Les interprétations de la mécanique quantique : une vue d'ensemble introductive

Les interprétations de la mécanique quantique : une vue d'ensemble introductive Thomas Boyer-Kassem TiLPS, Université de Tilburg, Pays-Bas Paru dans Implications Philosophiques, sept. 2015 Résumé : La mécanique quantique est une théorie physique contemporaine réputée pour ses défis au sens commun et ses paradoxes. Depuis bientôt un siècle, plusieurs interprétations de la théorie ont été proposées par les physiciens et les philosophes, offrant des images quantiques du monde, ou des métaphysiques, radicalement différentes. L'existence d'un hasard fondamental, ou d'une multitude de mondes en-dehors du nôtre, dépend ainsi de l'interprétation adoptée. Cet article, en s'appuyant sur le livre Boyer-Kassem (2015), Qu'est-ce que la mécanique quantique ?, présente trois principales interprétations quantiques, empiriquement équivalentes : l'interprétation dite orthodoxe, l'interprétation de Bohm, et l'interprétation des mondes multiples. 1. Introduction À quoi ressemble le monde de l'infiniment petit ? Quelles sont les entités qui le peuplent et les lois qui en règlent le cours ? Existe-t-il un hasard fondamental, ou le monde est-il déterministe dans ses moindres recoins ? Il existe une théorie physique contemporaine qui permet de répondre à ces questions : la mécanique quantique1. Ou plutôt, elle autorise à chaque fois plusieurs réponses, car il est possible d'avoir des interprétations différentes de cette théorie, et il n'existe pas véritablement de consensus actuellement parmi les physiciens ou parmi les philosophes concernant la bonne interprétation quantique. Les interprétations quantiques offrent des images différentes du monde dans lequel la théorie est vraie, avec des types d'entités et de propriétés différents. Autrement dit, il n'y a pas d'accord parmi les physiciens ou les philosophes sur ce qui compose le monde de l'infiniment petit ! Toutefois, ces différentes interprétations sont empiriquement équivalentes au sens où elles ne peuvent être départagées par l'expérience. Cela signifie que les physiciens ne sont pas en désaccord sur les prédictions expérimentales – les interprétations de la mécanique quantique ne sont pas des théories concurrentes en un sens fort. Le fait qu'elles soient toutes autant adéquates empiriquement explique en partie l'absence de consensus parmi les spécialistes. Les interprétations proposent des images quantiques du monde radicalement différentes. En quoi cette pluralité d'interprétations et d'images du monde est-elle un problème philosophique ? Elle l'est pour tout projet métaphysique, qui s'attache à dire quels sont les objets, les catégories, les propriétés de notre monde. Par exemple : existe-t-il plusieurs mondes parallèles ? La Nature est-elle régie par du hasard ? Les interprétations quantiques peuvent fournir des explications différentes d'un même phénomène : devrait-on renoncer à l'idée qu'une explication puisse être la meilleure ? Le but de cet article est d'introduire aux principales interprétations quantiques qui concentrent l'essentiel des discussions philosophiques, et plus particulièrement de préciser l'image du monde quantique que chacune offre. Trois interprétations, parmi les plus populaires aujourd'hui chez les physiciens et les philosophes de la physique, sont considérées ici : l'interprétation dite « orthodoxe », l'interprétation de Bohm, et l'interprétation des mondes multiples. J'emprunte dans cet article de généreux extraits à mon ouvrage Qu'est-ce que la mécanique quantique ?, paru chez 1 Cet article se limite à la mécanique quantique non-relativiste, c'est-à-dire dans laquelle les effets de la relativité ne sont pas pris en compte. La théorie qui les prend en compte est la théorie quantique des champs. Vrin en 2015, auquel le lecteur est renvoyé pour une présentation plus détaillée des interprétations quantiques, mais aussi de la non-localité et du théorème de Bell. 2. L'interprétation orthodoxe Considérons tout d'abord l'interprétation que l'on trouve, au moins implicitement, dans la très grande majorité des manuels contemporains de mécanique quantique2, et qui est enseignée presque partout dans le monde universitaire. Pour cette raison, on l'appelle généralement l'interprétation « orthodoxe ». Elle s'est imposée dès les années 1930, notamment à la suite des travaux de Bohr et de Heisenberg. Formulation de la théorie La mécanique quantique requiert que soit tout d'abord précisé le système physique considéré, par exemple un atome3. La théorie attribue à ce système un certain état mathématique, appelé aussi fonction d'onde, traditionnellement noté entre les symboles « | » et « > ». Un état qui décrit un atome qui se trouve à un certain endroit, ici, sera par exemple noté « | ici > ». L'état quantique permet de faire des prédictions expérimentales. En mécanique quantique, les prédictions ont la particularité d'être probabilistes : la théorie donne seulement la chance que tel ou tel résultat soit obtenu. À la question : « quelle sera la position de l'atome à tel moment ? », la mécanique quantique peut par exemple prédire qu'il y a 1 chance sur 2 qu'il se trouve ici et 1 chance sur 2 qu'il se trouve là, comme c'est le cas avec l'état « | ici > + | là > ». On parle alors d'état superposé entre l'état « | ici > » et l'état « | là > ». Si aucune mesure n'est effectuée sur le système, son état évolue sans à-coup particulier, selon une équation dite « de Schrödinger ». Si une mesure est effectuée, l'état du système peut changer brusquement lors de cette mesure. En fonction du résultat obtenu lors de la mesure, un nouvel état est attribué au système. Dans le cas le plus simple, il s'agit de l'état correspondant au résultat de la mesure, et un système qui était dans l'état « | ici > + | là > » qui est mesuré ici verra son état projeté sur « | ici > ». L'interprétation orthodoxe considère donc, de façon générale, qu'une mesure ne révéle pas l'état du système, mais le modifie, et ce de façon aléatoire. L'image orthodoxe du monde Précisons maintenant l'image du monde selon l'interprétation orthodoxe de la mécanique quantique. Tout d'abord, l'état du système (ou la fonction d'onde) n'est pas considéré comme une entité du monde, ou comme référant ou correspondant à un objet du monde. Il est seulement considéré comme un outil prédictif, qui permet de calculer les différentes probabilités de mesure. Ce ne sont pas les états des systèmes, mais les systèmes quantiques eux-mêmes qui ont le statut d'entités, au sens où ils composent l'image du monde et peuvent recevoir des propriétés. Le monde orthodoxe se compose d'électrons, de photons ou de molécules. Une autre caractéristique du monde orthodoxe est certainement moins intuitive : un système n'a pas toujours de propriété. Dans de nombreux cas, l'interprétation orthodoxe n'attribue pas de position, de vitesse ou d'énergie à un atome, ou elle dit que ces propriétés ne sont pas définies. Plus précisément, un système est considéré comme ayant une propriété seulement lorsque le résultat de mesure peut être prédit avec certitude. C'est par exemple le cas immédiatement après une mesure. En effet, la mesure a réduit l'état du système sur un état propre, correspondant au résultat de la mesure. Par exemple, l'état | ici > + | là > a été réduit sur l'état | là >, si le système a été mesuré là. À 2 En français, on consultera par exemple C. Cohen-Tannoudji et al. 1973. 3 Les atomes sont des constituants de la matière, de taille environ un million de fois plus petit qu'un millimètre. On trouve des atomes d'oxygène, de carbone ou d'azote par exemple. L'origine grecque du mot « atome » signifie qu'il ne peut être divisé, mais les physiciens se sont ensuite rendus ce n'est pas exact : un atome se compose d'un noyau et d'électrons, qui peuvent être séparés. un tel état propre, la mécanique quantique associe une propriété, dans notre exemple la position, avec la valeur « là ». Cela est cohérent et d'une certaine façon bienvenu : juste après une mesure où le système a été trouvé là, on peut encore dire qu'il est là. A contrario, on dit que le système avec l'état | ici > + | là > n'a pas de position, parce que la prédiction quantique n'est pas certaine. Comment doit-on comprendre les probabilités qui sont au cœur des prédictions de la mécanique quantique ? Selon l'interprétation orthodoxe, ces probabilités sont le signe d'un hasard fondamental ou, pour le dire autrement, le monde est indéterministe. Le hasard survient lors d'une mesure, au moment de la réduction que subit l'état du système. Cette réduction est aléatoire : rien, au sein du système quantique lui-même ou de l'appareil de mesure, ne pré-détermine le résultat de la mesure et la projection de l'état suivant tel ou tel nouvel état. Ce qui est fixé, en revanche, c'est la régularité statistique avec laquelle les différents résultats sont obtenus, pour un état donné. Par exemple, pour un système dans l'état | ici > + | là >, on l'observe expérimentalement effectivement en moyenne 1 fois sur 2 ici et 1 fois sur 2 là4. Comme le résultat de la mesure n'est déterminé par rien de plus que cette régularité statistique, on dit que les probabilités employées dans les prédictions de la théorie sont à interpréter objectivement, c'est-à-dire qu'elles représentent un hasard objectif, réel. Dieu joue vraiment aux dés, pour ainsi dire. Même lui ne peut dire, avant le résultat de mesure, si le système uploads/Philosophie/ interpretacion-de-la-mecanica-cuantica.pdf

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