La doctrine aristotélicienne du bonheur Marco Zingano L’éthique aristotélicienn
La doctrine aristotélicienne du bonheur Marco Zingano L’éthique aristotélicienne est une éthique fondée sur la notion d’eudaimonia, le bonheur. Dans les trois Ethiques, y compris donc la Magna Moralia, dont l’authenticité peut être mise en doute, on assiste à la mise en place d’un système conceptuel qui réfléchit sur le phénomène de la moralité au moyen d’une pléiade de notions éthiques, comme celles de vertu, choix, prudence, plaisir et responsabilité morale, à partir et autour de la notion centrale de bonheur. Cela est reconnu d’emblée et par ceux qui soutiennent la position aristotélicienne, et par ceux qui l’attaquent. Lorsque Kant, par exemple, veut opposer sa nouvelle déontologie morale fondée sur la raison pratique à la pensée morale ancienne, il verra chez Aristote la position à renverser dans la mesure où elle exprimerait de la manière la plus forte la revendication du bonheur comme la clef de voûte de tout système moral.1 En effet, l’éthique aristotélicienne opère par moyen d’un réseau définitionnel qui vise à éclairer la notion première de bonheur. Prenons l’Ethique à Nicomaque comme guide. Le bonheur y est identifié comme le point convergent des préoccupations morales et trouve sa définition dans le livre I : c’est l’activité de l’âme selon la vertu parfaite.2 Pour mieux comprendre cette définition, il faut définir ce qu’est la vertu 1 Kant s’y opposera par ailleurs par des termes assez tranchants: “lorsque l’on pose pour principe l’eudémonie (le principe du bonheur) à la place de l’eleuthéronomie (le principe de de la liberté de la législation intérieure), il en résultera l’euthanasie (la douce mort) de toute morale” (Métaphysique des Mœurs, II La doctrine de la vertu, Préface; voir aussi Introduction § xiii). 2 A EN I 13 1102a5-6, en effet, en résumant ce qui a été obtenu de I 1 à 12, Aristote écrit que le bonheur est psuchês energeia tis kat’ aretên teleian. C’est la reprise de la définition produite à I 6 1098a16-17, psuchês energeia kat’ aretên. Il faut encore ajouter la clause de la vie complète, en biôi teleiôi (I 6 1098a18) et celle des causes coadjuvantes (les biens du corps et extérieurs): voir I 11 1101a14-16, où toutes les clauses sont rassemblées. Le prochain pas consiste à examiner ce que veut dire aretê. Cela dépend en bonne mesure du sens à attribuer à teleian; or, comme Aristote le reconnaît lui-même, teleion a trois sens: complet, parfait et accompli (Mét. V 16). Le trosième sens est réduit aux deux premiers, qui restent distincts, quoique connectés: un cassoulet peut être complet sans être parfait, ou parfait sans être complet. Pour la clause en biôi teleiôi, le sens est assez clairement celui de la complétude quantitative. Mais on peut hésiter en ce qui concerne la vertu qui engendre le bonheur: est-elle parfaite ou complète? Je vais supposer tout au long de ce travail qu’elle est d’abord parfaite. Sa perfection lui advient lorsque la vertu 2 parfaite, expression qui fait partie de la définition du bonheur, mais qui n’est pas étudiée au livre I. Pour cela, il faut d’abord définir ce qu’est la vertu moral. Cette définition est fournie à II 6: c’est une disposition liée au choix délibéré.3 Cette définition requiert pour sa part la détermination de ce qu’est le choix délibéré, qui figure dans la définition de vertu morale, mais qui n’a pas été jusqu’alors étudié. Cela est fait de III 1 à 8, et se complète par l’étude de la vertu intellectuelle qui opère dans le domaine pratique, la prudence (phronêsis), car cette dernière est le choix délibéré le meilleur du point de vue moral.4 Ces résultats acquis, on revient, à la fin de l’EN, sur le thème du bonheur, dans le but de déterminer les rapports entre la vie pratique et celle contemplative au sein du bonheur, ce qui se fait aux chapitres 6 à 9 du livre X. Ce mouvement conceptuel, guidé par la recherche de la définition du bonheur et développé en fonction des termes qui y comparaissent, et qui gagnent tour à tour leur éclaircissement et définition, nous fournit l’armature de base de la réflexion éthique aristotélicienne, qui peut être vue ainsi comme une élucidation de la notion de bonheur au moyen des termes qui y comparaissent. Ce même mouvement conceptuel est présent dans les deux autres Ethiques.5 A partir de là, Aristote ajoute à cette étude définitionnelle l’examen de thèmes qui s’y connectent et ont tous grande importance pour la réflexion morale : l’étude des vertus particulières (III 9 à V 15) ; l’examen de la faiblesse morale (VII 1-11) ; l’analyse du plaisir (en deux volets : VII 12-15 et X 1-5) ; morale naturelle voit opérer à son intérieur la saisie de raisons qui est la prudence: la vertu parfaite, cause première du bonheur, est ainsi (au moins) une vertu morale accompagnée de prudence (meta phronêseôs). A EE II 1 1219a38-39 eiê an hê eudaimonia zôês teleias kat’ aretên teleian, les deux sens figurent tour à tour: le bonheur est défini comme l’activité d’une vie complète selon la vertu parfaite. 3 EN II 6 1106b35-1107a2: estin ara hê aretê hexis prohairetikê, en mesotêti ousa têi pros hêmas, hôrismenê logôi kai hôs an ho phronimos horiseien (en adoptant la version des mss.). Cette définition mérite une étude à part; je me borne ici à souligner qu’il faut désormais étudier la notion de prohairesis, puisque c’est la notion centrale et n’est pas élucidée jusqu’à II 6; de même, les conséquences liées au fait que la vertu est une disposition seront exposées plus tard, à III 7. 4 La définition de la prudence est donnée à VI 5 1140b4-6 hexin alêthê meta logou praktikên peri ta anthrôpôi agatha kai kaka (voir aussi 1140b21-22). Cette définition présente la structure formelle tode meta toude, qui a été étudiée aux Topiques VI 13, dont la seule version acceptée est celle où A cum B signifie que B est la cause de A (ce qui est le cas, par exemple, pour les définitions des émotions au livre II de la Rhétorique). Ici, pourtant, le fait que la disposition est vraie n’est pas produit ou causé par le fait que la raison (délibérative sur les moyens) est correcte, ce qui pose le problème de l’unité formelle du definiens. La même difficulté resurgit à VI 10 1142b32-33 à propos de la définition de la bonne délibération (euboulia). 5 Sur ce point, voir en spécial l’introduction à la traduction italienne de l’EN faite par Carlo Natali (Laterza 1999, pp. iii-iv). 3 enfin, l’étude de l’amitié, le ciment de nos rapports en tant qu’individus (aux livres VIII et IX). On voit donc tout un dispositif se mettre en place, dont le point d’ancrage est la notion de bonheur : l’analyse du phénomène moral se déploie par moyen de l’analyse des termes qui figurent dans la définition de bonheur et qui réclament à leur tour d’être examinés par eux-mêmes, tandis que certaines notions auxquelles cette structure fait référence reçoivent un examen à part. Tout se fait autour de la notion de bonheur. Il est important de signaler que cette notion désigne chez Aristote non pas un état psychologique où nous nous trouverions, mais une activité que nous réalisons et qui passe à fixer notre mode d’agir dans l’avenir. La traduction du mot eudaimonia pose difficulté dans la mesure où bonheur renvoit davantage à un état psychologique, alors qu’Aristote veut mettre en évidence l’aspect d’activité comme étant la face principale de cette notion. D’autre part, l’activité se distingue chez Aristote non seulement de l’état (psychologique) auquel on arrive grâce à elle, mais aussi du processus par lequel on aboutit à un certain état. Un processus se définit par le point de départ et celui auquel il aboutit ; arrivé à sa fin, il prend littéralement sa fin. Le bonheur ne se définit par un « d’où » et un « vers où », mais s’installe dans une durée où il vise à se reproduire sans cesse. D’où cette caractéristique du bonheur : en tant que tel, il ne parvient pas à un point d’arrêt, mais son perfectionement le remet toujours en activité. Dès lors, l’éthique du bonheur ouvre la voie à une morale des habitudes ou dispositions, c’est-à-dire une éthique de la manière d’être de l’homme qui se constitue comme sa seconde nature et qui se perpétue autant que possible dans une incessante activité qui se nourrit d’elle- même.6 Ce plan d’étude semble posséder une unité interne stricte, commandée directement par la notion de bonheur. Pourtant, a y regarder de plus près, l’éthique aristotélicienne est traversée par une tension entre deux perspectives sur le bonheur. 6 Les pôles « d’où » et « vers où » sont appliqués, dans l’EN, pour caractériser un mouvement comme le déplacement, où ces pôles sont définitionnels (eidopoion : EN X 3 1174a30, 32, b5). L’activité morale, par contre, ne parvient pas à un point d’arrêt, mais se reproduit sans cesse en se renforçant dans sa propre nature. En effet, en tant qu’activité répétée, elle engendre une disposition qui constitue pour ainsi uploads/Philosophie/ la-doctrine-aristotelicienne-du-bonheur 1 .pdf
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- Publié le Mar 02, 2021
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