1 L'Europe ou la Philosophie La Crise de l'humanité européenne et la philosophi

1 L'Europe ou la Philosophie La Crise de l'humanité européenne et la philosophie (Husserl) " le monde européen est né d'idées de la raison, à savoir de l'esprit de la philosophie " (Husserl1) La Crise forme le thème récurrent par excellence de la pensée européenne voire universelle. De Platon à Husserl, en passant par Descartes ou Kant, il n'est de philosophe qui n'ait jugé " la culture européenne gravement menacée ... en pleine crise " (228-230), prête à disparaître ou à "sombrer ... dans la barbarie" (258), et ne se soit proposé de la "sauver" (228), c'est-à-dire de rebâtir - reconstruire ou, si l'on préfère, de « révolutionner » l'Univers de la Pensée par un Retour radical à une Origine ou une Tradition qui aurait été oubliée, quand ce n'est pas refoulée. Cette sentence est même devenue, en fait elle l'a toujours été, un véritable lieu commun. " Les nations européennes sont malades. L'Europe elle-même, dit-on, est en pleine crise." (230) Certes un tel diagnostic témoigne à sa manière du sens critique, et partant de la « vitalité », de la Civilisation européenne qui, contrairement à d'autres, n'hésite pas à se remettre en cause ou en question périodiquement, soit à s'interroger sur son propre sens. " Maintenant, sur une immense terrasse d’Elsinore, qui va de Bâle à Cologne, qui touche aux sables de Nieuport, aux marais de la Somme, aux craies de Champagne, aux granits d’Alsace, - l’Hamlet européen regarde des millions de spectres." (P. Valéry2) Mais sa récurrence n'en laisse pas moins perplexe. La répétition du procès de la culture occidentale rend en effet ce dernier lui-même fort suspect. Car ou bien tout philosophe juge en fonction des mêmes critères, mais alors chaque jugement déjugeant le précédent, ensemble ils débouchent sur un verdict quasi indécidable voire inconséquent, dans la mesure où, en s'accordant sur la nécessité d'une même remise en cause de ce qui a été pensé jusqu'à eux, ils reconnaissent finalement l'inutilité ou la superficialité de celle-ci. Autrement dit : chacun ayant déjà pris au préalable conscience du mal dénoncé, manifeste, fût-ce contre lui-même, le caractère tout bonnement relatif de celui-ci et donc le besoin peut-être d'une rectification mais certainement pas d'une Refonte totale du Savoir, l'essentiel demeurant somme toute sauf. Ou bien ils jugent tous en se référant à des normes différentes, mais alors leur condamnation devient sans objet, faute d'unité de la chose jugée. Aussi avant " de reprendre le thème, si fréquemment traité, de la crise européenne " (229), il importe de se demander à quelle Loi (Règle) ou Origine (État) ultime au juste s'adossent les philosophes successifs pour légitimer la dénonciation des errements de leurs prédécesseurs. En d'autres termes : au nom de quoi, de quelle Norme, condamnent-ils aussi sévèrement le cours du monde ou plutôt, dans le cas précis, celui de la Pensée. Soit et en définitive : qu'est-ce que pour eux la vraie Culture-Pensée constitutive de l'Europe ou de l'humanité européenne et dont les Européens s'écarteraient régulièrement ? " La question que nous posons est celle-ci : qu'est-ce qui caractérise « la figure spirituelle de l'Europe » ? " (234) Question préjudicielle puisque de sa réponse dépend la pertinence du diagnostic et de la tâche (thérapie) que l'on s'est assignée : " sauver la culture européenne gravement menacée " (228) -" sauver l'Occident " dira un an plus son élève Heidegger qui empruntera néanmoins un chemin tout différent, voire opposé, de celui du Maître, reniant l'héritage de ce dernier3. 1 op. cit. p. 258 ; Toutes les citations non référencées, hormis la pagination, sont extraites de ce dernier texte, trad. P. Ricœur in Revue Méta. Mor. 3/1950 ; cf. La crise sc. europ. et la phén. transc. pp. 347-383 (Gall.) 2 La Crise de l’Esprit I (1919) 3 Chemins d'explication (1937) in Cahier de l'Herne, Heidegger p. 72 (Biblio essais L.P.) 2 I. L'Europe et l'Idée de la Philosophie Pour répondre à une telle question, point n'est besoin d'analyser en détail la culture européenne. Toute culture constituant un tout (ensemble) structuré, il suffit de considérer attentivement un de ses éléments pour saisir l'esprit ou la totalité de celle-ci. Et, concernant l'Europe, le meilleur exemple possible s'avère sans conteste la science et/ou la technique, cette dernière formant l'institution, intuitivement la plus évidente, spécifiant la civilisation occidentale. Interrogeons donc pour commencer la frontière qui sépare la perspective scientifico-technique du point de vue qui ne l'est pas, ne serait-ce qu'à partir de la médecine. " Partons d'un fait bien connu : la différence entre la médecine, prise au niveau des sciences de la nature, et ce qu'on appelle « l'art naturel de guérir »." (229) Or qu'est-ce caractérise précisément une technique scientifique comme la médecine, dans sa différence avec une pure pratique de guérison, sinon que celle-ci se base sur "l'expérience naïve et ... la tradition", alors que celle-là se fonde toute entière sur " des évidences empruntées aux sciences purement théoriques " ? Quant à la science, elle répudie la simple observation empirique ou perceptive au profit d'une validation théorétique ou rationnelle (systématique). A la constatation ou l'intuition sensible, elle substitue une construction ou explication intelligible. " Quiconque s'est familiarisé avec l'esprit des sciences modernes trouvera sans peine une réponse : les sciences de la nature tirent leur grandeur du fait qu'elles ne s'en tiennent pas à une enquête empirique d'ordre intuitif ; pour elles toute description de la nature entend rester un stade méthodologique transitoire conduisant à l'explication exacte, qui est finalement d'ordre physico-chimique." (230) La science moderne de la nature s'est ainsi forgée contre l'évidence des sens ou de la tradition, par une « réduction » des apparences nécessairement multiples et particulières à des "aspects absolument universels, que ce soit des éléments ou des lois" (231), exprimables dans le langage de " l'exactitude mathématique " (230), lui-même fruit de la Ratio humaine, et en conséquence par une Légalisation : Normalisation ou Rationalisation de la Nature / Physis. Cette méthode, dont la vérité se mesure, au point de départ, à la seule cohérence logique des énoncés produits, entraîne une action humaine d'une efficacité sans précédent sur la Nature et qui, en retour, « véri-fie » les résultats purement théoriques de la science. " Il en est résulté une véritable révolution dans la maîtrise de la nature par la technique ". Grâce à la science et la technique les hommes ont pu réaliser le projet auquel nous reconnaissons d'emblée la présence de la culture occidentale : " ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature " (Descartes, Discours de la Méthode), et que préfigure déjà le mythe grec de " Prométhée "(240). Rien d'étonnant que, grisés par leurs réussites théoriques et pratiques, les physiciens aient cru pouvoir transposer les procédures des sciences naturelles aux " sciences de l'esprit ", espérant ainsi enserre tout le Réel, Physis (Nature) et Psyche (Âme) confondus, dans les mailles d'une seule et même science de type physico-mathématique, espoir renforcé par le fait que l'esprit dépend, pour ses extériorisations, d'une infrastructure naturelle, le corps. " L'ordre de l'esprit humain est fondé sur la « physis » humaine ; en chaque homme pris individuellement la vie psychique est fondée sur l'ordre corporel ; toute communauté par conséquent l'est aussi dans le corps des hommes individuels qui composent cette communauté." (231) Mais ils ont ainsi identifié un simple rapport de condition (dépendance) à une relation de cause (détermination), et se sont rendus coupables d'une méprise néfaste : le « naturalisme ». Que l'esprit soit lié dans ses manifestations à des contingences corporelles ou physiques ne signifie pas en effet pour autant qu'il soit lui-même et dans son essence un produit ou une réalité simplement naturelle, comme Platon l'avait parfaitement démontré tout au long de son œuvre et plus particulièrement dans le Phédon. 3 Tout au contraire l'existence même des sciences de la nature et leurs succès prouvent à l'envi le primat logique de la Raison ou de la Subjectivité sur le réel ou l'objet naturel, car si celui-ci conditionne bien de fait celle-là, seule cette dernière détermine le savoir objectif du premier. Toute connaissance véritable repose en effet sur des Principes (Descartes) ou des catégories a priori issues de la Raison pure (Kant). La science de l'esprit ne saurait donc relever de la « juridiction » des sciences naturelles. Si rapport de subordination il y a ici, il s'avère rigoureusement l'inverse de celui postulé par le préjugé naturaliste, préjugé d'autant plus dangereux qu'il conduit droit à la négation même de l'Homme, par son assimilation à l'être naturel et forme ainsi le motif premier de " la maladie de l'Europe " : " Mais qu'en serait-il, si le mode de pensée qui se révèle dans cette interprétation reposait sur des préjugés néfastes et avait même sa part dans la maladie de l'Europe ? Que tel soit le cas, j'en suis bien persuadé ; nous avons même à découvrir une source tout à fait essentielle de méprise qui se dissimule ici : à savoir la cécité de l'homme de science moderne, qui uploads/Philosophie/ l-europe-ou-la-philosophie-husserl 1 .pdf

  • 23
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager