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Tous droits réservés © Anthropologie et Sociétés, Université Laval, 2003 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Document généré le 15 mars 2021 16:36 Anthropologie et Sociétés L’errance et la distance La déshumanisation comme figure de l’humanité Wandering and Distance Dehumanization as a Human Way of Being Stéphane Vibert Déshumanisation / Réhumanisation Volume 27, numéro 3, 2003 URI : https://id.erudit.org/iderudit/007928ar DOI : https://doi.org/10.7202/007928ar Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Département d'anthropologie de l'Université Laval ISSN 0702-8997 (imprimé) 1703-7921 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Vibert, S. (2003). L’errance et la distance : la déshumanisation comme figure de l’humanité. Anthropologie et Sociétés, 27 (3), 125–145. https://doi.org/10.7202/007928ar Résumé de l'article Loin que la « déshumanisation » puisse être conçue comme un « résidu » archaïque qui survivrait au sein d’une modernité rationnelle au plan moral (droits de l’homme) et scientifique, elle accompagne consubstantiellement la radicalisation du processus d’humanisation, qui se définit selon une distance ontologique inédite entre les sphères du « sujet », compris comme individu autonome, et de l’« objet », saisi comme système de connaissance et d’activité. Cet éloignement entre les compréhensions idéale et cognitive du devenir humain engendre une errance métaphysique, perceptible à travers l’inintelligibilité de la « nature » humaine, à la fois déclarée fondatrice de l’ordre social et inexistante autrement que transformable à l’infini. Au contraire, la reconnaissance du caractère intrinsèquement normatif de l’activité sociale-historique, notamment dans les universels concrets que sont les cultures, introduit la saisie du rapport d’objectivation, antérieur à la distinction sujet-objet, comme source médiatrice de toute relation au monde. Anthropologie et Sociétés, vol. 27, n° 3, 2003 : 125-145 L’ERRANCE ET LA DISTANCE La déshumanisation comme figure de l’humanité1 Stéphane Vibert « Déshumanisation » : le terme lui-même, si l’on veut bien s’y arrêter un ins- tant, repose sur un postulat implicite se rapportant aux transformations contemporai- nes les plus inquiétantes2. Il suggère en effet une évolution récessive, à partir d’un état d’humanité, ou peut-être même l’inversion d’une dynamique, qui put dans un premier temps se manifester comme « humanisante ». Sur le fond, il y va donc d’une réflexion sur l’humanité comme niveau ontologique, comme mode d’être particulier au sein du monde vivant. Alors que l’anthropologie classique comme quête de lois sociales s’engage dans une appréhension cognitive d’un univers proprement humain sous ses formes culturelles diverses, elle sous-tend également le plus souvent une position normative concernant son maintien et son renouvellement (comme la sau- vegarde des sociétés exotiques). Du fait de leur objet – des systèmes de valeurs in- hérents à des modes d’être-ensemble – les sciences humaines ou sociales ne peuvent faire l’économie d’une reconnaissance de leur dimension proprement axiologique (Caillé 1986 : 20). La question de l’unité du genre humain à travers ou au-delà de ses particularités collectives, qui se joue au fil des innombrables reprises dans la tra- dition anthropologique de la querelle universalisme-relativisme, impose donc une réflexion sur le type d’humanité qui constitue le soubassement de la théorie et de la pratique sociales, ainsi que sur les périls qui le menaceraient aujourd’hui. Toutes les sociétés, à l’instar du travail des sciences sociales, articulent des- cription objective et appréciation morale de l’humain, ce qu’il est et ce qu’il doit être. La béance entre ces deux appréhensions ouvre la voie à une irruption de l’inhu- main, en ce qu’il existe mais comme en creux, négativement : par exemple hier les sociétés autres jugées inférieures, aujourd’hui la torture ou l’esclavage considérés comme pratiques inhumaines. Du reste, ces deux dimensions – le fait et la valeur – amènent une double compréhension de l’inhumain, à la fois comme réalité externe à la communauté des hommes (sous le signe de la matérialité, de l’animalité ou de la 1. Les réflexions à l’origine de ce texte m’ont été inspirées en grande partie par la lecture des articles stimulants d’Yvan Simonis sur le sujet. Sans avoir le plaisir de le connaître, je suis donc particulièrement heureux d’avoir été invité à publier ce texte dans un numéro qui salue son travail. 2. Je voudrais remercier Francine Saillant, Éric Gagnon et les évaluateurs anonymes pour leurs annotations critiques et bienveillantes qui m’ont permis de grandement améliorer ce texte. 126 STÉPHANE VIBERT divinité) et comme éventualité présente au cœur même de chaque homme, capable d’actions socialement jugées en deçà d’un certain seuil d’humanité (certains crimes ou sacrilèges). L’idée de l’humain comme exigence morale, comme valeur, se fonde alors, sans se confondre avec elle, sur une compréhension de sa nature comme don- née initiale, comme fait, accréditée d’en haut par un principe religieux ou scientifi- que, mais communément partagé par une collectivité sociale. Aujourd’hui, ces deux sphères semblent plus que jamais disjointes. D’une part, la nature humaine devient inintelligible sous un aspect stable, substantiel, puisque susceptible d’« infinie plas- ticité » (Caillé et Trigano 2001 : 7), à travers les interventions mélioristes de la gé- nétique, la transplantation d’organes ou la malléabilité des identités et constructions du soi. Mais d’autre part, cette nature se radicalise comme fondement de toute norme, au nom des Droits de l’Homme, porteur de revendications universellement légitimes hors de toute inscription socio-culturelle. Traditionnellement, l’humanisation et la déshumanisation se trouvent compri- ses comme des mouvements opposés et inverses, l’un ne pouvant progresser qu’au détriment de l’autre. Ainsi, la déshumanisation sous ses figures multiples et hétéro- gènes (catastrophe écologique, marchandisation de toutes les sphères d’activité, ano- nymat des dominations politico-économiques, nihilisme des valeurs, conformisme des masses) devrait être combattue par un recours à des pratiques humanisantes tout aussi variées, allant d’une coordination écologique à l’échelle planétaire (le mort-né protocole de Kyoto) à la réduction des inégalités entre Nord et Sud, en passant par la déconstruction des rapports pseudo-naturels (fondés sur des distinctions de genre, de mœurs, de santé mentale ou d’invalidité physique), par les idéaux de reconnaissance inter-subjective ou d’authenticité personnelle, par un surplus de solidarité et d’em- pathie. Tout comme les utopistes luttant pour qu’un « autre monde soit possible », les analystes plus pessimistes lisent l’avancée de la déshumanisation comme une perte de valeurs et souhaitent l’émergence de relations jugées plus humaines, géné- ralement associées à une vision mêlant l’entraide des communautés traditionnelles aux principes de liberté et d’égalité individuelles inhérents à la modernité. Or, l’hypothèse de ce texte va dans un autre sens. Le procès de déshumanisa- tion comporte peut-être comme exigence d’effectivité une humanisation latente, qui lui est certes contradictoire a priori, mais qui d’une part la suppose comme condi- tion de possibilité, et d’autre part, plus encore, participe de la même dialectique glo- bale. Pour préciser davantage, humanisation et déshumanisation s’approfondiraient dans le même temps, ou successivement, chaque avancée dans une direction se tra- duisant par une radicalisation de l’autre mouvement. Plutôt qu’un système de vases communicants, nous aurions affaire à un continuum qui s’étirerait à ses deux extré- mités, pour accroître à la fois la distance entre les pôles ainsi que leur consistance respective. Et s’amincirait alors la partie centrale, fondamentale en ce qu’elle fait lien : la société comme « système symbolique » (Dumont 1975 : 74), esprit La déshumanisation comme figure de l’humanité 127 objectif qui dans le même mouvement génère de manière cohérente un espace in- terne d’individuation et une compréhension collective de l’univers. Peut-être est-il possible de lire la déshumanisation éventuelle de notre temps à l’aune des métaphores spatio-temporelles de l’errance et de la distance, la seconde dé-celant la première, l’autorisant et l’exposant. La déshumanisation est générale- ment pensée comme issue d’un excès d’objectivation, de réification, d’instrumenta- lisation, alors que l’humain au contraire se révèle comme subjectivation. Or, la dis- tance entre des réalités qui ne sont que relationnellement définies (nature-culture, sujet-objet, idéal-concret, présence-absence) s’allonge et s’étire, jusqu’à masquer leur interdépendance. Les termes se substantialisent et haussent leur prétention à n’exister que par eux-mêmes, hors de la relation indissoluble qui les amène à l’être et leur préexiste. De façon autonome se développeraient deux figures de la rationa- lité : une maîtrise scientifique de l’environnement devenu objet et une réflexion morale concernant le sujet en quête de sens. Ce sujet, rabattu sur son hypothétique nature, ses besoins et ses intérêts, ses droits et ses revendications, présumé domina- teur de tout objet par le projet moderne, aspirerait désormais à se fonder lui-même, dans un effort prométhéen d’auto-suffisance et d’auto-reproduction à variante cloni- que. Pourtant, non seulement sa finitude le rattrape à travers la mort physique, mais plus encore, le sens même de sa disparition terrestre ne finit-il pas par lui échapper, comme ultime signe de l’errance existentielle des individus, mais également des sociétés censées les éduquer et les former? Engoncé dans une exigence éthique, en quête éperdue d’un sens qu’il doit lui-même uploads/Philosophie/ la-deshumanisation-comme-figure-de-l-x27-humanite-dehumanization-as-a-human-way-of-being.pdf
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- Publié le Sep 22, 2022
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