L’analyse cognitive des politiques publiques Réévaluer l’apport des sciences co

L’analyse cognitive des politiques publiques Réévaluer l’apport des sciences cognitives à la théorie des référentiels Frédéric BERTRAND Chercheur associé au Laboratoire interuniversitaire des sciences de l’éducation et de la communication (LISEC) – UNISTRA Strasbourg frederic_bertrand@live.fr Résumé : Cet article discute la théorie des référentiels à la lumière des sciences cognitives. Nous situons cette discussion dans le cadre des débats sur la naturalisation des sciences sociales. Nous expliquons pourquoi la théorie du référentiel peut prétendre se passer du recours aux sciences cognitives et comment la philosophie de l’esprit denettienne légitime cet « usage faible » de la cognition. Il apparaît que les concepts de la psychologie populaire par lesquels nous nous comprenons nous-même et comprendrons autrui peuvent servir de point de jonction interdisciplinaire. De là nous indiquons comment les neurosciences et la théorie des référentiels pourraient chacune contribuer à une théorie normative de l’action. Abstract : The paper discusses the frame of reference theory from the cognitive science. We fit this discussion in the context of the debates on the naturalization of social sciences. We explain why the frame of reference theory can claim to ignore cognitive science and how the Dennett’s philosophy of mind legitimizes this "low use" of cognition. It appears that the concepts of folk psychology by which we understand ourselves and understand others allow interdisciplinarty. Thence we show how neuroscience and the frame of reference theory could contributes both to a normative theory of action. 1. Introduction La sociologie cognitive des politiques publiques a connu un fort essor international (Sabatier & Schlager, 2000 : 209-234) et particulièrement marqué en France depuis les années 1980. Elle tente de comprendre et d’expliquer l’ordonnancement de la complexité sociale à un niveau politique et institutionnel global comme au niveau d’une politique sectorielle déterminée (l’emploi, la formation, le transport…), en axant son analyse sur les processus Réévaluer l’apport des neurosciences à la théorie des référentiels cognitifs qui interviennent aux différentes étapes et aux différents niveaux des politiques publiques. La question de l’articulation de la sociologie cognitive des politiques publiques aux sciences cognitives est une question épistémologique par définition centrale dans ce type d’approche. Force est de constater, pour autant, que les théories qui relèvent de cette approche font un usage faible de la cognition (Sperber, 1997) au sens où, à de rares exceptions près, elles intègrent peu ou pas les apports des sciences cognitives (Gouin & Harguindéguy, 2007). Les débats autour de la naturalisation des sciences sociales, apportent à l’échelle de la sociologie, les explications de cet état de fait. Dans ces débats, les sciences cognitives apparaissent en effet souvent sous la plume des sociologues, comme le cheval de Troie d’un programme naturaliste réductionniste qui condamnerait à moyen terme la sociologie où - ce qui pour certain revient au même -, l’intégrerait dans les sciences naturelles en particulier la biologie évolutionniste ou les neurosciences. Contre ce réductionnisme, certains sociologues font valoir une conception pluraliste de la science qui fonde la spécificité de leurs objets et de leurs méthodes. Les échanges dans cette même revue entre Kaufmann et Cordonier (2011), Ogien (2011) ou Quéré (2011) illustrent bien les termes, et les enjeux de ce débat : les premiers défendent une conception naturaliste de la science susceptible de favoriser un dialogue interdisciplinaire en rendant compatibles les hypothèses et les résultats des sciences sociales avec ceux des sciences naturelles ; les seconds affirment au contraire que les conditions ne sont pas réunies pour un tel dialogue puisque ni les sciences cognitives ni la sociologie ne savent rendre compte précisément de l’articulation entre le niveau des processus cérébraux et celui des actions humaines effectivement observées (Ogien, 2011 : 44). Partant de là, la sociologie des politiques publiques aurait, face aux sciences cognitives le choix entre deux stratégies : le repli sur soi ou la querelle des méthodes. Nous souhaitons montrer ici que tel n’est pas le cas, que la sociologie des politiques publiques et les sciences cognitives peuvent s’engager dans un tel dialogue, pour autant que celui-ci 2 Réévaluer l’apport des neurosciences à la théorie des référentiels repose sur une épistémologie acceptable à la fois pour les naturalistes et les défenseurs d’un pluralisme scientifique. Nous proposons donc de faire dialoguer deux théories importantes dans leur champ et soutenant des options épistémologiques divergentes. La première est la théorie des référentiels développée en particulier par Pierre Muller, elle relève de la sociologie cognitive des politiques publiques. Elle défend une lecture socio-historique de l’action publique centrée sur les normes et les valeurs des acteurs. Elle repose sur un modèle constructiviste de la science et procède par analyse conceptuelle. La seconde est la philosophie de l’esprit de Dennett, ce dernier promeut un naturalisme qui s’inscrit dans la lignée du programme quinéen de « naturalisation de l’épistémologie » selon lequel aucune connaissance scientifique du réel n’est possible autrement que par la connaissance de la nature et de ses lois. Ce programme a comme incidence que nos représentations conscientes, ou nos idées ne peuvent faire l’objet d’un énoncé scientifique qu’à la condition d’être elles-mêmes expliquées par les lois de la nature. Nous choisissons de faire dialoguer ces deux théories et non les deux disciplines dont elles relèvent d’un point de vue académique, car le retour aux textes nous parait être une condition pour organiser un dialogue sur une base objectivée ; qu’on ne peut traiter les sciences cognitives comme une discipline unifiée ; et qu’à cette échelle les enjeux institutionnels, qui prennent parfois le pas sur l’analyse rationnelle, sont relégués à l’arrière-plan. Sur un plan méthodologique, le dialogue entre ces deux théories va respecter deux principes fondamentaux : 1) Les théories en discussion sont réputées cohérentes au sens où elles reposent sur un dispositif conceptuel suffisant pour justifier les propositions qu’elles avancent (Lehrer, 1990) 3 Réévaluer l’apport des neurosciences à la théorie des référentiels 2) Le dialogue ici promeut l’interdisciplinarité. Celle-ci ne suppose pas le réductionnisme mais l’hybridation (Bunge, 2011 : 152) des disciplines propice à l’émergence de nouvelles disciplines. Le respect du premier principe prémuni des formes de réductionnisme qui renvoient à une hiérarchisation épistémique ou ontologique des théories. Le second principe renvoie à une conception pluraliste de la science et à une lecture « dialectique » de l’histoire des sciences. L’article se compose de trois sections. La première entreprend de reconstruire le cadre analytique du concept de référentiel pour expliquer pourquoi et comment la théorie de Muller peut prétendre se passer du recourt aux sciences cognitives. La deuxième section expose la théorie Dennettienne de l’esprit et sa critique de la psychologie populaire dont nous disons qu’elle porte à plein contre la théorie de Muller sans pour autant la disqualifier. En effet, la théorie de l’esprit dennettienne relève d’un réalisme doux qui reconnait une pleine légitimé aux concepts de la psychologie populaire. Les concepts par lesquels nous nous comprenons nous même ainsi qu’autrui apparaissent comme le point de jonction interdisciplinaire. La dernière section indique sur l’exemple précis du jugement moral comment les neurosciences et la théorie des référentiels pourraient chacune contribuer à une théorie normative de l’action. 2. Reconstruction analytique du concept de référentiel Les approches cognitives de l’action publique convergent vers une sociologie de l’action publique susceptible d’analyser l’ordonnancement de la complexité sociale à un niveau global et au niveau d’une politique sectorielle déterminée (l’emploi, la formation, le transport…). Dans ce cadre théorique, le concept de référentiel, avancé par Jobert et Muller a joué un rôle décisif pour définir cette articulation global / sectoriel (Muller, 1995). Rappelons qu’un référentiel est défini par quatre éléments, des valeurs, des normes, des algorithmes et des images (Muller, 2000 : 62-64). Les valeurs définissent le cadre global de l'action publique à 4 Réévaluer l’apport des neurosciences à la théorie des référentiels partir d'une représentation socialement partagée de ce qui est bien ou mal. Les normes s'édictent dans ce cadre pour conduire l'action en fonction d'objectifs souhaitables. Les algorithmes renvoient à une théorie de l'action à travers laquelle les acteurs conçoivent l'efficience de leurs décisions. L'algorithme formalise le schéma cognitif des acteurs engagés dans une résolution de problème collectif, et peut s'énoncer sous cette forme : « si nous prenons telle décision alors telle conséquence en résultera » (Muller, 2000 : 64). Les images, que l’on peut rapprocher des idées reçues « font sens immédiatement sans passer par un long détour discursif » (Muller, 2000 : 64). Sur un plan méthodologique, la manière dont l’analyste du politique doit procéder pour formaliser et analyser un référentiel a été présentée par Muller sans sa thèse. Il indique que l’analyste doit commencer par compulser la documentation existante, réaliser une revue de la littérature grise et professionnelle afin d’établir un état de l’art du champ considéré puis compléter son recueil d’information par des entretiens avec des acteurs clés du champ (Muller, 1990 : 94). C’est ainsi sur la base d’une analyse compréhensive des textes écrits ou retranscrits que sont appréhendés le fonctionnement institutionnel du secteur étudié, la formulation des problèmes qui structurent le champ, ainsi que les images, les normes, les valeurs, les algorithmes qui composent le référentiel des uploads/Philosophie/ l-x27-analyse-cognitive-des-politiques-publiques-vf.pdf

  • 24
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager