Jocelyn Benoist : Logique du phénomène. Partie I mercredi 23 mars 2016, par Rao

Jocelyn Benoist : Logique du phénomène. Partie I mercredi 23 mars 2016, par Raoul Moati Le dernier livre de Jocelyn Benoist, intitulé Logique du Phénomène, paraît un peu moins de deux ans après Le bruit du sensible [1]. Dans ce précédent ouvrage, Jocelyn Benoist y développait une philosophie du sensible exempte de tout recours aux notions de phénomène et d’apparaître. Pour un lecteur de la tradition phénoménologique une telle dissociation peut paraître bien difficile à concevoir, et par bien des aspects, Logique du phénomène offrira une clé indispensable à la clarification de ce point. Encore une fois, chose bien difficile à concevoir pour tout lecteur nourri à la seule phénoménologie, et à la doctrine de l’apparaître qui lui est constitutive - quelles qu’en soient les variantes -, rien dans le concept de perception n’implique constitutivement celui de phénomène ou d’apparaître. Le projet de Jocelyn Benoist n’est cependant, en aucun cas, de nous convaincre que la perception n’est jamais de l’ordre de l’apparaître, il s’agit bien plutôt de se demander à quelles conditions se rattache l’usage de la notion d’apparaître. Aussi est-ce à une utilisation en roue-libre, métaphysique au mauvais sens du terme, c’est-à-dire entièrement affranchie des conditions sous lesquelles un concept revêt le sens qu’il a, que Jocelyn Benoist critique la phénoménologie, et soyons plus précis, la phénoménologie contemporaine, puisque, comme nous le verrons, Jocelyn Benoist n’oublie jamais de rappeler que les grands auteurs de la tradition, Husserl compris, n’ont jamais négligé de soumettre les notions de phénomène ou d’apparaître qu’ils mobilisaient aux conditions sous lesquelles leur recours pouvait tout simplement prendre sens. Loin de dédouaner la tradition, il s’agit pour Jocelyn Benoist de montrer comment, néanmoins, les déplacements, voire les distorsions, que les grands auteurs de la tradition, depuis Platon jusqu’à Husserl en passant par Kant (tournant essentiel), ont fait subir aux conditions d’emploi de la notion de phénomène, ouvrent inéluctablement la voie à l’émergence d’une nouvelle sorte de phénoménologie se caractérisant par une omission pure et simple, quand il ne s’agit pas d’une fautive négligence, des conditions d’usage du concept de phénomène. A partir de là, il devient possible de comprendre la perplexité du philosophe contemporain, phénoménologue, lorsqu’il lui est dit que le concept de perception n’implique aucunement ceux d’apparaître et de phénomène. Et c’est bien de cette perplexité dont il s’agit de le libérer, en lui montrant par quelle histoire lui est parvenu le concept moderne de phénomène qu’il manipule, lequel, se révèle, au regard de cette histoire, ne plus pouvoir encore le moins du monde aller de soi : « Se demander pourquoi on qualifie les choses, ou certaines choses, de « phénomènes », c’est assurément dénaturaliser ce qui est tenu pour une évidence par au moins une bonne part de la philosophie contemporaine (…) il faut donc réapprendre à l’entendre comme problématique pour en mesurer la portée : sous quelles conditions cela a-t-il un sens de dire d’une chose qu’elle « apparaît » ? » [2]. Le programme d’agrégation de philosophie de l’année 2015 a donné à Jocelyn Benoist l’occasion d’écrire la genèse critique de la notion moderne, absolutisée, de phénomène en remontant jusqu’à Anaxagore, c’est-à-dire au moment fondateur où la notion de phénomène fait son entrée en philosophie et ouvre ainsi le chemin d’une histoire qui n’est autre que celle d’une lente et progressive dégrammaticalisation - ou absolutisation - de la notion de phénomène. Dans la présente étude, nous proposons de concentrer notre approche sur les trois grands moments charnières de la démonstration : celui consacré à Platon, puis à Kant et enfin à Husserl. 1. Platon et la grammaire La critique de l’absolutisation de la notion d’apparaître que propose Logique du phénomène s’inscrit dans l’horizon d’une réhabilitation explicite de Platon : « Bien avant Wittgenstein, et comme tout vrai philosophe après lui (il en fixe la norme), Platon sait qu’un terme ne vient jamais seul. La source de la métaphysique au sens péjoratif du terme (…) tient précisément dans leur isolation » [3]. Selon une lecture scolaire, Platon aurait opposé aux « phénomènes » le registre des vraies choses, proprement intelligibles et transcendantes. La phénoménologie, au XXeme siècle, aurait proposé, dans un geste de retournement du platonisme, une réhabilitation du phénomène en tant qu’élément où se déploient les vraies choses – les fameuses « choses mêmes ». On a pu ainsi décrire la phénoménologie, suivant une formule paradoxale, comme un platonisme du sensible. Sans remettre en question le fond de cette lecture, Jocelyn Benoist rappelle que le cœur de l’opposition se trouve ailleurs : la phénoménologie est plutôt un platonisme qui en aurait oublié la leçon fondamentale, à savoir : « pas de phénomène sans grammaire, toute phénoménologie, en son fond, est phénoméno-logie, ce qui veut dire qu’il n’y a « phénomène » que sous le préalable du logos » [4]. Ce point de méthode éclaire la critique platonicienne de la position des sophistes. Protagoras dans le Théétète distord la grammaire de l’apparaître, et celle de l’être par la même occasion, en rabattant la seconde sur la première. Sous l’effet d’une telle distorsion, ne respectant plus les conditions d’usage des termes, nous aboutissons à l’idée d’une relativité du phénomène étendue à l’être : « Telle m’apparaît chaque chose, telle elle est pour moi, et telle elle t’apparaît à toi, telle à nouveau elle est pour toi » [5]. Le geste de Protagoras conduit à cette aberration grammaticale qu’est non pas un phénomène-relatif (parfaitement grammatical) mais, ce qui est tout autre chose, un être-relatif : « normalement le verbe être semble appeler un emploi absolu : une chose est tout court. Faire ainsi la syntaxe de l’être relative, c’est lui faire une extrême violence : la renverser, puisque son fonctionnement normal est de ne pas être relative » [6]. Or, fort de cette distorsion de la grammaire de l’être, il est possible, et c’est ce que Socrate indique, qu’il faille entendre bien autre chose de la part de Protagoras et de la position sophistique en général : non pas la contamination de la relativité du phénomène à l’être, mais plus radicalement la remise en question radicale de toute idée d’être. C’est ce que Socrate suggère, nous rappelle Jocelyn Benoist, lorsqu’il prétend dévoiler la « doctrine secrète » des sophistes – celle pour les initiés : « le mot être est à éliminer de partout » [7]. Une telle éradication du mot être a cependant des conséquences dévastatrice pour l’ensemble de notre usage ordinaire du langage – et c’est bien ce à quoi veut nous conduire Protagoras. Car c’est la référence extra-linguistique de nos mots aux choses que la sophistique cherche à supprimer, autrement dit, rien d’autre que le renvoi de ces derniers à un être « en soi et par soi ». S’il est parfaitement légitime de dire que la table m’apparaît bancale alors qu’en réalité, elle est stable, il ne devient possible de dire de la table qu’elle est bancale seulement pour moi que si que le mot table ne renvoie plus à une unité référentielle qu’un autre pourrait viser à son tour en disant que la table dont je parle est en fait stable – et qu’elle ne fait que me paraître bancale parce que le mouvement de mes jambes, supposons, la fait bouger sans arrêt. A la prétention de l’interlocuteur de référer à la même table, possibilité constitutive du mot table et du langage en général, Protagoras répondrait qu’en l’absence de quoi que ce soit comme la même table, il faudrait bien plutôt dire qu’elle est bel et bien stable pour lui et bancale pour moi. La relativisation de l’être c’est-à-dire l’éradication pure et simple du mot être conduit à ériger le phénomène en mesure exclusive du vrai et à prôner, pour cette raison, que c’est à chacun sa vérité. Il serait tout aussi vrai que la table est stable pour mon interlocuteur (mais est-il encore possible de parler ici d’interlocution sans identité référentielle du langage ?) qu’elle est bancale pour moi. La critique sophistique consisterait à rejeter ni plus ni moins l’implication référentielle du langage ordinaire, en prônant l’idée d’un langage privé plus conforme à nos intentions linguistiques. L’idée serait que lorsque je parle de la table je parle de la table pour moi, là où le langage ordinaire impliquant un rapport de nos mots à une référence externe à ma subjectivité ouvre le champ à une illusoire table en-soidont il y aurait lieu de discuter (est-elle réellement ainsi (telle qu’elle m’apparaît) ou non ?). C’est bien la possibilité d’une intervention critique (« tu te trompes elle n’est pas bancale c’est toi qui gigotes sans arrêt ») qui se trouverait de la sorte annulée dans la mesure où celle-ci repose sur la possibilité de déployer un autre discours sur la même chose. Cette dernière étant réduite par les sophistes à une illusion, un pur effet de langage, il ne faudrait plus dire que la table qui m’apparaît bancale est en réalitéstable mais que pour moi elle est bancale là où pour toi elle est stable. Aussi, comme le souligne Socrate, uploads/Philosophie/ jocelyn-benoist-logique-du-phenomene.pdf

  • 12
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager