Revue Philosophique de Louvain L'histoire dont les événements sont des pensées.

Revue Philosophique de Louvain L'histoire dont les événements sont des pensées. Hegel et l'histoire de la philosophie Christophe Bouton Citer ce document / Cite this document : Bouton Christophe. L'histoire dont les événements sont des pensées. Hegel et l'histoire de la philosophie. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, tome 98, n°2, 2000. pp. 294-317; https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_2000_num_98_2_7301 Fichier pdf généré le 26/04/2018 Résumé Pour quelle raison la philosophie se manifeste-t-elle comme un développement dans le temps et comporte-t-elle une histoire? Quels sont, au juste, l'origine et le statut de l'histoire de la philosophie? Cette étude s'efforce de dégager et d'analyser les réponses que Hegel a apportées à ces questions, en suivant deux démarches complémentaires: l'étude des différentes versions de l'introduction aux leçons sur l'histoire de la philosophie, étalées de 1820 à 1831, qui est rendue possible par l'édition critique de P. Garniron et W. Jaeschke, parue en 1994; la confrontation de l'histoire de la philosophie avec la philosophie de l'histoire, s'il est vrai, comme nous essayons de le montrer, que Hegel s'est fortement inspirée de cette dernière pour concevoir l'histoire des pensées. De ce point de vue, les pensées des philosophes apparaissent comme des événements spécifiques, susceptibles d'être appréhendés diversement, dans la représentation ou le concept, et dotés d'une temporalité propre, qui se laisse caractériser par les notions d'«omnitemporalité» et de «coprésence». Abstract Why does philosophy manifest itself as a development in time and why has it a history? What precisely is the origin and the status of the history of philosophy? This study seeks to uncover and analyse Hegel's replies to these questions by using two complementary means: by studying the different versions of the introduction to the lectures on the history of philosophy, extending from 1820 to 1831, which has been made possible by the critical edition of P. Garniron and W. Jaeschke published in 1994; the confrontation of the history of philosophy with the philosophy of history, if it is true, as we aim to show, that Hegel drew major inspiration from the latter in envisaging the history of thought. From this point of view, the thoughts of philosophers appear as specific events, susceptible of being apprehended differently, in representation or concept, with a temporality of their own, which can be characterized by the notions of «omni temporality» and of «coprésence». (Transi, by J. Dudley). L'histoire dont les événements sont des pensées Hegel et l'histoire de la philosophie Dans l'introduction du cours de Berlin de 1820 consacré à l'histoire de la philosophie, Hegel, qui éprouve le besoin de donner une justification de fond à sa démarche, fait cette remarque concernant le problème de la manifestation temporelle de l'esprit: «La question la plus immédiate qui peut être posée à ce sujet concerne cette différence dans la manifestation (Erscheinung) de l'idée elle-même, qui vient d'être opérée: la question de savoir comment il se fait que la philosophie se manifeste comme un développement dans le temps et qu'elle ait une histoire. La réponse empiète sur la métaphysique du temps (in die Metaphysik der Zeit) et ce serait une digression qui nous éloignerait de notre objectif si l'on indiquait ici autre chose que les moments qui importent pour répondre à cette question»1. La métaphysique du temps est cette partie de la philosophie qui doit répondre à la question de la possibilité de sa propre histoire. Or, l'examen détaillé d'une telle science est rejeté aussitôt comme une digression, et renvoyé sine die. Par la suite, il semble que Hegel n'ait plus employé cette expression, et la métaphysique du temps est demeurée une science introuvable. Certains commentateurs ont fait usage de cette formule sans 1 G.W.F. Hegel, Vorlesungen. Ausgewàhlte Nachschriften und Manuskripte, Band 6, Vorlesungen iïber die Geschichte der Philosophie, Teil I, Einleitung, Orientalische Philosophie (noté EGPh), hrsg. von P. Garniron und W. Jaeschke, F. Meiner, Hamburg, 1994, p. 29. La formule Metaphysik der Zeit, qui est de la main de Hegel, est à notre connaissance un hapax dans l'œuvre de ce dernier. Nous citerons entre parenthèses cette nouvelle édition qui remplace celle de J. Hoffmeister, Vorlesungen uber die Geschichte der Philosophie, Einleitung: System und Geschichte der Philosophie, F. Meiner, Leipzig, 1940 (traduite par J. Gibelin chez Gallimard en 1954). L'édition critique a notamment l'avantage de présenter séparément les textes des leçons de Berlin que Hoffmeister avait mêlés: les manuscrits de Hegel de 1820 et de 1823 (Hoffmeister situait à tort ce dernier texte dans la période de Heidelberg), les manuscrits d'auditeurs de 1819, 1820/21, 1823/24, 1825/26, 1827/28, 1829/30 et 1831. Signalons que les manuscrits de Hegel de 1820 et 1823 se trouvent également dans le tome 18 des Gesammelte Werke, Vorlesungsmanuskripte II (1816-1831), Hamburg, F. Meiner, 1995, respectivement p. 33-94 et p. 95-106. L 'histoire dont les événements sont des pensées 295 l'interroger ni la justifier2. D'autres se sont demandé quelle pouvait en être la signification précise, à l'instar de Remo Bodei qui tente, en suivant de près les suggestions de Hegel, de reconstuire dans ses grandes lignes cette métaphysique du temps3. Il convient cependant de ne pas réduire cette science singulière au seul domaine de l'histoire de la philosophie. La réponse au problème soulevé par l'existence de cette histoire «empiète» sur le domaine de la métaphysique du temps, mais n'épuise pas celui-ci. Ce même problème se retrouve dans l'ensemble de la philosophie de l'esprit, où la manifestation temporelle de l'esprit est à chaque fois une énigme qui doit être expliquée. Comment sont compossibles la nécessaire révélation de l'absolu et son effectivité temporelle4? Telle est sans doute l'interrogation lancinante de la métaphysique du temps. Pourquoi Hegel ne s'est-il pas engagé dans l'élaboration de celle-ci? A-t-il reculé devant l'ampleur et la complexité de la tâche? Notre propos n'est pas de résoudre cette question laissée sans réponse par le philosophe. Il s'agit plutôt, sur la base des problèmes posés par la métaphysique du temps, d'interroger la temporalité propre de l'esprit telle qu'elle se donne à voir dans l'histoire de la philosophie. C'est donc non pas le contenu de celle-ci, mais, plus en amont, sa conception générale qu'il nous faut examiner. Comment Hegel peut-il articuler l'éternité de l'esprit, qui préside selon lui au progrès des philosophies, et le temps qui est l'élément incontournable de ce progrès? Quel est ce temps dans lequel se déroulent les philosophies? La tâche n'est certes pas aisée, s'il est vrai que l'esprit absolu, qui se manifeste dans l'art, la religion et la philosophie, semble absolument éternel, tandis que l'historicité de l'esprit objectif s'affirme constamment. 2 Comme Bernhard Lakebrink, «Hegels Metaphysik der Zeit», Philosophisches Jahrbuch, Mûnchen, 74, 1966/67, p. 284-293, et O. D. Brauer, qui se contente d'identifier la «métaphysique du temps» à «une théorie du temps historique», Dialektik der Zeit, Untersuchungen zu Hegel's Metaphysik der Weltgeschichte, Stuttgart, Fromman, 1982, p. 175. 3 Cf. R. Bodei, «Die «Metaphysik der Zeit» in Hegels Geschichte der Philosophie», in Hegels Logik der Philosophie, hrsg. von D. Henrich und R.-P. Horstmann, Stuttgart, 1982, p. 79-98. Dans cette belle étude, l'auteur ne pense toutefois jamais à confronter l'histoire de la philosophie de Hegel avec sa philosophie de l'histoire, qui entretient pourtant avec cette dernière un rapport essentiel d'analogie, que nous essaierons de dégager. 4 Cf. sur ce point l'interprétation de Stephan Majetschak, Die Logik des Absoluten. Spekulation und Zeitlichkeit in der Philosophie Hegels, Berlin, Akademie Verlag, 1992, p. 319: «c'est comme problème de la compatibilité entre la révélation (de l'absolu) qui se manifeste dans chaque effectivité et la diversité historique que les problèmes de la «métaphysique du temps» deviennent pertinents». 296 Christophe Bouton Cette opposition est renforcée par la présentation «abrégée» de V Encyclopédie, dans laquelle le devenir historique de l'esprit absolu reste dans l'ombre au profit du seul résultat, créant l'illusion d'une éternité pure, dénuée de tout rapport au temps. Mais les nombreuses leçons de Hegel montrent au contraire, nous le savons, qu'il existe une histoire de l'art, une histoire de la religion et une histoire de la philosophie5. Cette historicité de l'esprit absolu ne va pas de soi, et c'est pourquoi elle constitue le paradoxe de la métaphysique du temps, particulièrement flagrant dans le cas de la philosophie. L'histoire de la philosophie avant Hegel Est-il une meilleure preuve de l'historicité de l'esprit absolu, que l'existence d'une histoire de la philosophie? Cette historicité présente de prime abord une difficulté, maintes fois soulignée par Hegel au début de ses leçons sur l'histoire de la philosophie. La philosophie a affaire à la vérité qui est «éternelle et impérissable», alors que l'histoire raconte «ce qui est arrivé, donc ce qui est contingent, passager et passé» {EGPh, p. 13)6. L'opposition de l'esprit à l'histoire est ici d'autant plus grande que la pensée proprement philosophique, contrairement à la représentation religieuse, est à première vue parfaitement éternelle et étrangère au temps. Si la résolution de ce paradoxe est la fin ultime, sans doute la plus délicate, de la métaphysique du temps, elle renvoie plus précisément aux trois problèmes qui délimitent le champ d'application de celle-ci: la possibilité de la manifestation temporelle de l'esprit, le dépassement du temps par la pensée, l'élévation de uploads/Philosophie/ histoire-dont-les-evenements-sont-les-pensees.pdf

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