Albert le Grand et sa connaissance des écrits logiques arabes : une réévaluatio

Albert le Grand et sa connaissance des écrits logiques arabes : une réévaluation du dossier Grignaschi Jules Janssens* (chercheur associé CNRS-UPR 76 ; collaborateur De Wulf-Mansioncentrum, KU Leuven) Dans son article pionnier, « Les traductions latines des ouvrages de la logique arabe et l’Abrégé d’Alfarabi », Mario Grignaschi a élaboré une analyse détaillée des références faites par Albert dans ses ouvrages de logique (sauf la Poétique et de la Rhétorique, qui ne sont pas commentées) à des auteurs arabes, plus spécifiquement à Alfarabi, à Avicenne et, dans une moindre mesure, à Algazel1. À son avis, seul un nombre limité de ces citations se laisserait expliquer par les traductions arabo-latines existantes à l’époque. Les autres résulteraient de la connaissance de la part d’Albert de traductions latines actuellement perdues. Parmi celles-ci figureraient plusieurs traités complets, tels l’Abrégé et les grands commentaires logiques d’Alfarabi, ainsi que tous les traités de logique du Shif¯ a’ d’Avicenne. Il s’agit là d’un vaste ensemble qui, compte tenu des éditions actuellement existantes des textes originaux arabes (dont certains, cependant, ont également été perdus), devrait se chiffrer à plusieurs milliers de folios. La première chose qui vient à l’esprit est de se demander comment il est possible qu’une entreprise de cette importance n’ait laissé aucune trace en dehors des écrits d’Albert. Comment se fait-il qu’aucune de ces traductions n’ait été mentionnée dans un des catalogues des *. Nous tenons à remercier Julie Brumberg-Chaumont, qui n’a pas seulement eu l’amabilité de corriger le style français de cette contribution, mais a aussi formulé quelques critiques très pertinentes. Néanmoins, la présence d’éventuelles fautes d’interprétation reste entièrement notre responsabilité. 1. M. Grignaschi, « Les traductions latines des ouvrages de la logique arabe et l’Abrégé d’Alfarabi », in Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Age, 39, 1972, p. 41-107. 226 JULES JANSSENS grandes bibliothèques occidentales rédigées entre 1150 et 1400 ?2. Si Mario Grignaschi n’a prêté aucune attention à une telle interrogation — en dépit de son caractère évident, et donc incontournable — c’est parce qu’il était convaincu d’avoir fourni la preuve que bon nombre des passages en question se révèlent, de fait, doctrinalement proches d’un texte arabe inconnu par ailleurs dans la tradition latine. Si cela n’est pas tout à fait avéré pour tous les cas, comme nous essayerons de le démontrer dans la suite, il n’en reste pas moins vrai que, pour d’autres, les indications restent fortes et plutôt convaincantes. Mais pour ces derniers nous inclinons plutôt en faveur de l’idée de l’existence d’un florilège — hypothèse à laquelle Mario Grignaschi s’oppose tout naturellement, étant donné les multiples rapprochements qu’il effectue avec les originaux arabes. S’il observe rarement une correspondance littérale, il indique en revanche toujours des éléments qui semblent justifier une connaissance de ces originaux en traduction latine. Nous nous occuperons d’abord des citations qui font référence à Alfarabi, puis de celles qui ont trait à Avicenne (et Algazel). Quelques remarques préliminaires s’imposent toutefois : Albert a souvent une tendance à accoler plusieurs noms. Comme on le verra, il essaie ainsi le plus souvent d’accentuer l’importance de la thèse exprimée. En multipliant les « autorités », il cherche incontestablement à rendre plus vraisemblable la vérité de ce qui est énoncé. Mais il n’invente pas pour autant la citation : elle remonte toujours — selon que nous avons pu constater — à un ouvrage de l’un d’entre ces auteurs. Albert n’est pas en outre un « grand logicien », c’est-à-dire un théoricien vraiment original ou innovant. Toutefois, il restitue assez correctement la logique prédominante dans son temps, en s’inspirant d’ailleurs largement de ses prédécesseurs immédiats, en particulier Kilwardby et Jean le Page3. Son exposé aurait certainement gagné en clarté s’il avait été plus sobre, surtout en réduisant le nombre des références, car celles-ci ne sont pas toujours significatives, voire compliquent parfois la bonne compréhension de 2. Voir H. Kischlat, Studien zur Verbreitung von Übersetzungen arabischer philosophischer Werke in Westeuropa 1150-1400, Münster, 2000. 3. En 1981, S. Ebbesen, « Albert (the Great ?)’s Companion to the Organon », in A. Zimmermann éd., Albert der Große : seine Zeit, sein Werk, seine Wirkung. Berlin, 1981, p. 89-103 (réimprimé dans S. Ebbesen, Topics in Latin Philosophy from the 12th-14th centuries. Collected Essays of Sten Ebbesen, Volume 2, Furnham, 2008, ch. 7), avait déjà désigné Kilwardby comme une source directe, et donc importante, des écrits logiques d’Albert. Quant à Jean le Page, nous le devons à Paul Thom, « Albert the Great on the Category ad aliquid ; Latin and Arabic Influences » (communication du colloque « L’Organon dans la translatio studiorum à l’époque d’Albert le Grand, Ordre des traités, divisions de la logique et transmissions textuelles », org. J. Brumberg-Chaumont, Paris, CNRS/ÉPHÉ, 2009). ALBERT LE GRAND ET SA CONNAISSANCE DES ÉCRITS LOGIQUES ARABES 227 l’argumentation utilisée. Enfin, il est impératif de noter que l’édition Borgnet, malgré ses mérites incontestables, n’est nullement critique (au sens propre du mot) et nécessite donc une utilisation prudente. Ainsi, dans le septième chapitre du traité de la relation (ad aliquid) de la paraphrase d’Albert aux Catégories, on lit : « ... sed simul esse natura est in hoc quod, secundum quod relativa sunt, in esse et non esse, sive in ortu et occasu, sicut dicit Avicenna, sunt simul ... », là où tous les manuscipts portent : « ... sicut dicit Augustinus ... »4. La référence est effectivement à ce dernier, ou plus exactement, à un ouvrage qui lui a été attribué à tort, à savoir la traduction anonyme de la paraphrase de Thémistius, connue aussi sous le nom (pseudo-Augustinien) de Categoriae decem5. L’expression typique de « ortu et occasu » (selon l’origine et la mort), y est pleinement attestée, tandis qu’elle fait absolument défaut dans l’Avicenne latin. On voit d’ailleurs mal à quoi elle pourrait correspondre dans ses écrits arabes. Mario Grignaschi, tout en étant conscient de la difficulté d’un rapprochement avec la terminologie arabe d’Avicenne, y détecte pourtant une traduction — incorrecte, il est vrai — des verbes arabes wujida et ‘adama, « être » et « être privé »6. Ici, on observe clairement une volonté exagérée de sa part de prouver à tout prix une correspondance avec les sources arabes. Ce cas est aussi révélateur de la nature des citations faites par Albert : rarement littérales, elles s’avèrent souvent le résultat d’une paraphrase libre, qu’il n’est pas en outre toujours facile à délimiter. Tout cela rend évidemment l’identification d’une source précise compliquée et délicate. 1. Les citations d’Alfarabi dans les commentaires logiques d’Albert le Grand 1.1 L’Alfarabi latin En nous tournant vers Alfarabi, il est important de voir d’abord quels sont ses ouvrages — logiques, et ceux comportant des idées intéressantes d’un point de vue logique — qui ont été avec certitude accessibles aux Latins à l’époque d’Albert7. Sans discussion aucune, le De intellectu et le De scientiis — ce 4. Voir Albertus Magnus, De Praedicamentis, éd. A. Borgnet, Paris, 1890, t. I, p. 234. Nous remercions Carlos Steel d’avoir mis à notre disposition une version provisoire de l’édition critique qu’il prépare de ce texte. 5. Voir Aristote, Categoriae vel Praedicamenta, Aristoteles Latinus I/1-5, éd. L. Minio-Paluello, Bruxelles/Paris, 1961, p. 155, 13-17. 6. M. Grignaschi, « Les traductions latines », p. 73. 7. Pour la liste de base, voir Ch. Burnett, « Arabic into Latin : the reception of Arabic philosophy into Western Europe », in P. Adamson et R. Taylor éd., The Cambridge Companion to Arabic Philosophy, Cambridge, 2005, (p. 370-404), p. 393-94. Il est à noter qu’il inclut On ‘posterior Analytics’ (sans davantage de précision) sur la base du témoignage 228 JULES JANSSENS dernier aussi bien dans la traduction assez littérale de Gérard de Crémone que dans la traduction-paraphrase de Dominicus Gundissalinus — se présentent comme les deux ouvrages les plus connus. On peut également faire état du De ortu scientiarum, attribué dans la traduction latine à Alfarabi, mais sans doute à tort. La traduction latine par Hermanus Allemanus de l’introduction et du début du grand commentaire d’Alfarabi sur la Rhétorique, intitulée Didascalia in rhetoricam Aristotelis ex glosa Alpharabii8, n’est pas restée entièrement inaperçue, car le titre de l’ouvrage est cité par Roger Bacon et le texte par Giles de Rome. Quant au Liber exercitationis ad viam felicitatis, traduction du K. al-tanb¯ ıh ‘al¯ a sab¯ ıl al-sa’¯ ada, il ne semble avoir connu qu’une réception très limitée. Il en va du même pour le Flos Alpharabii9, qui offre la traduction des cinq premiers paragraphes, ainsi que du début du sixième, des ‘Uy¯ un al-mas¯ a’il. Quelques fragments, qui ont été édités par Salman sous le titre de Nota ex logica Alpharabii quaedam sumpta (ms. Bruges 424), et dont les deux premières parties constituent la traduction littérale de fragments divers de l’Abrégé du De l’interprétation, sont restés pratiquement sans écho10. Dans ce dernier cas, tout donne à croire qu’on a affaire à une compilation de passages délibérément choisis. En effet, rien — ni du point de vue matériel ni du point de vue doctrinal — ne permet de considérer ces ‘notes’ comme résultant uploads/Philosophie/ janssens2013-albert-le-grand-et-sa-connaissance-des-ecrits-logiques-arabes-une-reevaluation-du-dossier-grignaschi.pdf

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