Alain de Libera Exposé de M. Alain de Libera In: École pratique des hautes étud

Alain de Libera Exposé de M. Alain de Libera In: École pratique des hautes études, Section des sciences religieuses. Annuaire. Tome 87, 1978-1979. 1978. pp. 381-383. Citer ce document / Cite this document : de Libera Alain. Exposé de M. Alain de Libera. In: École pratique des hautes études, Section des sciences religieuses. Annuaire. Tome 87, 1978-1979. 1978. pp. 381-383. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ephe_0000-0002_1978_num_91_87_15467 Exposé de M. Alain de Libéra L'analogie selon Maître Eckhart Une des caractéristiques principales de la conception eckhartienne de l'analogie consiste dans l'assimilation - terme à terme - des trois types d'analogie ad unum aliquid distingués par Thomas d'Aquin dans le Contra Gentiles, 1,35, i.e. : a) ad unum alterum ut « sanus » resp. animal/sanativum, b) ad unum ipsorum ut « ens » resp. substantia/accidens, c) ad unum ipsorum ut « iustus » resp. creator/creatura. La démarche d'Eckhart ne consiste donc pas à troquer l'analogie thomiste de proportionnalité contre l'analogie d'attribution, mais à supprimer les frontières métaphysiques marquées par St Thomas à l'i ntérieur de l'analogie de proportion. Ce qui fonde cette triple assimilat ion, c'est comme le dit Eckhart lui-même la « vérité de l'analogie » qui s'exprime dans le fait que l'être de l'accident lui est en quelque sorte « extérieur », ce qui veut dire que l'accident n'a d'être que dans l'être même du sujet. La synthèse se fait donc ici d'elle-même entre l'interpré tation de l'accident comme analogue à une réalité extérieure et celle de l'accident comme flexion de la substance (ens in obliquo), c'est-à-dire entre l'analogie « ad unum alterum » et l'analogie « ad unum ipsorum » : l'accident n'a d'être qu'à l'extérieur de lui-même et n'a en lui-même aucun être . L'analogie eckhartienne ouvre sur une dialectique de l'être et du néant, mais uniquement parce qu'elle est en elle-même une dialec tisation de l'analogie thomiste de proportion ou analogie « ad aliquid unum ». Or cette dialectisation n'est possible que parce qu'elle est complète. Ce n'est pas parce que le rapport accident/substance et le rapport créature/créateur symbolisent ensemble qu'il y a dialectisation de l'analogie, mais parce que tous deux qui, à tout prendre, n'étaient chez Thomas que deux variétés de l'analogie « ad unum ipsorum », symbolisent maintenant avec le rapport urine/santé, lui-même substitué au rapport « animal/sanativum ». Le rapport urine/santé est donc le paradigme de l'analogie eckhar tienne puisque accident et créature sont chacun dans le même rapport l'un à à la substance, l'autre au créateur. Sans doute, Eckhart se rencontre-t-il ici, jusqu'à un certain point, avec Dietrich de Freiberg. En effet, comme le remarque K. Flasch, Dietrich soutient contre Thomas « la thèse averroïste du non être (Sein- 382 LE CHRISTIANISME ET L'ISLAM slosigkeit) de l'accident » en des termes qui ne sont pas sans évoquer certaines affirmations du Thurigien. Citons De Intellectu. III. 16 : « quidditas accidentis est substantia( ) quamvis hoc possit aliquibus videri mirabile, sed inspecta ratione non est mirum » ou encore les diffé rents passages du De Origine où Dietrich fait sienne la thèse selon laquelle « tota entitas cuiuslibet accidentis non est nisi entitas funda- menti, quod est substantia ». Toutefois la doctrine de l'analogie propo sée par Dietrich est à la fois différente de celle de Thomas et de celle d'Eckhart. En tout état de cause, la singulière promotion que reçoit l'analogie « ad unum alterum » chez Eckhart ne semble pas avoir d'équivalent strict chez Dietrich •. Cela étant, tous les commentateurs d'Eckhart s'accordent à dire que la principale innovation du Thuringien consiste à expliquer l'analogie « ad unum alterum » à l'aide de deux exemples - donnés comme équi valents - celui de l'urine et celui du « cercle du vin » (circulus vini). L'origine de l'exemple de l'urine ne pose aucun problème. Il s'agit d'un exemple aristotélicien, repris comme chacun le sait par Thomas d'Aquin. La caractéristique de l'urine - comparée au régime et au remède - est de signifier la santé dans l'animal, ce qui constitue le rapport le plus ténu et la relation ontologique la plus faible que l'on puisse concevoir entre un analogue et la réalité extérieure à laquelle il s'analogue. De ce point de vue, il n'y a donc aucune différence entre l'urine et le cercle du vin : tous deux, comme l'a noté Koch, ne font qu'exemplifier de la même manière le type de réalité des analogata selon Eckhart, en représentant l'être des analogues, accidents ou créatur es, comme simple « être-signe », ou pour reprendre une expression thomiste « esse significativum ». Cette assimilation de l'urine au circu lus vini a naturellement quelque chose d'assez étonnant, puisque ce sont là deux types de signes différents. Cet apparent paradoxe a suscité de nombreuses controverses chez les eckhartiens tant sur la réalité matér ielle que sur le statut sémiotique du cercle du vin. En bref : s'agit-il d'une couronne de paille ou du cercle de métal qu'on enlève du tonneau lorsqu'on met celui-ci en perce ? Eckhart considère-t-il le cercle de vin comme un signe purement conventionnel ? Quelle que soit la thèse retenue, chaque commentateur d'Eckhart voit dans l'exemple du « circulus » un thème proprement eckhartien, et dans son assimilation à l'exemple de l'urine un de ces coups de force dont le Thuringien serait familier. A dire vrai, le circulus vini n'est pas (1) L'influence de Dietrich sur Eckhart n'en reste pas moins certaine sur de nombreux points. La meilleure preuve en est l'utilisation du De Corpore Christi Mortuo de Dietrich dans la Ve Question Parisienne où le Thuringien expose la Métaphysique de l'analogie. Alain de LIBERA 383 un leit-motiv dans la présentation eckhartienne de l'analogie : outre In Exodum et In Ecclesiasticum on ne peut guère évoquer en ce domai ne que le Sermon XLIV,2. En revanche, cet exemple est couramment utilisé par les logiciens dès la seconde moitié du xm« siècle et jusqu'au xiv. Citons, pour le xme siècle Roger Bacon2, et pour le xiv Gauthier Burleigh^, Guillaume d'Ockhanr» et J. Duns Scots. Eckhart n'innove donc pas en utilisant cet exemple. Mais dira-t-on, l'assimilation de l'uri ne au cercle de vin est bien eckhartienne ! Là encore, tel n'est pas le cas, puisque l'on connaît au moins un texte (le commentaire au Priscianus maior du pseudo Robert Kilwardby6) qui utilise conjointement ces deux exemples. Il y a cependant bien innovation d'Eckhart sur un point : celui d'uti liser le lieu commun sémantique que constitue l'exemple du cercle de vin et de l'urine dans le cadre d'une théorie de l'analogie qui réduit les créatures à des accidents et les accidents à des signes, et qui donc, aussi, réduit le problème ontologique de la réalité des analogues au problème sémantique du statut sémiotique du signe et de la désignation. L'ontologie d'Eckhart, entendant par là les éléments de métaphysique contenus dans l'œuvre latine, nous livre ici un des ses aspects fonda mentaux. Cette doctrine de l'être est, pour une part non négligeable, une vaste réflexion sur le signe qui emprunte aux Arts du langage et ses exemples et ses problèmes. En posant que l'étant créé s'analogue à l'être, dans l'être même, Maître Eckhart parle certes en Théologien et en Métaphysicien, mais il parle aussi en logicien. (2) De Signis, éd. Pinborg, Traditio, XXIV, New-York, 1978, § 7 p. 83. (3) In Perihermeneias, cap. de nomine, ad 16 a 28 (texte dans J. Pinborg, Die Logik der Modistae, Studia Mediewistyczne 16, 1975, p. 60, note 83). (4) Summa logicae, éd. Boehner, G. Gai et S. Brown, St. Bonaventure, New-York, 1974, c. 1, pp. 8-9. (5) Quaest. sup. Met., lib. VI, q. 3, n° 344. (6) The Commentary on Priscianus Maior ascribed to Robert Kilwardby, selected texts edited by J. Pinborg et alii, Cahiers de l'Institut du Moyen Age grec et latin, Copenhague, 1975, p. 56. uploads/Philosophie/ l-x27-analogie-selon-maitre-eckhart.pdf

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