constellation ouverte de rencontres, c'est-à-dire aussi bien « implique » et « complique » une collection inachevée de relations exté- rieures : cela même qui fait consister le sujet rend également très vagues les limites de l'individualité. Dans presque tous ses livres, Deleuze remettait sur le chantier cette articulation du Dehors et du Pli, qu'il tenait pour les deux moitiés d'une logique de l'événement (cf. entre autres Le pli, Minuit, 1988). Que rencontrons-nous ? Certes pas ce qui nous renvoie au Même dont nous sommes censés participer ; moins des individus ou des choses que les signes ou « singularités » émis par eux et qui leur font envelopper autre chose encore, dans une indécision identitaire d'où ils tirent charme et étrangeté. Dès lors, où sont nos meilleures chances de rencontres ? Sans doute pas du côté de l'homme en tant qu'Homme, figure majeure et vide, homogène et universalisante (penser n'est donc pas humaniste, pour autant que l'Homme n'inspire pas l'homme). Mais un homme, étant donné les forces ou facultés qui sont les siennes, est affecté par les plantes, les ani- maux, les éléments ou les intempéries (au besoin enveloppés par les êtres qui nous sont chers, et qui le sont pour cette raison même), et aussi par ce qui, ne valant pas pour un modèle de récognition de l'Homme, peut encore faire l'objet d'une rencontre, nous tirer hors de nos territoires, nous « déterritorialiser » : l'enfance, la féminité, le nomadisme (Mille plateaux) . Dans le champ philosophique, ce sont les auteurs «mineurs», ou qui ne cessent de sortir du rang : Chrysippe, Lucrèce, Spinoza, Hume, Nietzsche, Bergson, Whitehead... (Les auteurs «majeurs» ne sont certes pas moins grands, mais parvenir à les rencontrer au sens fort exige des procé- uploads/Philosophie/ gilles-deleuze-necrologie-francois-zourabichvili.pdf

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