Gilbert Hottois La technoscience : entre technophobie et technophilie Dans les

Gilbert Hottois La technoscience : entre technophobie et technophilie Dans les années 1950, Pierre Ducassé, philosophe et historien des techniques, soulignait la difficulté pour la philosophie de penser la technique, en même temps qu'il décrivait trois attitudes typiques mais inadéquates : l'antitechnicisme, la technophilie et l'indifférence1. Il s'étendait sur la première comme relevant d'une "très vieille tradition de méfiance pour l'artifice" et de "confiance en l'ordre naturel", fort fréquentée par les penseurs historiques et contemporains. Il jugeait la technophilie "par définition hors de la philosophie", puisqu'elle postule qu'il y a une solution technique à tout problème et adopte ainsi une position philosophiquement suicidaire, malheureusement caractéristique d'un grand nombre de penseurs qui abordent la technique d'une manière positive. Quant à l'indifférence, elle se fonderait sur l'illusion de la "prétendue neutralité de la technique", celle des moyens, sans intérêt pour la philosophie soucieuse de l'ordre des fins. L'indifférence dérobe ainsi, a priori, tout débat sur la question de la technique jugée insignifiante. Dans sa présentation de la philosophie de la technique2, Jean-Yves Goffi remarque : "L'énumération des auteurs qui ont émargé à la longue liste de la technophobie contemporaine est pratiquement infinie." (oc, p-11). Cette appréciation s'applique en particulier aux philosophes et intellectuels français. I Technophobie et autonomie de la technoscience Dès la mi-temps du XXème siècle, deux penseurs influencèrent la pensée de la technique : J. Ellul et M. Heidegger. Le premier allait devenir une sorte d'archétype d'une position anti- techniciste et technophobe, accusant, jusqu'à la caricature, un aspect de la technique contemporaine : l'autonomie alléguée de son développement. Il écrivait, en 1954, dans La technique ou l'enjeu du siècle3 : "La technique est autonome (...). Elle l'est d'abord à l'égard de l'économie ou de la politique. (...) La technique conditionne et provoque les changements sociaux, politiques et économiques. Elle est le moteur de tout le reste, malgré les apparences, malgré l'orgueil de l'homme qui prétend que ses théories philosophiques ont encore une puissance déterminante et que ses régimes politiques sont décisifs dans l'évolution (...). L'autonomie se manifeste à l'égard de la morale et des valeurs spirituelles. La morale juge de problèmes moraux ; quant aux problèmes techniques, elle n'a rien à y faire. (…) L'homme participe de moins en moins activement à la création technique, qui devient une sorte de fatalité, par combinaison automatique d'éléments antérieurs." (oc, p.121-123). L’autonomie de la technique comporte que : - ce qui est techniquement possible sera réalisé en un mouvement d’auto-accroissement sans but hors de lui-même ; les humains ne sont plus que des vecteurs appliquant cet impératif technicien ; - la conception de la technique comme un ensemble de moyen au service des humains est un mythe ; la technoscience, est une, universelle, englobante et transversale par rapports aux cultures, en fait - la technique est planétaire -, et en droit : les lois scientifiques sont universelles. La logique technoscientifique qui invente pour tout problème la solution la plus efficace s'impose partout identique, malgré la diversité des cultures et traditions qu'elle plie à son service ou supprime ; elle est donc totalitaire ; 1 Les techniques et le philosophe, PUF, 1958 2 La philosophie de la technique, PUF, 1988 3 Armand Colin - la technique et la science ne peuvent constituer une authentique culture, car elles présentent leurs solutions comme nécessaires sans laisser de place à une liberté de choix entre des possibles ; une véritable culture est toujours symbolique et traditionnelle, enracinée dans une histoire et un lieu particuliers ; - la technique est donc anti-humaniste ; la seule issue est dans le retour à la tradition, à la civilisation du symbole et du verbe, nommément la culture chrétienne. "Une culture technicienne est essentiellement impossible" souligne encore Ellul en 19874, cette expression constitue "un abus de sens et un non-sens". II Critiques du mythe de l'autonomie de la technoscience La critique de la thèse de l'autonomie de la technoscience a été développée principalement à partir de deux courants philosophiques importants : la phénoménologie et l'Ecole de Francfort. Du point de vue de la phénoménologie, cette thèse exprime une dangereuse illusion, le fourvoiement d'une partie considérable de la conscience occidentale qui nie la subjectivité et l'intersubjectivité de la vie et de l'esprit sources de tout rapport au monde, y comprise l'approche technoscientifique qui se donne pour objective et autonome. Michel Henry a, récemment, réactualisé cette critique, avec sa phénoménologie de la vie qui décrit la civilisation technoscientifique comme une "barbarie", issue d'une tentative de la vie ou de la subjectivité de se nier elle-même en s'objectivant afin de ne plus éprouver sa souffrance et l'angoisse de sa condition. "Une vie qui se nie elle-même, l'auto-négation de la vie, tel est l'événement crucial qui détermine la culture moderne en tant que culture scientifique."(La Barbarie, p.93). L'autonomisation de la technique, serait l'ultime avatar d'un processus remontant au moins à l'institution de la science moderne mathématique et technicienne qui a commencé par mettre entre parenthèses la subjectivité. Du point de vue phénoménologique, la volonté d'indépendance par rapport à l'(inter)subjectivité est vouée à l'échec et croire à une telle autonomie de la science et de la technique est une erreur. Cette erreur et l'impasse où elle entraîne sont appauvrissantes, voire mortifères pour l'humanité. Dans la perspective de la philosophie politique et sociale inspirée par l'Ecole de Francfort ainsi que dans celle du courant sociologique du constructivisme social des sciences et des techniques, développé aux Etats-Unis à partir des années 1980, la thèse de l'autonomie de la technoscience est à dénoncer davantage comme une mystification, entretenue par certaines fractions de la société qui y trouvent leur intérêt, que comme une malheureuse illusion associée au destin de la conscience occidentale. Le développement technoscientifique est toujours voulu et planifié par des hommes, politiquement, économiquement et juridiquement. L'idéologie de l'autonomie de ce développement joue en faveur d'une minorité sociale quelquefois identifiée comme "techno-capitaliste" et l'innocente des conséquences négatives éventuelles du progrès technoscientifique aux yeux du reste de la société. L’enjeu consiste dès lors à ouvrir les yeux à ceux qui subissent le mouvement sans pouvoir décider ni faire valoir leurs propres intérêts. Il faut que le développement technoscientifique soit réapproprié par la société tout entière et que les choix qui l'orientent soient faits par tous les intéressés également informés. Les choix doivent être faits à la lumière de la raison pratique qui s'exprime au fil de la discussion argumentée, universelle et libre. Il s'agit d'un idéal irréalisable hic et nunc, mais qui doit inspirer déjà et toujours nos discours et nos prises de position. Il n'y a donc aucune nécessité, fatalité ou automaticité du développement technoscientifique, seulement des décisions collectives, plus ou moins conscientes, rationnelles et sans contraintes. La philosophie sociale et politique inspirée par Apel-Habermas postule que ces décisions peuvent 4 Le bluff technologique, Hachette, p.175-182 et doivent devenir de plus en plus rationnelles, c'est-à-dire universelles et respectueuses des intérêts de tous les humains. Ce rationalisme universaliste est caractéristique de la Modernité dite "humaniste" qu'une partie importante de la philosophie sociale et politique contemporaine prolonge5. Mais la critique de la thèse de l'autonomie de la technoscience n'implique pas nécessairement une telle position. Des philosophies post-modernes ou communautariennes estiment également que les orientations des développements technoscientifiques procèdent de décisions collectives. Elles considèrent toutefois que des communautés différentes peuvent faire des choix technoscientifiques et sociétaux divers, que les choix sont toujours seulement plus ou moins étendus, mais jamais universels. L'impératif rationaliste qui enjoint de viser par principe l'universel ne serait lui-même que l'idéologie propre à une certaine tradition occidentale, donc à une certaine communauté, qui n'a cessé d'étendre son emprise sur l'humanité durant les temps modernes, avec l'aide des savoirs-pouvoirs technoscientifiques. Toutes ces philosophies sociales et politiques ont été dénoncées par J. Ellul qui n'y voit que des illustrations diverses, subtiles, de la rationalité technicienne. III La technophobie heideggérienne Les conceptions de Heidegger comportent une réaction à l'égard de la technoscience contemporaine qui n'est pas sans analogie avec celle de J. Ellul. Les Essais et conférences6, qui contiennent le texte célèbre intitulé "La question de la technique", publiés en 1954 disent l'essentiel à propos du sens profond de la technique, primitive et contemporaine. Heidegger interprète la technique ou la technoscience contemporaine comme l'aboutissement extrême de l'Histoire de l'Être, qui est, dit simplement, l'histoire de la manière dont, en Occident depuis 2500 ans, l'homme a répondu à la question philosophique la plus essentielle : Qu'est-ce qui est ? Quel est le sens de l'être ? Or, une première réponse, la plus originelle et la plus authentique qui nous soit parvenue depuis l'aube de la pensée philosophique grecque, est : l'Être est physis. La physis est ce qui croît, s'épanouit et se dévoile de soi-même. Être-comme-Nature, la physis comprend tout, l'homme inclus. Mais elle a aussi, d'une certaine manière, besoin de l'homme, car tout ne s'épanouit et ne se déploie pas de soi-même. La technè est ce savoir-et- faire propre à l'homme qui doit aider à l'épanouissement et au dévoilement de ce qui, au sein de la physis, requiert l'assistance de l'homme. 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