2 Origines de l’étude des jugements et de la prise de décisions La quantité et
2 Origines de l’étude des jugements et de la prise de décisions La quantité et l’importance grandissante des jugements et des décisions auxquelles nous faisons face est un phénomène récent. Il y a plus de deux siècles, la plupart les décisions se limitaient à des choix élémentaires nécessaires à la survie de la famille. Depuis la révolution industrielle, cependant, le nombre de produits et de services disponibles, les changements radicaux dans les transports, les moyens de communications, le développement des sciences et des innovations ont contribués à une croissance exponentielle de la complexité et de la fréquence des jugements et des décisions auxquels les individus et les organisations modernes sont confrontées (Kleindorfer, Kunreuther, et Schoemaker, 1993). 2.1 La prise de décisions L’étude des décisions a tout d’abord été initiée au sein des sciences économiques au début du XIXème siècle grâce aux travaux théoriques de Jeremy Bentham et de James Mill selon qui le but premier de nos actions était de rechercher le plaisir et d’éviter la souffrance. De cet argument est né le concept d’utilité d’un objet ou d’une action ; le plaisir correspondant alors à une utilité positive et la souffrance, à une utilité négative. Ce sont les mathématiciens von Neumann et Morgenstern (1944, 1947) qui ont ravivé l’intérêt pour ce concept qui permet de traiter de bénéfices et de pertes subjectives qu’ils définissent en termes monétaires. Cette métaphore a donné lieu à une théorie du choix rationnel dont le postulat essentiel est que les individus vont rechercher, parmi les alternatives de choix qui leur sont offertes, celle qui va leur permettre de maximiser leur utilité dans le cas de choix non risqués, ou bien leur utilité espérée dans le cas de choix risqués. L’utilité espérée est un concept mathématique qui se calcule en multipliant la valeur utile de chaque conséquence possible d’une option de choix par sa probabilité de se réaliser puis en additionnant ces produits. Elle se représente sous forme de symboles de la façon suivante : où pi représente la probabilité d’obtenir le résultat i et ui, l’utilité associée à ce résultat. Par exemple, imaginez un médecin qui ait à choisir entre opérer un patient ou bien ne pas l’opérer en vue de le soulager d’un problème de santé. Le Tableau 1 est une représentation possible des alternatives de ce choix, des résultats éventuels, des conséquences de ces résultats, ainsi que de leur probabilité de survenir et de leurs utilités respectives. TABLEAU1. Décomposition d’une décision selon la théorie de l’utilité espérée Selon cette analyse, même si les chances de décéder des suites d’une opération sont supérieures à celles de décéder si l’on ne fait rien, le patient devrait choisir de se faire opérer puisque l’utilité espérée de cette alternative (.40) est supérieure à celle de l’alternative qui 1 consiste à ne pas opérer (-.20). Quelques années plus tard, Savage (1954), un statisticien de l’université de Yale, a étendu le travail de von Neumann et Morgenstern (1947) en introduisant la notion d’utilité subjective espérée, calculée à partir de probabilités et d’utilités subjectives. En effet, dans la conception de von Neumann et de Morgenstern, l’utilité espérée est calculée à partir de probabilités objectives, sensées être déterminées à partir de l’observation de la fréquence d’apparition d’un résultat dans un grand nombre d’essais. Ainsi, pour connaître la probabilité objective d’obtenir un 6 avec un dé, il faut le lancer des milliers de fois et évaluer le nombre de fois où le 6 apparaît divisé par le nombre total de lancers. Contrairement aux probabilités objectives qui sont donc sensées correspondre aux probabilités réelles qu’un résultat à de se produire, les probabilités subjectives renvoient aux croyances des sujets quant à ces probabilités réelles. Ainsi, on peut estimer subjectivement la probabilité d’obtenir un 6 avec un dé en raisonnant qu’on a une chance sur six d’obtenir un 6 puisqu’un dé comporte six faces et seule une de ces faces présente un 6. Dans ce cas, probabilités objectives et subjectives seront égales… à moins que le dé en question ne soit pipé ! L’extension de Savage est importante car elle a permis d’appliquer la théorie de l’utilité espérée à des événements uniques (comme, par exemple, le résultat d’une élection) auxquels il n’est pas possible d’associer une probabilité objective puisqu’on ne peut pas les reproduire comme on reproduit un lancement de dés. De même, l’axiomatisation de Savage a permis de conceptualiser l’utilité, non plus uniquement en termes de gains ou de pertes monétaires mais également en termes de satisfaction personnelle, de bien-être, de capital santé, etc.). L’apport théorique essentiel de von Neumann et Morgenstern (1947), développé par Savage (1954), fut la définition d’une série d’axiomes qui ont offert une nouvelle base pour définir les caractéristiques des choix rationnels au-delà de l’idée de maximisation de l’utilité espérée. Le respect de ces axiomes permet d’assurer la cohérence interne de nos choix. Les deux principaux axiomes sont le principe de faible ordonnance (weak ordering principle), et le principe d’indépendance, également appelé le principe d’annulation : • Principe d’indépendance ou d’annulation : D’après ce principe, si deux alternatives incluent une conséquence identique avec la même probabilité de se réaliser, alors la décision ne devrait pas être affectée par cette conséquence. Par exemple, si un recruteur doit décider lequel de deux candidats il souhaite engager, et qu’ils ont tous les deux les mêmes compétences technologiques, alors ces compétences ne devraient pas entrer en ligne de compte dans sa décision. Cela implique un autre principe, dit principe de la chose sûre (sure thing principle, Savage, 1954), selon lequel si l’on préfère C même si on ne connaît pas le contexte dans lequel on se trouve. Par exemple, si vous préférez aller vous promener en forêt plutôt que d’aller au cinéma lorsqu’il fait beau et également lorsqu’il pleut, alors vous devriez préférer une ballade en forêt même lorsque vous ne savez pas quel temps il fera. La théorie de l’utilité espérée, puis de l’utilité subjective espérée a été introduite dans le champ de la psychologie grâce à une revue de questions de Ward Edwards, publiée en 1954 dans le journal Psychological Bulletin. La même année, Thrall, Combs, et Davis ont édité un ouvrage intitulé Les Processus de Décision et regroupant des articles écrits par d’éminents chercheurs intéressés par la psychophysique, la mesure psychologique, et la modélisation mathématique en psychologie. Cet article et cet ouvrage ont fortement contribués à la naissance du champ d’étude de la psychologie de la décision, ancré dans les sciences économiques et les statistiques, et focalisé sur l’étude des préférences de choix face au risque. La spécification des axiomes de la théorie de l’utilité espérée a ainsi permis de comparer les prédictions mathématiques de cette théorie avec les choix des décideurs. Ces axiomes sont donc devenus un critère de comparaison normatif permettant de tester la rationalité des individus lorsqu’ils prennent leurs décisions, en comparant leur choix effectifs aux choix prescrits par la théorie. De nombreuses expériences ont alors été conduites pour étudier les décisions, formalisées comme des choix entre des loteries nécessitant une évaluation de compromis entre des chances de 2 gains ou de perte et les montants à gagner ou à perdre. C’est Savage (1954) qui, en donnant ses lettres de noblesse à la notion d’utilité subjective, a consolidé la métaphore de « la vie comme une loterie » (life is a gamble). Cela a contribué à justifier implicitement l’utilisation paradigmatique de loteries par les psychologues pour étudier les préférences de choix. En effet, la situation de choix entre des loteries est apparue comme l’archétype de la prise de décision, conceptualisée comme un choix entre des alternatives ayant des conséquences plus ou moins importantes et plus ou moins imprévisibles. Les expériences des psychologues ont mis en évidence des écarts entre les choix rationnels prescrits par la théorie de l’utilité espérée et les choix réels effectués par les individus. Ces travaux —exposés dans la Section 3 de ce chapitre— ont amenés les chercheurs psychologues à développer d’autres théories permettant de rendre compte des comportements de décision observés ; telle la théorie des « prospects » (Kahneman & Tversky, 1979 ; Tversky & Kahneman, 1992). 2.2 Les jugements Contrairement aux travaux sur les décisions qui ont tous été initialement conçus dans le but de tester la valeur descriptive de la théorie de l’utilité espérée, les recherches sur les jugements ont des origines plus hétéroclites. Les premiers travaux ont été stimulés par la publication de l’ouvrage de Paul Meehl en 1954 et intitulé Les Prédictions Cliniques Versus Statistiques. Dans cet ouvrage, Meehl expose une méta-analyse d’une vingtaine d’études examinant des prédictions cliniques et démontre que les prédictions subjectives des juges faites à partir d’un ensemble d’informations sont quasiment toujours plus erronées que celles qui sont construites à partir de simples combinaisons statistiques de ces mêmes informations. C’est un résultat polémique puisqu’il indique que, même après des années d’expérience, les prévisions des professionnels sont toujours moins satisfaisantes que celles d’une simple analyse statistique à la portée de tous qui, de plus est, ignore l’individualité des cas traités. A la suite de cette uploads/Philosophie/ jugement.pdf
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- Publié le Jul 09, 2021
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