JEAN PIAGET L’Epistémologie des Relations Interdisciplinaires Il conviendrait s
JEAN PIAGET L’Epistémologie des Relations Interdisciplinaires Il conviendrait sans doute, pour se conformer aux usages, de commen‐ cer par Bixer notre terminologie et notamment de préciser les distinctions éventuelles entre l’interdisciplinaire en un sens strict et les concepts voisins tels que le multidisciplinaire ou le transdisciplinaire. Mais les déBinitions étant relatives aux conceptualisations et celles‐ci l’étant à la position même des problèmes, c’est par la discussion de ces derniers qu’il nous parait utile de débuter, car ils sont complexes et relèvent dès l’abord de l’interprétation même que l’on se donne de l’activité scientiBique. 1. Il importe, en premier lieu, de distinguer les sciences purement déduc‐ tives, c’est‐à‐dire les mathématiques et la logique, et les disciplines expéri‐ mentales au sens large, qui sont soumises au contrôle des faits. Les premières bénéficient naturellement d’une autonomie particulière, d’où une situation spéciale quant aux relations interdisciplinaires : nous y reviendrons donc plus loin. Quant aux secondes, ce sont elles qui soulèvent le problème général dont nous parait dépendre la signification même de l’interdisciplinarité. En effet, dans la mesure où, avec le positivisme, on limite le champ de ces sciences à l’analyse des seuls observables, donc à la description, à la mesure et à la mise en relations des phénomènes, on aboutit seulement à la découverte d’un ensemble de lois fonctionnelles, plus ou moins générales ou spéciales. Mais, comme on se refuse à la recherche des causes, et même des modes d’existence pouvant caractériser les divers substrats dont les phénomènes seraient l’expression, il va de soi que l’on est conduit à morce‐ ler le réel en un certain nombre de territoires plus ou moins séparés ou d’étages superposés, qui correspondent alors à des domaines bien délimi‐ tés des diverses disciplines scientifiques. Le modèle le plus clair d’une telle conception est fourni par la classification des sciences d’Auguste Comte, qui répartissait ces disciplines selon un ordre double de complexité croissante et de généralité décroissante. En une telle situation les corps étudiés par la chimie se prêtent bien à des dénombrements arithmétiques, à des descrip‐ tions géométriques et ils obéissent aux lois de la physique, mais ils compor‐ tent en plus un certain nombre de caractères proprement chimiques (affini‐ té, valences) censés irréductibles aux précédents. De même la biologie par rapport à la chimie, ou la sociologie par rapport à la biologie. Il en résulte que se trouve ainsi exclue d’avance toute recherche interdisciplinaire, dont le principe même est contradictoire avec celui des frontières considérées comme naturelles, qui sépareraient les unes des autres les diverses catégories d’observables. Au contraire, les théories modernes reposant sur les modèles électroniques des valences ioniques ou des covalences montrent assez com‐ bien subjectives demeuraient ces frontières entre la chimie et la physique et combien la recherche des explications causales est à la fois indispensable à l’activité scientiBique et source de connexions interdisciplinaires. D’où le renversement spectaculaire des conceptions contemporaines de la science par rapport à l’idéal positiviste. Les démarches initiales demeurent naturellement les mêmes, d’où le fait que de nombreux esprits croient lui rester Bidèles : mesure des phénomènes, établissement des lois, contrôle con‐ tinuel subordonné aux observables, etc. Mais, tant le passage des expériences aux échelles extrêmes de l’observation (mécanique relativiste et microphysi‐ que) que les conquêtes sans cesse accrues de la déduction mathématique ont renforcé le besoin, d’ailleurs jamais éteint, de l’explication causale. Seule‐ ment, le fait nouveau est que la satisfaction d’un tel besoin a réussi à prendre une forme assez imprévue et restée même en partie imprévisible aux temps de la physique classique : alors que la recherche de l’explication en est long‐ temps demeurée à des essais de réduction, comme si des lois particulières trouvaient leur raison d’être une fois englobées en de plus générales, ou comme si, pour tout dire, le complexe ou le supérieur pouvait être sans plus ramené à l’inférieur (exemple, les essais innombrables, y compris de Maxwell lui‐même, de réduction de l’électromagnétisme au mécanisme), le double progrès des constructions mathématiques et des techniques expérimentales a conduit à la découverte fondamentale des structures 1. Qu’une structure, comme celle, élémentaire, de groupe, soit explicative, cela va de soi puis‐ qu’elle est un système de transformations comportant des invariants et qu’elle assure ainsi la compréhension de cette composition simultanée de productions et de conservations en quoi consiste la causalité. Mais du point de vue qui nous intéresse ici, et qui est celui des relations interdisciplinaires, une structure présente bien d’autres propriétés. 1) De façon générale, une « structure » est un système de transformations présen‐ tant des lois en tant que système, indépendamment des propriétés des éléments, et susceptible d’un auto‐réglage exprimant le fait que le produit de ses compositions demeure intérieur au système (voir notre ouvrage sur Le Structuralisme, PUF 1969). Publié en 1972 dans L'interdisciplinarité: problèmes d'enseignement et de recher- che dans les universités. Paris: OCDE. Version électronique réalisée par les soins de la Fondation Jean Piaget pour recherches psychologiques et épistémologiques. La pagination est celle de la version publiée en 1974 dans Internationales Jahrbuch für Interdisziplinäre Forschung. L’épistémologie des relations interdisciplinaires 155 Fondation Jean Piaget En premier lieu elle introduit dans le réel un ensemble de connexions nécessaires alors que les lois à elles seules sont simplement constatées à titre de données factuelles. Ii est vrai que le système total des lois a souvent été présenté comme nécessaire, en tant qu’impliquant un déterminisme général. Mais d’abord il y a déjà là la recherche d’un système. D’autre part présenter celui‐ci comme nécessaire n’est encore qu’un postulat, tant que les éléments du système ne sont pas reliés entre eux par des transforma‐ tions causales, c’est‐à‐dire précisément par des structures définies dans le détail. En second lieu une structure dépasse la frontière des phénomènes. En effet, seules ses manifestations sont observables tandis que, en tant que sys‐ tème, elle n’est atteinte que par déduction, donc par des liaisons non obser‐ vables comme telles. Ce n’est nullement à dire qu’elle demeure subjective puisque ses transformations sont attribuées au réel. Mais comme l’a montré Hume de façon décisive, les séquences réduites aux simples observables ne consistent qu’en successions régulières sans causalité effective. Au contraire, les transformations d’une structure physique introduisent, par le double jeu des productions et des conservations, un ensemble de transmis‐ sions qui seules fondent la causalité, mais ne sauraient être constatées en elle‐mêmes. En troisième lieu, dans la mesure où une structure dépasse les observa‐ bles, elle aboutit alors à modiBier profondément notre notion de la réalité. Loin de monopoliser le privilège de l’objectivité, les observables deviennent au contraire, en leurs découpages, relatifs à nos instruments organiques (perceptions et actions) ou techniques d’enregistrement ou d’information et, sous les phénomènes, il devient nécessaire d’invoquer un substrat dynami‐ que composé d’opérateurs et de transformations. Les conséquences en sont alors claires : rien ne nous contraint plus à morceler le réel en compartiments étanches ou en étages simplement super‐ posés correspondant aux frontières apparentes de nos disciplines scientiBi‐ ques et tout nous oblige au contraire à nous engager dans la recherche des interactions et des mécanismes communs. L’interdisciplinarité cesse ainsi d’être un luxe ou un produit d’occasion pour devenir la condition même du progrès des recherches. La fortune relativement récente des essais interdis‐ ciplinaires ne nous parait donc due ni au hasard des modes ni (ou ni seule‐ ment) aux contraintes sociales imposant des problèmes de plus en plus com‐ plexes, mais à une évolution interne des sciences sous la double inBluence des besoins de l’explication, donc de l’effort pour compléter par des « modèles » causaux la simple légalité, et du caractère du plus en plus « structural » (au sens mathématique du terme) que prennent de tels modèles. 2. Mais il y a plus. Une conséquence évidente de l’évolution que nous venons de rappeler trop sommairement est qu’aucune science ne saurait s’étaler sur un seul plan, et que chacune comporte des niveaux variés de conceptua‐ lisation ou de structuration. Il en résulte que toute discipline se doit tôt ou tard d’élaborer sa propre épistémologie. Or, si la recherche des « structu‐ res », au sens des systèmes sous‐jacents de transformations, constitue déjà un facteur fondamental d’interdisciplinarité, il est clair que toute épistémo‐ logie interne, visant notamment à caractériser les relations existant, en une science, entre les observables et les modèles utilisés, sera très tôt solidaire de l’épistémologie des sciences voisines, non seulement parce que les mêmes problèmes épistémologiques se retrouvent partout, mais encore parce que les relations entre le sujet et les objets ne sauraient être dégagées que par des voies comparatives (ou, on le verra sous 4, par des méthodes généti‐ ques). Le « positivisme logique » contemporain, dont l’ambition est de fonder l’ « unité de la science » sur des bases essentiellement phénoménistes, a déjà été obligé pour sa part, de distinguer deux niveaux en chaque science, et même sensiblement hétérogènes : l’enregistrement des observables, d’une part et leur traduction en formules logico‐mathématiques, d’autre part, cel‐ les‐ci ne constituant qu’un « langage », en lui‐même tautologique quoi‐ qu’adapté à la diversité du réel. uploads/Philosophie/ l-x27-epistemologie-des-relations-interdisciplinaires.pdf
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- Publié le Jan 28, 2022
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