Les Erreurs de la théorie générale de Lord Keynes ∗ Jacques Rueff 1947 Avis au l
Les Erreurs de la théorie générale de Lord Keynes ∗ Jacques Rueff 1947 Avis au lecteur Ce chapitre a pour objet le troisième article que Jacques Rueffa écrit sur la question du chômage 1, Par opposition aux deux précédents, il ne s’intéresse qu’à un problème théorique : l’équilibre économique de Keynes, c’est-à-dire l’équilibre en situation de chômage. Jacques Rueffse pose la question de savoir jusqu’où la flexibilité des prix et des salaires garantit un équilibre de plein-emploi et de prix stables. Son point de départ est la situation keynésienne dans laquelle il y a une demande globale insuffisante et du chômage. D’après les premiers écrits de Jacques Rueff, on sait que le chômage peut être éliminé par une baisse du taux de salaire réel. Dans la mesure où la stabilité des prix reste l’autre objectif de politique économique, il faut faire baisser le taux de salaire réel en abaissant le taux de salaire nominal. Pour endiguer l’insuffisance de la demande globale, il n’est pas possible de faire appel au mécanisme automatique d’augmentation de la demande totale qu’est la baisse du niveau général des prix (effet Keynes ou/et effet Pigou) si on veut la stabilité des prix. Si la baisse de la demande globale a pour cause une variation de la préférence pour la liquidité (augmentation des encaisses désirées), seule une expansion de l’offre de monnaie peut fournir les ∗Jacques Rueff, Œuvres complètes II, Théorie monétaire 2, Chapitre XII. Reproduit de la Revue d’économie politique, 57, janvier-février 1947, pp. 5-33. English title: "The Fallacies of Lord Keynes’ General Theory". 1 Il y a un quatrième et dernier article sur le chômage intitulé : « L’ère keynésienne » [1976] objet du chapitre XII du tome III Politique économique. Cet article est essentiellement un résumé des idées de Jacques Rueffsur le chômage et l’économie de Keynes telles qu’on peut les lire dans ce chapitre et les deux chapitres précédents. 1 encaisses supplémentaires. C’est ici que Jacques Rueffrevient sur certaines idées analysées dans L’Ordre social [1945] à propos de la régulation monétaire et qu’on retrouve dans la section A (en particulier, chapitre VI). Ce troisième article sur le chômage donna lieu à un commentaire de James Tobin 2 et à une réponse de Jacques Rueff3. Tobin commence son Comment par ces mots : Le texte polémique de M. Jacques Ruefftente d’exposer à la fois les erreurs de la théorie keynésienne et les dangers de la politique keynésienne. Je vais montrer que, quelles que soient les erreurs que peut contenir la théorie keynésienne et quels que soient les dangers de la politique keynésienne, M. Rueffne les a pas découverts. 4 La "Reply" de Rueffainsi : L’article qu’écrit M. Tobin est très utile. En donnant claire- ment les raisons qui font que je n’ai pas convaincu l’auteur, il me donne l’occasion de faire un exposé plus précis et, j’espère, de renforcer les arguments qui répondent par avance aux critiques qu’il contient. 5 Plusieurs notes de bas de page indiquent les différents points que critique Tobin et auxquels Rueffrépond. Georges Lane 2 Tobin, "The Fallacies of Lord Keynes’ General Theory : Comment", Quarterly Journal of Economics, 62, novembre 1948, p. 763–770. 3 "Reply", Quarterly Journal of Economics, 62, novembre 1948, p. 771–782. 4 Op. cit., p. 763. 5 Op. cit., p. 771. 2 L a théorie de Keynes – telle qu’elle est exposée dans son ouvrage de 1936 Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie 6 – domine toute la pensée économique de notre temps. Son auteur ne dissimule pas qu’elle prouve l’inanité de la théorie classique et qu’elle est destinée à la remplacer. « Nous démontrerons », dit-il, « que les postulats de la théorie classique ne s’appliquent qu’à un cas spécial et non au cas général. . . Au surplus, les caractéristiques du cas spécial auquel cette théorie s’applique se trouvent ne pas être celles de la société économique où nous vivons réellement. Son enseignement ne peut donc être que trompeur et néfaste si on prétend appliquer ses conclusions aux faits que nous connaissons ». 7 Mais la théorie nouvelle n’a pas seulement un objet philosophique. Elle conduit à des règles d’action, notamment dans la lutte contre la principale maladie des sociétés modernes : le chômage permanent. C’est surtout par cet aspect qu’elle s’est imposée à l’opinion. Elle est la doctrine du « plein emploi ». Expliquant le mal et apportant le moyen de le guérir, elle a été pour le monde un immense soulagement. En tant que remède contre le chômage, elle a vite débordé la science économique pour devenir un véritable instrument de gouvernement. Elle a suscité, en Angleterre et au Canada, deux livres blancs, aux États-Unis un projet de loi, « le Murray bill pour le plein emploi » (1945), qui prétendent lier les gouvernements à ses prescriptions. La nouvelle Constitution française oblige le gouvernement à présenter chaque année « un plan économique national ayant pour objet le plein emploi des hommes et l’utilisation rationnelle des ressources matérielles ». Le Comité économique des Nations-Unies s’appelle « Comité des ques- tions économiques et de l’emploi ». Enfin, la Conférence internationale qui doit établir le statut des échanges et dont la première session s’est tenue à Londres en octobre-novembre 1946 est la Conférence du commerce et de l’emploi. La philosophie keynésienne est incontestablement, aujourd’hui, le fonde- ment d’une politique mondiale. Demain, si, comme il est probable, le spectre du « sous-emploi » apparaît de nouveau sur le monde, elle sera l’universel recours des peuples et des gouvernements. 6 J. M. Keynes, The General Theory of Employement, Interest and Money, Macmillan, Londres, 1936, traduction de J. de Largentaye, Payot, Paris, 1969. 7 Trad. française, op. cit., p. 25. 3 Si elle est vraie, elle aura sauvé le monde. Si elle est fausse, elle pourra le conduire à des catastrophes, en le vouant à des remèdes inefficaces, susceptibles d’aggraver immensément le mal. Pour tous ceux que préoccupe l’avenir des sociétés humaines, il n’est donc pas actuellement de questions plus importantes que celles que soulève la théorie de Lord Keynes, ni de devoir plus pressant que celui de porter un jugement sur la valeur des explications qu’elle propose et l’efficacité des remèdes qu’elle suggère. C’est ce devoir que, pour ma part, j’accomplis ici. Cependant, en formulant les critiques que me paraît appeler la théorie keynésienne, j’ai le vif regret de ne le faire – au moins par écrit – qu’après la mort de son auteur. Heureusement, ses partisans sont si nombreux, si actifs et si puissants que mes scrupules s’en trouvent quelque peu atténués. Au surplus, j’ai déjà eu l’honneur d’une polémique avec Lord Keynes. Bien loin de fuir la discussion, il m’avait, en 1929, ouvert les colonnes de l’Economic Journal, qu’il dirigeait, en publiant un article intitulé : « Les idées de M. Keynes sur le problème des transferts » 8. À l’égard de la théorie nouvelle, il a de même appelé la critique : « L’auteur d’un livre comme celui-ci, dit-il dans sa préface, était obligé de cheminer en des sentiers inconnus ; la critique et l’échange d’idées lui sont d’une utilité extrême s’il désire ne pas commettre un nombre excessif d’erreurs. On est surpris des absurdités qu’on peut admettre lorsqu’on réfléchit trop longtemps seul. » En publiant le présent article, c’est donc à l’invitation de Lord Keynes lui-même que je réponds. I Résumé de la thèse keynésienne Pour ne pas risquer de trahir la pensée de l’auteur de la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, je prends le résumé de sa doctrine dans son propre ouvrage (p. 49 de la traduction française) : Les grandes lignes de notre théorie peuvent être décrites comme suit : lorsque l’emploi croît, le revenu réel augmente. Or, l’état d’esprit de la communauté est tel que, lorsque le revenu réel global croît, la consommation globale augmente, mais non du même montant que le revenu. Par suite, les employeurs réaliseraient une perte si l’emploi supplémentaire était consacré en totalité à produire des biens de 8 Economic Journal, 39, septembre 1929, p. 388–399. Réédité dans la troisième partie, chap. IX de ce tome. 4 consommation. Pour qu’un certain volume d’emploi soit justifié, il faut donc qu’il existe un montant d’investissement courant suffisant pour absorber l’excès de la production totale sur la fraction de la production que la communauté désire consommer lorsque l’emploi se trouve à ce niveau. Car, faute d’un tel montant d’investissement, les recettes des entrepreneurs seraient inférieures au chiffre nécessaire pour les décider à offrir ce volume d’emplois. Il s’ensuit que, pour une valeur déterminée de ce que nous appellerons la propension de la communauté à consommer, c’est le montant de l’investissement courant qui détermine le niveau d’équilibre de l’emploi. . . Ainsi, la propension à consommer et le montant de l’investissement nouveau étant donnés, il n’y aura qu’un seul volume de l’emploi compatible avec l’équilibre. . . Mais, en général, il n’y a pas de raison de penser qu’il doive être égal au plein emploi. . . Le système économique peut uploads/Philosophie/ jacques-rueff-les-erreurs-de-la-the-orie-ge-ne-rale-de-lord-keynes.pdf
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- Publié le Jan 06, 2022
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