KANT : L'INERTIE ET CE QUI N'EST PAS ELLE. Bernard JOLIBERT IUFM de la Réunion

KANT : L'INERTIE ET CE QUI N'EST PAS ELLE. Bernard JOLIBERT IUFM de la Réunion Emmanuel Kant Premiers principes métaphysiques de la science de la nature (« III. Théorème 3 » ; Gallimard, pages 467-468, volume 2) Théorème III Seconde loi de la mécanique. Tout changement de la matière a une cause extérieure (un corps, quel qu'il soit, persiste dans son état de repos ou de mouvement, dans la même direction et avec la même vitesse, s'il n'est pas forcé par une cause extérieure d'abandonner cet état). Démonstration (On prend pour base ce principe, venu de la métaphysique générale, que tout changement a une cause. On se propose seulement de prouver ici, pour la matière, qu’un changement en elle doit toujours avoir une cause extérieure). La matière, comme simple objet des sens externes, n'a pas d'autres dé- terminations que celles des rapports extérieurs dans l'espace, et ne subit donc de changement que par le mouvement. À ces changements, en tant qu’ils sont le changement d'un mouvement en un autre, ou du mouvement en repos, et inversement, il faut trouver une cause (d'après les principes de la métaphysique . Or cette cause ne peut être interne, car la matière n'a pas de déterminations, ni de raisons de détermination, purement internes. Donc tout changement d’une matière a pour fondement une cause extérieure (c'est-à- dire qu'un corps persiste, etc.). Remarque (scolie) Seule cette loi mécanique doit être appelée loi d'inertie (lex inertiae) ; la loi de l'égalité de l'action et de la réaction ne peut porter ce nom. Car cette dernière dit ce que fait la matière, la première dit seulement ce qu'elle ne fait pas, et cela est plus conforme à l'expression d'inertie. Bernard Jolibert 90 L'inertie de la matière n'est et ne signifie rien d'autre que le manque de vie de la matière par elle-même comme matière. On appelle vie le pouvoir que possède de une substance de se déterminer à agir en vertu d'un principe interne, dans une substance finie le pouvoir de se déterminer au changement, et dans une substance matérielle le pouvoir de se déterminer au mouvement ou au repos, qui sont les modifications de son état . Or nous ne connaissons, pour une substance, d’autre principe interne, qui puisse la déterminer à changer d’état, que le désir, ni d’autre activité interne que la pensée, et avec elle ce qui en dépend, le sentiment de plaisir et de peine, et le désir ou la volonté. Mais ces principes de détermination et ces actions n’appartiennent pas aux représentations des sens externes, ce ne sont donc pas des détermi- nations de la matière en tant que matière. Donc toute matière, comme telle, est privée de vie. Voilà ce que dit le théorème de l’inertie, et rien de plus. Si nous cherchons dans la vie la cause d'une modification quelconque de la matière, nous la cherchons du même coup dans une autre substance, diffé- rente de la matière, bien qu'elle lui soit unie. Dans la science de la nature, en effet, il est indispensable de connaître d 'abord les lois de la matière en tant que matière, et de les purifier de toute immixtion d 'autres causes efficientes ; c 'est ensuite seulement qu’on les reliera à ces autres causes ; de cette ma- nière, on pourra bien discerner quel effet produit chacune de ces causes prises isolément, et comment elle le produit . La possibilité d 'une science de la nature proprement dite repose entière- ment sur cette loi d'inertie (conjointement avec la loi de la persistance de la substance). L'hylozoïsme, qui est le contraire de cette loi, est par conséquent la mort de toute philosophie de la nature. Si l'on conçoit celle notion de l'inertie comme n'étant que la privation de vie, i1 en déroule qu'elle ne signi- fie aucunement un effort positif pour conserver son état. Seuls des êtres vi- vants sont appelés inertes dans ce dernier sens parce qu'ils ont la représen- tation d'un autre état qu'ils détestent, et contre lequel déploient leur force. Œuvres philosophiques, volume II, Gallimard, 1985. Traduction de François de Gandt. Commentaire De prime abord, ce texte appelle trois remarques nécessaires à sa compréhen- sion. 1. Il traite de la question du « mouvement » dans la physique de manière originale. En effet, il se présente comme une véritable démonstration de forme mathématique qui n'est pas sans évoquer la rigueur spinoziste. Cette Kant : l’inertie et ce qui n’est pas elle 91 référence à Spinoza n'est-elle pas, d'ailleurs, explicite à la fin du dernier ali- néa, lorsque Kant prend bien soin de distinguer le conatus entendu comme « effort pour persévérer dans son être » (Éthique, III, 7) de l'inertie qui cons- titue le thème de la démonstration kantienne ? Partant d'un théorème, c'est-à-dire d'une proposition qui demande à être démontrée à partir de principes antérieurs mieux établis, il pose d'emblée un délicat problème touchant l'histoire des idées scientifiques : celui du change- ment d’état de la matière. L'inertie qui, chez Descartes (Principes de 1a philosophie) ou chez Gali- lée (Dialogues sur les deux plus grands systèmes du Monde), apparaît comme un « principe », c'est-à-dire une proposition première, indémontrable, passe chez Kant au rang de théorème. Newton lui-même, modèle physique de Kant, en faisait un simple « axiome » dans les Principia Mathematica. Quelle peut bien être la raison de cette soudaine exigence de fondement ? Pourquoi Kant éprouve-t-il le besoin de fonder l'inertie sur l'analyse de la sensibilité et les analogies de l'expérience ? Quelles conceptions préjudiciables à la science physique ses éclaircissements cherchent-ils à éviter ? 2. On pourrait s'attendre ensuite à ce que cesse l'argumentation dès la C démonstration du théorème terminée. Or il n'en est rien. La loi d'inertie qui caractérise le changement d'état constatable au sein de la matière nous ren- voie à un second problème grave : ce qui est en jeu dans le scolie, c'est l'op- position de effet la « vie » et de 1'« inertie », notions qui, toutes deux, rendent compte du changement dans la matière, du mouvement et de sa transmission (mécanique). Quelles sont les limites de l'inertie dans l'explication des phénomènes naturels ? Faut-il la confondre avec la vie pour redonner à la science de la nature son unité ? Physique et biologie doivent-elles être distinctes ? Matière et vie doivent-elles être, au moins méthodologiquement, dissociées ? 3. La réponse à cette question appelle une troisième remarque et conduit au problème proprement philosophique de ce texte. La réponse de Kant à cette question est nettement tranchée : - ou bien la matière se ramène à l'inertie comme à son état essentiel (sta- tus) et seulement à elle, et alors l'unité de la physique comme science de la nature est assurée ; - ou bien il est possible d'attribuer à la matière d'autres qualités dynami- ques que l'inertie, qualités internes, vitales, mais alors l'idée même de nature risque de se perdre dans la conception d'un vitalisme incertain. Ici, la méca- nique sombre dans la Schwarmerei ; l'idée de nature implique en effet, selon Kant, « la somme de tous les objets de l'expérience en tant que susceptibles Bernard Jolibert 92 d'être soumis à des lois. Comment garder pensable l'idée de loi naturelle si on introduit en elle le miracle permanent de l'hylozoïsme ? Certes, le refus de l'hylozoïsme du côté de la physique n'entraîne pas né- cessairement le refus du vitalisme du côté de la biologie. Mais dans ce texte, il est question de connaissance physique ; ce qui est en question c'est la se- conde loi de la mécanique. Introduire la vie dans la matière pour expliquer ses changements d'états physiques équivaudrait, nous dit Kant, à une subver- sion dangereuse transformant la physique en une pseudo-science. Mais alors n'est-ce pas cher payer ? Ne faut-il pas exclure la biologie des sciences de la nature ? Kant ne va jamais jusque là. Les changements de la matière doivent, pour le physicien et du point de vue de la mécanique, pou- voir s’expliquer sans l'intervention de forces occultes qui ruineraient à la fois l’idée de loi et celle d’objet, c’est-à-dire de régularité et de phénomène. Quant au vivant, il relève, selon Kant, d’un autre modèle explicatif dont il faudra se demander comment il reste pensable de manière scientifique, c’est- à-dire nécessaire. Comment Kant parvient-il à fonder cette distinction ? Examinons le texte dans le détail de son argumentation. La démonstration kantienne de l’inertie repose sur deux principes expli- citement posés et qui renvoient, le premier à L'Esthétique transcendantale et l'autre à la Logique transcendantale de la Critique de la raison pure : - L'affirmation, tout d'abord, que l'objet matériel n'est donné que s'il se trouve dans l’espace et que, de ce fait, il reste, par rapport aux autres objets, dans un rapport d extériorité. Les sens externes ne nous donnent que des rapports de d'extériorité. Autrement dit, nous n'avons pas d'œil pour voir dans les choses derrière les apparences. Tout changement dans la matière se traduit par un mouvement extérieur : « uploads/Philosophie/ jo-libert.pdf

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