Revue germanique internationale 13 | 2011 Phénoménologie allemande, phénoménolo

Revue germanique internationale 13 | 2011 Phénoménologie allemande, phénoménologie française Réception et non-réception de Heidegger en France Françoise Dastur Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/rgi/1120 DOI : 10.4000/rgi.1120 ISSN : 1775-3988 Éditeur CNRS Éditions Édition imprimée Date de publication : 15 mai 2011 Pagination : 35-57 ISBN : 978-2-271-07102-6 ISSN : 1253-7837 Ce document vous est offert par Bibliothèques de l’Université de Montréal Référence électronique Françoise Dastur, « Réception et non-réception de Heidegger en France », Revue germanique internationale [En ligne], 13 | 2011, mis en ligne le 15 mai 2014, consulté le 19 octobre 2022. URL : http://journals.openedition.org/rgi/1120 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rgi.1120 Tous droits réservés Réception et non-réception de Heidegger en France Françoise Dastur Die grossen Philosophien sind ragende Berge, unbestiegen und unbesteigbar. Aber sie gewähren dem Land sein Höchstes und weisen in sein Urgestein. Sie stehen als Richtpunkt und bilden je den Blickkreis ; sie ertragen Sicht und Verhüllung. Wann sind solche Berge das, was sie sind ? Dann gewiss nicht, wenn wir vermeintlich sie bestiegen und beklettert haben. Nur dann, wenn sie uns und dem Lande wahrhaft stehen. Aber wie wenige vermögen dieses, in der Ruhe des Gebirges das lebendigste Ragen erstehen zu lassen und im Umkreis dieser Überragung zu stehen. Die echte denkerische Auseinandersetzung muss dies allein anstreben. Heidegger, Beiträge zur Philosophie, § 93 Que l’histoire de la pensée soit celle de ses transmissions et de ses traductions possibles, nul n’en doutera, qui considère l’extraordinaire entrecroisement de tradi- tions différentes dont est tissée – pour ne considérer qu’elle – l’histoire de l’Occi- dent. Mais comment s’effectue donc un tel transfert entre des univers de pensée différents ? Heidegger est le premier, semble-t-il, qui se soit sérieusement interrogé sur le transfert qui est à l’origine même de la tradition occidentale, à savoir cette fameuse traduction du grec en latin dans laquelle il voit en 1942 « l’événement proprement dit de l’histoire »1. Déjà en 1936, dans « L’origine de l’œuvre d’art », il met l’accent sur le caractère particulier de cette traduction en soulignant qu’elle consiste en « un transfert de l’expérience grecque en un autre univers de pensée » car «la pensée romaine reprend les mots grecs, sans l’appréhension originale qui 1. Cf. Martin Heidegger, Parmenides (cours du semestre d’hiver 1942-43) GA (=Gesamtausgabe) 54, Francfort-sur-le-Main, Klostermann, 1982, § 3b, p. 62. correspond à ce qu’ils disent, sans la parole grecque »2. Et il ajoute : « C’est avec cette traduction que s’ouvre, sous la pensée occidentale, le vide qui la prive désor- mais de tout fondement ». La terminologie philosophique romaine n’est en effet pas issue de la langue latine elle-même, mais provient au contraire d’une transpo- sition des mots grecs en termes latins. Or reprendre les mots (Wörter) de la langue grecque sans les paroles (Worte) grecques, ce qui est le propre de la traduction dite « littérale », implique que l’expérience même qui fut à l’origine de ces paroles demeure méconnue. On a donc bien affaire là à une transmission qui, comme le disait Heidegger dans Sein und Zeit, loin de rendre accessible ce qu’elle transmet, contribue au contraire à le recouvrir et barre l’accès aux sources originelles où ont été puisés les concepts traditionnels de la philosophie3. Le processus de déracine- ment (Entwurzelung) par rapport à son origine, de fermeture et d’aliénation qui constitue le mouvement de fond de la tradition occidentale débute donc par la traduction de la terminologie philosophique du grec en latin. Heidegger ne variera pas sur ce point : en 1966, dans l’interview du Spiegel, il répond au malaise exprimé par son interlocuteur devant l’idée d’une impossibilité de la traduction littérale : « On ferait bien de prendre ce malaise au sérieux sur une vaste échelle et de réfléchir enfin à toutes les conséquences de la transformation qu’a subie la pensée grecque quand elle a été traduite dans le latin de Rome, un événement qui aujour- d’hui encore nous interdit l’accès dont nous aurions besoin pour penser fidèlement les mots de la pensée grecque4. » La véritable « réception » d’une pensée étrangère ne se réduit donc pas à un simple transfert terminologique, il faut au contraire pour cela que l’expérience- source dont elle provient soit comprise, ce qui implique qu’on ne cherche pas d’emblée à la réfuter ou à la dépasser. Comme le souligne bien Heidegger, une grande philosophie est semblable à un haut sommet qu’il s’agit moins de conquérir que de « laisser être » afin, à partir de là, d’engager avec elle une véritable « expli- cation ». Au lieu donc de s’en emparer précipitamment pour la plier à des fins qui lui sont étrangères, il s’agit plutôt d’accepter de lui faire face et ainsi de la laisser être en ce qu’elle a de spécifique et de foncièrement étranger. Recevoir exige en effet de se rendre libre pour l’accueil de ce don qui nous vient de l’autre, ce qui veut toujours dire accepter de se laisser mettre en question par lui, sans chercher à le soumettre d’emblée à nos propres visées. Il devrait donc en aller de même en ce qui concerne la réception de la pensée allemande en général, et heideggérienne en particulier, dans l’univers de pensée français. Dans un texte datant de 1937 intitulé « Wege zur Aussprache », Heidegger envisage précisément la manière dont le dialogue philosophique franco-allemand devrait s’accomplir, à savoir dans le cadre d’une compréhension mutuelle qui exige, souligne-t-il d’emblée, « le courage éminent qui permet de reconnaître à partir d’une nécessité qui dépasse l’un et l’autre ce qui est le propre, à chaque fois, chez 2. Martin Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, traduction française W. Brokmeier, Paris, Gallimard, 1962, p. 16. 3. Martin Heidegger, Sein und Zeit, Tübingen, Niemeyer, 1963, p. 21. 4. Martin Heidegger interrogé par « Der Spiegel », Réponses et Questions sur l’histoire et la poli- tique, Paris, Mercure de France, 1977, p. 67. 36 Phénoménologie allemande, phénoménologie française l’autre »5. Et dans la suite du texte, il explique que si d’un côté le questionnement fondamental sur la nature implique une explication, telle que l’a menée Leibniz, avec le commencement de la philosophie française moderne, à savoir le cartésia- nisme, de l’autre côté un savoir métaphysique de l’essence de l’histoire a été inau- guré par les penseurs de l’époque de l’idéalisme allemand que les philosophes français d’aujourd’hui, s’apercevant de la nécessité de « se libérer du cadre de la philosophie cartésienne », s’efforcent de comprendre. Il s’agit ainsi, poursuit Heidegger, d’ouvrir l’espace d’un voisinage entre les deux peuples, ce qui requiert à la fois « la volonté persévérante de s’écouter l’un l’autre et le courage retenu d’obéir à sa propre détermination6 ». Rester soi-même tout en étant ouvert à l’autre : tel est donc ce qui est requis pour qu’une véritable « réception » ait lieu et permette ainsi à deux traditions de pensée pourtant fort étrangères l’une à l’autre d’entrer en dialogue. On a en effet d’un côté, une tradition, le cartésianisme, qui inaugure la métaphysique de la subjectivité caractérisant les modernes, alliée à un scientisme et à un positivisme donnant un privilège exclusif à l’ontique, de l’autre le sommet spéculatif de l’idéalisme allemand ouvrant la voie aussi bien au « transcendanta- lisme » husserlien qu’à l’« ontologisme » heideggérien. Que des penseurs français se soient ouverts non seulement à l’idéalisme allemand, mais aussi à la phénoménologie husserlienne et heideggérienne, on en a la preuve avec ce qui s’est nommé, dès la fin de la Deuxième Guerre mondiale, l’« existen- tialisme » français. Maurice Merleau-Ponty, dans un entretien publié en 1946, époque où il co-dirigeait déjà avec Sartre Les Temps modernes, revue fondée en 1944, expliquait que ces philosophes allemands que sont Husserl et Heidegger apportent aux penseurs de sa génération justement ce qu’ils cherchaient, à savoir « une philosophie élargie » et « une analyse sans préjugés des phénomènes, c’est- à-dire du milieu dans lequel se déroule notre vie concrète »7. Évoquant la figure de Léon Brunschvicg, le philosophe français alors dominant, représentant du néo- kantisme, il soulignait que ce dernier « ne cherchait pas à explorer le monde concret qui reste en marge de la science », alors que ce à quoi Husserl et Heidegger nous invitent au contraire c’est à « retrouver ce lien avec le monde qui précède la pensée proprement dite »8. Il s’agissait donc bien, pour Sartre comme pour Merleau-Ponty, de trouver dans cette « philosophie de l’existence »9 qui leur venait d’Allemagne, à travers Husserl et Heidegger, le moyen de sortir de l’étroitesse d’une philosophie réflexive d’inspiration cartésienne et de penser la situation concrète de l’homme dans le monde et dans l’histoire. Merleau-Ponty reconnaît d’ailleurs volontiers qu’à cet égard, c’est Sartre qui, à son retour de Berlin en 1934, a joué le rôle de médiateur 5. Martin Heidegger, Denkerfahrungen, Francfort-sur-le-Main, Klostermann, 1983, p. 16 (traduc- tion française de François Fédier dans Martin Heidegger, Ecrits politiques 1933-1966, Paris, Gallimard, 1995, p. 158). 6. Ibid., p. 21 (trad. fr. modifiée p. 163). 7. Maurice Merleau-Ponty, Parcours 1935-1951, Lagrasse, Verdier, 1997, uploads/Philosophie/ rgi-1120.pdf

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