L’objet cinématographique et la chose filmique 1 Jacques Aumont RÉSUMÉ La valeu

L’objet cinématographique et la chose filmique 1 Jacques Aumont RÉSUMÉ La valeur anthropologique unanimement reconnue au cinéma, c’est d’avoir permis de rendre compte en temps réel de l’action humaine. On s’est moins souvent interrogé sur la valeur du cinéma en général pour rendre compte du monde non vivant : celui des choses. Cet article examine trois modes d’apparition d’un objet dans des films : l’objet trouvé, c’est-à-dire tout ce qui permet au cinéma de choisir un objet, de le montrer efficacement, de le rendre expressif ; l’objet utile, c’est- à-dire tout simplement l’objet mis en scène, devenu accessoire de la dramaturgie ; enfin, l’objet investi, soit l’objet devenu signifiant (par métaphore ou autre- ment). À ces trois espèces d’objets filmiques, on oppose le cas, plus abstrait et plus rare, où un film cherche dans l’objet ce qui relève de la choséité, de la « chose en soi », par définition inatteignable à notre perception et à notre intellection, mais que l’on peut évoquer ou suggérer par un travail d’ordre figuratif. ABSTRACT The anthropological value of film is unanimously rec- ognized as its capacity to account for human action in real time. Less attention has been dedicated to the gen- eral value of film in accounting for that which is non- living: the world of things. This article examines three modes of the appearance of an object in film: the found-object—in other words, everything which allows the cinema to choose an object, to show it effectively and to render it expressive; the useful-object—quite simply, the mise-en-scène of an object which becomes an accessory of the dramaturgy ; and finally, the charged-object, which (metaphorically or otherwise) becomes a signifying object. Opposed to these three types of filmic objects is a rarer and more abstract type in which a film seeks in the object that which belongs to its “thing-ness,” or to the “thing-in-itself:” by defini- tion something unattainable to our perception or intel- lection, but which may be evoked or suggested by the work of a figurative order. Le cinéma comme art d’attention Sans doute le cinéma s’est développé, à partir des inventions initiales d’Edison et de Lumière, par-dessus tout comme un art dramatique. Ce qui y a intéressé des générations de spectateurs, de critiques et aussi de créateurs — fût-ce pour s’y opposer véhémentement — c’est le drame, c’est-à-dire les attitudes, les gestes des figures humaines que les films ont fabriquées et mobilisées, et, sous ces gestes et ces attitudes, les sentiments de ces êtres de fiction que, depuis la plus ancienne théorie du drame, puis de la littérature, on appelle des personnages. Pourtant, le cinéma, dont la part visible socialement reste bien celle-là, s’est aussi, plus obscurément peut-être, tout aussi profondément à coup sûr, construit comme un art de la description. Qu’est-ce que décrire, pour qui voudrait le faire à l’aide d’images mouvantes ? A priori, l’outil est trop parfait, presque encombrant dans sa capacité à tout rendre de la réalité qu’il observe — capacité sans cesse augmentée par l’invention de techniques grossières ou raffinées, ajoutant le son, la couleur, mais aussi, moins ostensiblement et plus essentiellement, une netteté absolue et égale de l’image, que les plus conscients des cinéastes documentaristes n’ont pas manqué de relever comme embarrassante. Le cinéma, la photo avaient été accueillis — avant que d’autres techniques les rejoignent et les dépassent — comme l’apogée du savoir-faire humain en matière de rendu des apparences ; lorsque l’État français, envisageant d’acheter le procédé de Daguerre, fit procéder à une expertise par les plus grands noms de la science européenne, l’anthropologue et explo- rateur allemand Alexander baron von Humboldt ne put CiNéMAS, vol. 14, n o 1 180 dissimuler son enthousiasme devant la minutie automatique de la reproduction (mieux que l’œil humain) : «J’ai pu voir une vue intérieure de la cour du Louvre avec les innombrables bas- reliefs. — Il y avait de la paille qui venait de passer sur le quai. En voyez-vous dans le tableau ? — Non. Il me tendit une loupe et je vis des brins de paille à toutes les fenêtres 2. » Tout le problème de la photographie, du cinéma lorsqu’ils prétendirent à devenir des arts (presque tout de suite) fut d’échapper à la malédiction de ce brin de paille qu’ils ne pouvaient s’empêcher d’enregistrer mieux que l’œil et malgré lui. L’objectif photographique avait poussé à son degré extrême la capacité de l’œil du sujet à saisir le monde comme ses images. Il resterait à opérer le mouvement inverse, et à rendre l’art du film, l’art de la photo en mesure de faire droit à cette autre nature d’image qui ne se cadre pas, ne se saisit pas, ne s’approprie pas — ces images dont Kafka (cité dans Recht 1989, p. 152) a pu dire : « Le regard ne s’empare pas des images, ce sont elles plutôt qui s’emparent du regard. Elles noient la conscience.» L’invention des caméscopes numériques, avec leur redoutable pouvoir de tout fixer indifféremment et minutieusement d’une réalité rendue à l’optique avant même d’avoir consisté, n’a rien arrangé: l’image automate, c’est sa malédiction, ne choisit pas 3. Depuis Epstein et son essai L’Intelligence d’une machine (1946), nous savons que le cinéma pense — « le » cinéma c’est-à-dire l’ensemble vaste et complexe des machines et des machineries successivement inventées sous ce nom, vidéo incluse. Si cet être technique, au psychisme élémentaire mais immaîtrisable, veut pouvoir décrire quoi que ce soit, il faut donc d’abord qu’il apprenne le choix, et pour cela l’attention. Je ne dispose d’aucune théorie générale — psychologique ni simplement logique — de l’attention, et mon but plus modes- tement est d’examiner certaines déterminations et peut-être certaines modalités de l’attention que le cinéma — le cinéma en général, donc, sans acception ni de genre ni d’époque — peut porter à l’objet — l’objet en général, quitte à définir un peu ce que pour les besoins de la présente réflexion j’entends par là. 181 L’objet cinématographique et la chose filmique L’objet et la chose Un art du regard — et de l’écoute, mais je n’en parlerai pas ici — comme le cinéma est attentif immédiatement, par définition, à ce que le monde nous offre sous le nom d’objet. Ob-jet : ce qui est posé là, devant moi; ce qui n’existe qu’à être devant moi, devant quelqu’un. Il n’y a d’objet qu’à raison et en raison de la conscience d’objet, c’est-à-dire, à proportion du sujet. L’objet est une catégorie des philosophies du sujet, l’un et l’autre concept ne peuvent se prendre qu’ensemble, définis l’un par l’autre, ren- voyant l’un à l’autre, et sans le sujet qui en garantit l’existence attentionnelle, voire intentionnelle, comment l’objet existerait- il? Epstein, je le rappelais à l’instant, a voulu faire du cinéma un personnage, et dans le rôle d’un philosophe; si l’on s’en éton- nait, il répondait que rien n’empêche une machine, dans la somme de ses usages possibles, d’élaborer une philosophie — laquelle n’est jamais au fond qu’un système suffisamment cohérent d’aspects du monde articulés. Toute philosophie est un système fermé sur lui-même, qui ne peut contenir de vérité qu’intérieure. […] La difficulté apparaît lorsqu’on prétend juger qui est le plus vrai […] car il faudrait un critère extérieur aux systèmes comparés, une commune mesure empruntée à la réalité. […] De quel droit exigerait-on du philosophe-robot cinématographique plus que ce que fournissent les philosophes-hommes et qui consiste en une représentation de l’univers, ingénieuse et à peu près cohérente, ouverte au jeu de l’interprétation des apparences, à condition de rester fidèle à ses lois organiques, c’est-à-dire exempte de trop graves contra- dictions internes (Epstein 1975, p. 322) ? Ce philosophe toutefois, pour ce qui est de l’objet, a du mal à apercevoir et à appréhender autre chose que l’objet empirique ou en termes kantiens le phénomène — même si l’objet trans- cendantal parfois l’attire (mais il n’a pas de noumène corres- pondant), et même si la chose en soi est sa limite (c’est en un sens tout ce que j’aurai à dire). Le cinéma, c’est une remarque souvent faite, semble être un art d’apparence et de phénomènes, CiNéMAS, vol. 14, n o 1 182 et le rapport qu’il a aux objets du monde est celui de la «cons- cience éveillée », dont les objets sont « les seuls dont on puisse parler» (Merleau-Ponty 1945, p. 35). L’objet au cinéma, l’objet de film, n’est isolable et identifiable que s’il est objet d’attention, objet de soins, objet de regard, objet de conscience (le cinéma dramatique tout entier comme art de la représentation de contenus de conscience, acclimatant dans ce sens-là jusqu’à cer- tains modes de l’informel, tel le mélange d’images que fabrique la surimpression). En cela l’objet au cinéma se différencie de la chose, et toute la philosophie spontanée du cinéma, de ce philosophe-robot rêvé par Epstein, se résume à reprendre mon expérience du monde réel, du monde des objets, en la répétant — mais comme pour mieux démontrer sa capacité à en tirer d’autres conséquences que moi. Comme mon regard (ou mon écoute), la uploads/Philosophie/ l-x27-objet-cinematographique-et-la-chose-filmique-j-aumont 1 .pdf

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