B IB L IO T H È Q U E D E P H I L O S O P H IE C O N T E M P O R A IN E Histoir
B IB L IO T H È Q U E D E P H I L O S O P H IE C O N T E M P O R A IN E Histoire de la Philosophie et Philosophie générale Section dirigée par Pierre-Maxime Schuhl Membre de l’in stitu t, professeur à la Sorbonne UNIVERSIDAD AUTONOMA DE MADRID 5403459429 NIETZSCHE ET LA PHILOSOPHIE G I L L E S D E L E U Z E &■= * V * ' P R E S S E S U N IV E R S I T A IR E S D E F R A N C E ISBN 2 13 038175 8 Dépôt légal — l re édition : 1962 6* édition : 1983, septembre © Presses Universitaires de France, 1962 108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris C h a p i t r e P r e m i e r LE TRAGIQUE 1) L E C O N C E PT D E G É N É A L O G IE Le projet le plus général de Nietzsche consiste en ceci : intro duire en philosophie les concepts de sens et de valeur. Il est évident que la philosophie moderne, en grande partie, a vécu et vit encore de Nietzsche. Mais non pas peut-être à la manière dont il l’eût souhaité. N ietzsche n ’a jamais caché que la philo sophie du sens et des valeurs dût être une critique. Que Kant n ’a pas mené la vraie critique, parce qu’il n ’a pas su en poser le problème en termes de valeurs, tel est même un des mobiles principaux de l’œuvre de Nietzsche. Or il est arrivé dans la philo sophie moderne que la théorie des valeurs engendrât un nouveau conformisme et de nouvelles soumissions. Même la phénom éno logie a contribué par son appareil à m ettre une inspiration nietzschéenne, souvent présente en elle, au service du confor misme moderne. Mais quand il s’agit de Nietzsche, nous devons au contraire partir du fait suivant : la philosophie des valeurs, telle qu’il l’instaure et la conçoit, est la vraie réalisation de la critique, la seule manière de réaliser la critique totale, c’est-à-dire de faire de la philosophie à « coups de marteau ». La notion de valeur en effet im plique un renversement critique. D ’une part, les! valeurs apparaissent ou se donnent comme des principes : une! évaluation suppose des valeurs à partir desquelles elle apprécie les phénomènes. Mais, d’autre part et plus profondément, ce sont les valeurs qui supposent des évaluations, des « points de vue d’appréciation », dont dérive leur valeur elle-même. Le problème \ critique est : la valeur des valeurs, l’évaluation dont procède leur) valeur, donc le problème de leur création. L ’évaluation se définit comme l’élém ent différentiel des valeurs correspondantes : j élém ent critique et créateur à la fois. Les évaluations, rapportées à ' leur élém ent, ne sont pas des valeurs, mais des manières d’être, 9 N IE TZ SC H E E T LA PHIL OSOPHIE des modes d’existence de ceux qui jugent et évaluent, servant précisément de principes aux valeurs par rapport auxquelles ils jugent. C’est pourquoi nous avons toujours les croyances, les sentim ents, les pensées que nous méritons en fonction de notre manière d’être ou de notre style de vie. Il y a des choses qu’on ne peut dire, sentir ou concevoir, des valeurs auxquelles on ne peut croire qu’à condition d’évaluer « bassem ent », de vivre et de j penser « bassem ent ». Voilà l’essentiel : le haut et le bas, le noble et i le vil ne sont pas des valeurs, mais représentent l’élém ent difTé- i rentiel dont dérive la valeur des valeurs elles-mêmes. La philosophie critique a deux m ouvem ents inséparables : \ rapporter toute chose, et toute origine de quelque valeur, à | des valeurs ; mais aussi rapporter ces valeurs à quelque chose ^qui soit com me leur origine, et qui décide de leur valeur. On reconnaît la double lutte de N ietzsche. Contre ceux qui sous traient les valeurs à la critique, se contentant d’inventorier les valeurs existantes ou de critiquer les choses au nom de valeurs établies : les « ouvriers de la philosophie », Kant, Schopenhauer (1). Mais aussi contre ceux qui critiquent, ou respectent, les valeurs en les faisant dériver de simples faits, de prétendus faits objectifs : les utilitaristes, les « savants » (2). Dans les deux cas, la philo sophie nage dans l’élém ent indifférent de ce qui vaut en soi ou de ce qui vaut pour tous. N ietzsche se dresse à la fois contre la haute idée de fondem ent qui laisse les valeurs indifférentes à leur propre origine, et contre l’idée d’une simple dérivation cau sale ou d’un plat com m encement, qui pose une origine indifférente aux valeurs. Nietzsche forme le concept nouveau de généalogie. Le philosophe est un généalogiste, non pas un juge de tribunal à la manière de K ant, ni un m écanicien à la manière utilitariste. Le philosophe est Hésiode. Au principe de l’universalité kan tienne, comme au principe de la ressemblance cher aux utili taristes, N ietzsche substitue le sentim ent de différence ou de distance (élément différentiel). « C’est du haut de ce sentim ent \ de distance qu’on s’arroge le droit de créer des valeurs ou de les I déterminer : qu’importe l’utilité (3) ? » Généalogie veut dire à la fois valeur de l’origine et origine des valeurs. Généalogie s’oppose au caractère absolu des valeurs comme à leur caractère relatif ou utilitaire. Généalogie signifie l’élém ent différentiel des valeurs dont découle leur valeur elle- (1) BM, 211. 2) BM, V Ie Partie. (3) GM, I, 2. LE T RA G IQ UE 3 même. Généalogie veut donc dire origine ou naissance, mais aussi différence ou distance dans l’origine Généalogie veut dire noblesse et bassesse, noblesse et vilénie, noblesse et décadence dans l’ori gine. Le noble et le vil, le haut et le bas, tel est l’élém ent propre ment généalogique ou critique. Mais ainsi comprise, la critique est en même tem ps le plus positif. L ’élém ent différentiel n ’est pas critique de la valeur des valeurs, sans être aussi l’élém ent positif d’une création. C’est pourquoi la critique n ’est jamais conçue par Nietzsche comme une réaction, mais comme une action. N ietzsche oppose l’activité de la critique à la vengeance, à la rancune ou au ressentim ent. Zarathoustra sera suivi par son « singe », par son « bouffon », par son « démon », d’un bout à l’autre du livre ; mais le singe se distingue de Zarathoustra comme la vengeance et le ressentim ent se distinguent de la critique elle-même. Se confondre avec son singe, voilà ce que Zarathoustra sent comme une des affreuses tentations qui lui sont tendues (1). La critique n ’est pas une ré-action du re-senti- m ent, mais l’expression active d’un mode d’existence actif : l’attaque et non la vengeance, l’agressivité naturelle d’une manière d’être, la m échanceté divine sans laquelle on ne saurait imaginer la perfection (2). Cette manière d’être est celle du philosophe, parce qu’il se propose précisément de manier l’élé-| m ent différentiel comme critique et créateur, donc comme un \ marteau. Ils pensent « bassement », dit N ietzsche de ses adver- 1 saires. De cette conception de la généalogie, Nietzsche attend beaucoup de choses : une nouvelle organisation des sciences, une nouvelle organisation de la philosophie, une détermination des valeurs de l’avenir. 2) L E S E N S Nous ne trouverons jamais le sens de quelque chose (phéno mène humain, biologique ou même physique), si nous ne savons pas quelle est la force qui s’approprie la chose, qui l’exploite, qui s’en empare ou s’exprime en elle. Un phénomène n ’est pas une apparence ni même une apparition, mais un signe, un sym ptôm e qui trouve son sens dans une force actuelle. La philosophie tout entière est une sym ptom atologie et une séméiologie. Les sciences sont un systèm e sym ptom atologique et séméiologique. A la dualité m étaphysique de l’apparence et de l’essence, et aussi à la (1) Z, III, « En passant ». (2) Eli, I, 6-7. 4 N IE T Z SC H E E T LA PHIL OSO PHIE relation scientifique de l'effet et de la cause, Nietzsche substitue la corrélation du phénomène et du sens. Toute force est appro priation, domination, exploitation d’une quantité de réalité. Même la perception dans ses aspects divers est l’expression de forces qui s’approprient la nature. C’est dire que la nature elle- même a une histoire. L ’histoire d’une chose, en général, est la succession des forces qui s’en emparent, et la coexistence des forces qui luttent pour s’en emparer. Un même objet, un même phénomène change de sens suivant la force qui se l’approprie. L ’histoire est la variation des sens, c ’est-à-dire « la succession des phénomènes uploads/Philosophie/ gilles-deleuze-nietzsche-et-la-philosophie-pdf.pdf
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- Publié le Apv 25, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
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