CHAPITRE 2 Le paradigme du rythme: vers une théorie du montage Dans Naissance d

CHAPITRE 2 Le paradigme du rythme: vers une théorie du montage Dans Naissance du cinéma, Léon Moussinac (1925a: 77) pose une condition essentielle à la progression du film vers une forme véritable- ment artistique: «[...] c’est du rythme que l’œuvre cinégraphique tire l’ordre et la proportion sans quoi elle ne saurait avoir les caractères d’une œuvre d’art.» Largement diffusée au sein de la théorie cinématographique française des années 1910-1920, cette réflexion renvoie plus largement au paradigme esthétique du rythme qui marque alors l’ensemble du champ culturel, et où convergent différents courants de pensée apparus vers la fin du XIXe siècle: la conception scientifique d’un univers fondé sur une énergie en constante mobilité, la résurgence des idéaux philosophico- esthétiques de l’Antiquité grecque, ainsi que la quête symboliste du mouvement pur et des correspondances entre les arts. L’existence d’un véritable paradigme est directement attestée par la parution de nombreux essais qui rendent effectivement compte de la propagation extrême du terme rythme, soulignent la fascination qu’il suscite et signalent les dangers potentiels que son usage peut provoquer. En 1910, le critique musical Jean d’Udine, théoricien de l’audition colorée et émule parisien de la Rythmique de Jaques-Dalcroze, indique ainsi que la tendance à se référer au rythme n’a cessé de s’amplifier depuis la fin du XIXe siècle, jusqu’à atteindre une place centrale dans la culture de son époque où l’on éprouve pour cette notion un «respect mêlé de féti- chisme». D’après lui, ce sont surtout les critiques d’art qui l’évoquent constamment dans leurs écrits sur la poésie, la musique, la peinture ou l’architecture. Il perçoit la source de ce véritable culte dans les conno- tations véhiculées par le mot lui-même: «Rythme, Eurythmie sont des mots bien sonnants; à les proférer on s’admire soi-même et l’on pense aussi se pousser dans l’estime du voisin... Il y a cer- tains vocables venus du grec ou du latin, qui agissent ainsi, semble-t-on croire, comme le «parapharagaramus» des magiciens, rien qu’à vibrer dans l’air ou être tracés dans l’espace.» Pour Udine, l’usage de ce vocable donne tout de suite un «air de compétence» à celui qui émet un jugement esthétique, à l’instar de termes comme «valeur» ou «volume». Malgré leur prégnance, les discours sur le rythme lui paraissent donc dans l’ensemble superficiels, n’ayant pas encore vraiment répondu au flou définitoire qui règne en la matière. Un reproche équivalent est formulé en 1927 par le «formaliste russe» Boris Eikhenbaum (Collectif 1996: 47): «Ceux qui parlent volontiers du rythme des cadres ou du montage jouent souvent sur une métaphore ou emploient le terme de rythme dans le sens général et peu fructueux qu’on lui donne, quand on parle de rythme en architecture, en peinture, etc.» En fait, cette condamnation n’a rien d’exceptionnel, puisqu’elle constitue le préambule-type de la plupart des théoriciens du rythme, qui tiennent immanquablement à fustiger les excès et les imprécisions des autres avant de proposer leurs propres conceptions. C’est bien la démarche adoptée par Udine en dépit de ses réserves. Il affirme en effet qu’«au- cune activité de la matière ne peut échapper au rythme», une déclara- tion qui débouchera chez lui sur une théorie du geste rythmique (Udine 1921: 54-55, 60). Dans le même ordre d’idées, le critique Paul Ramain (1926g: 13-14), l’un des plus obstinés défenseurs du musicalisme ciné- matographique, stigmatise en 1926 l’«abus» généralisé de cette notion et regrette notamment sa confusion fréquente avec le «style». A la fin des années 1920, Lionel Landry porte encore un jugement sévère à l’en- contre de ceux qui se sont précipités vers le rythme sans réfléchir à sa nature polysémique. A son avis, si la notion a effectivement occasionné quelques «dégâts» dans les débats autour de l’art cinématographique, c’est avant tout par une forme de snobisme qui a conduit à préférer le charme prestigieux de l’étymologie grecque au prosaïsme de termes tels que «mouvement» ou «composition». Là encore, ces reproches n’em- pêchent pas Landry de proclamer l’essence universelle du rythme: «[...] le rythme se suffit à lui-même, car il était au commencement, au milieu, à la fin, il est dans tout, il est tout, depuis la planète jusqu’à l’élec- tron en passant par le film...» 1 2.1. «L’ordre dans le mouvement»: de l’étymologie grecque à la psychologie expérimentale La démarche critique des différents théoriciens du rythme passe donc d’abord par une réflexion sur la signification du mot et la diversité de ses usages. Dans son ouvrage synthétique sur Le Rythme musical (1921), auquel se réfère notamment Léon Moussinac (1925a: 76), le critique littéraire et musical René Dumesnil, également docteur en méde- cine, souligne la diversité des points de vue portés sur la notion de rythme. Qu’il s’agisse de la philosophie, de la musicographie, de la psychophy- siologie ou de l’esthétique, chacune des disciplines concernées par le para- digme rythmique lui semble en effet trop spécialisée pour prétendre résoudre l’ensemble d’une problématique aussi «multiforme». De là naît pour Dumesnil la difficulté de définir «chacune des multiples modalités 84 CHAPITRE 2 de ce concept», les explications fournies par les divers traités théori- ques paraissant souvent «trop partielles, trop incomplètes ou trop exclu- sives». Des termes comme mesure, cadence, mètre, nombre ou accent ont ainsi été employés comme des synonymes du mot rythme, malgré des significations qui peuvent s’avérer tout à fait divergentes (Dumesnil 1921: 5-8). La notion de rythme est à la fois liée à la musique et excède ce domaine particulier. Comme l’a notamment démontré Emile Benveniste (1951: 327), le mot provient du mot grec «rhythmos» qui signifie à l’origine le flux de l’eau, le fait de couler. L’orthographe ancienne du terme en fran- çais («rhythme») était d’ailleurs plus proche de l’étymologie grecque (Dumesnil 1921: 8). Il renvoie donc fondamentalement à l’idée de mouve- ment naturel. Suivant son usage chez les philosophes ioniens (Démocrite), le rythme désigne encore la forme, c’est-à-dire la disposition spécifique des parties, des atomes dans un tout. Selon Benveniste (1951: 333), ce premier sens exprime la «forme dès l’instant qu’elle est assumée par ce qui est mouvant, mobile, fluide, la forme de ce qui n’a pas d’organique». Il répond ainsi à une pensée philosophique qui représente l’univers comme la résultante de «configurations particulières du mouvant» (Fraisse 1974: 5-6). Mais c’est la définition de Platon («l’ordre dans le mouvement», Lois 665a) qui s’est finalement imposée dans les discours esthétiques. Benveniste (1951: 334-335) souligne l’importance de cette acception platonicienne du rythme qui soumet aux nombres aussi bien la musique que le mouvement corporel: «On pourra ainsi parler du rythme d’une danse, d’une marche, d’une diction, d’un travail, de tout ce qui suppose une activité continue décomposée par le mètre en temps alternés.» On trouve une réflexion semblable sur le rythme chez le philosophe grec antique Aristoxène qui le présente, pour sa part, comme «l’ordre dans les durées» 2. Prolongeant en quelque sorte une telle tradition, les scientifiques se sont penchés sur cette problématique en relation avec la structure psy- chologique du mouvement humain. La psychologie expérimentale du rythme s’est en effet édifiée sur la base des «mouvements ordonnés dans le temps» qu’a évoqués Platon. En 1850, Johann Friedrich Herbart constate déjà que l’émotion provoquée par le rythme résulte de l’alter- nance constante de périodes d’expectative et de contentement. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, le rythme est inscrit au programme des recherches liées aux théories des phénomènes psychiques. Ernst Mach place ainsi en 1865 l’activité motrice au centre de l’expérience du rythme, notamment par le biais d’observations où il tente de comprendre les moda- lités de l’accentuation subjective d’une suite régulière de sons parfaite- ment identiques. Quant à Hermann Vierordt, il procède en 1868 à l’en- registrement et à la mesure de mouvements rythmés. Tous ces acquis seront rassemblés et rendus publics par les travaux de Wilhelm Wundt (1886: 240), qui les rapporte à la problématique de la conscience et, en particulier, de sa durée. Ses recherches aboutissent à la mise en évidence LE PARADIGME DU RYTHME: VERS UNE THÉORIE DU MONTAGE 85 du caractère synthétique de la perception du rythme, qui articule d’après lui des variations d’ordre qualitatif, intensif et mélodique. Ces trois aspects essentiels du rythme dégagés au XIXe siècle (perceptif, moteur et affectif) seront associés et développés dans les expériences ultérieures de Meu- mann (1894), Bolton (1894), Stetson (1903), Miner (1903), McDougall (1903), puis plus tard Isaacs (1920) et enfin Ruckmick (1913-1927) 3. Ce dernier parvient au milieu des années 1920 à la définition du rythme comme «perception d’une forme temporelle dans laquelle les éléments intellectuels répétés périodiquement sont variés d’une manière suivie dans leurs attributs qualitatifs et quantitatifs» 4. En dépit des perspectives ouvertes par cette affirmation, et des recherches de Kurt Koffka (1909) sur les rythmes visuels, la Gestalttheorie paraît plutôt avoir négligé l’as- pect rythmique dans sa tentative de compréhension des formes spatiales. En France, c’est Albert Michotte, l’un des futurs membres de l’Institut de filmologie de la Sorbonne, qui procède au cours des années 1930 à l’analyse des formes rythmiques à partir de leurs réalisations motrices, une approche poursuivie par l’un de ses élèves, Paul Fraisse. Dans son uploads/Philosophie/ le-paradigme-du-rythme-vers-une-theorie-du-montage-chap-2.pdf

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