Paulo Freire est l'initiateur de ce qu'on appelle la pédagogie critique. Cette
Paulo Freire est l'initiateur de ce qu'on appelle la pédagogie critique. Cette pédagogie se distingue radicalement des autres par son caractère subversif. Elle est probablement la seule à mettre autant l'accent sur le « conditionnement » dans lequel baigne l'apprenant, aussi bien que l'enseignant. Elle appelle au dépassement de ce conditionnement comme un devoir éthique. Paulo Freire publie La pédagogie des opprimés en 1970. Ce livre connaît une renommée mondiale et sera publié en diverses langues. En France, il sera édité par Maspero en 1974. En 1996, il publie La pédagogie de l'autonomie, son dernier ouvrage. Ce texte s'adresse d'abord aux professionnels de l'éducation (entendu dans un sens large qui va du professeur des écoles à l'enseignant-chercheur en passant par l'éducateur en banlieue). Il entend donner les lignes de conduites propres à la pédagogie critique. L’œuvre est composée d'une trentaine de sections (détail ci-dessous) correspondant chacune à une idée et développée sur 1 à 4 pages. Je ne m'attarderai pas sur celles déjà développées dans la Pédagogie des opprimés (voir mon résumé). Je propose ici un tour d'horizon des quelques idées saillantes. « Je suis professeur pour me manifester contre l'ordre capitaliste vigoureux qui inventa cette aberration totale : la misère dans l'opulence. » Paulo Freire, 1996. Une relation dialogique C'est un principe pivot de la pratique éducative de Paulo Freire : l'enseignement n'est jamais à sens unique, de l'enseignant vers l'élève. Tout en enseignant, le professeur apprend également. Pour illustrer ce propos contre-intuitif, le philosophe prend l'exemple de la cuisine ou de la navigation à voile. Idée déjà développé dans sa Pédagogie des opprimés, l'éducation ne peut être unilatérale. Éduquer exige une relation dialogique. Le professeur doit respecter la curiosité de l'apprenant, ses goûts esthétiques, son langage, sa prosodie, etc. Il doit s'attacher à comprendre et respecter ce qu'il appelle la lecture du monde de l'apprenant. La curiosité (de l'apprenant comme de l'enseignant) est conçue, dans la pensée du philosophe brésilien, comme la clé de voûte de toute pédagogie, que l'on pourrait schématiser ainsi : bon sens -» curiosité -» esprit critique -» science Il n'y a pas de rupture complète entre le regard naïf et l'esprit critique, mais un dépassement. La curiosité peut et doit aboutir à une inquiétude questionnante. Lorsqu'une curiosité ingénue se soumet à la critique, elle ne cesse pas d'être curiosité, mais devient ce que l'auteur appelle une curiosité épistémologique, se rendant méthodiquement rigoureuse dans son approche. Des êtres historiques Depuis les années 60, Paulo Freire développe une pédagogie qui entend rompre avec l'idéologie fataliste et immobilisante qui anime le discours libéral. Le modèle éducatif général, répandu sur une grande partie de la planète, insiste pour nous convaincre que nous ne pouvons rien contre la réalité sociale. L'idéologie moderne, libérale et fataliste, n'offre qu'une seule sortie pour la pratique éducative : adapter l'apprenant à cette réalité qui ne peut être changée. Il en découle la nécessité de l'entraînement technique indispensable à l'adaptation de l'apprenant, à sa survie. Ce conditionnement doit être rompu. Contrairement aux tendances idéalistes affirmant une liberté de pensée radicale et absolue, Paulo Freire reconnaît une part de conditionnement dans les mentalités. Toutefois, celui-ci n'est jamais total. « il s'agit de reconnaître que nous sommes des êtres conditionnés mais non des êtres déterminés, programmés. Reconnaître que l'Histoire est un temps de possibilité et non de déterminisme, que le futur est problématique et non inexorable. » L'éducation moderne rejette l'Éthique au profit du technique. Elle transforme l'expérience éducative en un simple entraînement technique, ce qui revient à déprécier ce qu'il y a de fondamentalement humain en elle. Or, malgré ce conditionnement intensif à la passivité, l'élève reste curieux. Son bon sens et sa curiosité le préservent bien souvent. C'est, estime Paulo Freire, que l'être humain n'est pas fait pour ça. Apprendre est dans la nature humaine. La curiosité épistémologique le rend capable d'aller au delà de ce qui le conditionne1. Si nous sommes bien des « êtres programmés, mais pour apprendre » selon l'expression que Freire reprend de François Jacob, alors nous devons rejeter cette idéologie qui nous nie et nous humilie en tant qu'êtres humains. L'enseignant ne peut se résoudre à une éducation déshumanisante. Il a le devoir moral de rompre avec cette idéologie : « Enseigner exige la conviction que le changement est possible » Des êtres éthiques Paulo Freire reconnaît un lien étroit entre éducation et espoir. L'incomplétude définit la vie humaine. Or, dans la mesure où ils sont reconnus inachevés, les êtres humains sont éducables. Cette incomplétude nous insert dans un mouvement permanent de recherche. L'espoir y trouve ses fondations. Il faut ici concevoir l'espérance comme une sorte de puissance motrice naturel. La désespérance est l'avortement de cet élan vital. Elle n'est pas la manière naturelle d'exister de l'être humain. « Je ne suis pas d'abord un être de désespérance qui doit être ou non converti à l'espérance. Je suis, au contraire, un être d'espérance qui, pour x raisons, devint désespéré. » A la fois producteur et produit de l'histoire, capables de décider, de rompre et de choisir, l'être humain, en devenant conscients de son inachèvement s'affirme comme être éthique. Inachèvement signifie qu'on peut aussi bien tomber dans la dignité que son contraire : il y a nécessairement un choix éthique à faire. Pour cette raison, l'éducation est un acte éthique. Le philosophe brésilien affirme ainsi : « Jamais il ne me fut possible de séparer en deux moments l'enseignement des contenus et la formation éthique des élèves. » La liberté humaine est cet interstice où se glisse l'espoir. Pour autant, Freire ne campe pas une position idéaliste qui affirmerait que seuls les professeurs, à la force de leurs seules idées, pourraient transformer le monde : « Si l'éducation ne peut pas tout, l'éducation peut toutefois produire quelque chose de fondamental. Si l'éducation n'est pas la clé des transformations sociales, elle n'en n'est pas pour autant simplement une action reproductrice de l'idéologie dominante. » Les professeurs ne peuvent pas changer le monde par leurs cours, mais ils peuvent démontrer la possibilité du changement. Enseigner ne peut être neutre La critique de la neutralité chez Paulo Freire est radicale : « Au nom du respect que je dois aux élèves, il n'y a aucune raison que j'omette ou dissimule mon option politique en assumant une qualité qui n'existe pas. » L'idéal de neutralité, largement mis en avant dans le monde enseignant, est une chimère. On ne peut être de connivence avec un ordre pervers : « la faim en face de la richesse excessive et le chômage sont des immortalités, ce ne sont pas des fatalités comme les réactionnaires le proclament avec force et avec l'air de ceux qui souffrent de ne rien pouvoir faire. » Il faut entendre « la juste colère des trahis et des trompés, de leurs droits et de leurs devoirs de se rebeller contre les transgressions éthiques dont ils sont des victimes chaque fois plus touchées ». Personne ne peut être dans le monde, avec le monde et les autres, et rester neutre. Ça vaut pour tout le monde, y compris les scientifiques, physiciens, sociologues, mathématiciens, enseignants, etc. L'éducation doit être comprise comme une forme d’intervention dans et sur le monde. Il est impossible de discourir « comme si soudain, mystérieusement, nous n'avions rien à voir avec le monde, un monde distant, là-bas dehors, étranger à nous et nous de lui. » Aussi Paulo Freire affirme-t-il haut et fort son rejet du cynisme néolibéral, de son idéologie fataliste et de son refus inflexible du rêve et de l'utopie. Il justifie le ton de rage et de colère légitime qui enveloppe son discours, lorsqu'il je se réfère aux injustices auxquelles sont soumis les miséreux du monde. D'où son absence total d'intérêt pour afficher un air d'observateur impartial, objectif, sûr, à l'égard des faits et des événements. Freire évoque ce qu'on pourrait appeler d'une manière un peu provocante un devoir de non neutralité. Il y a une belle phrase dans ce texte où Paulo Freire nous enjoint à nous méfier du pouvoir du discours idéologique, « en commençant par celui qui proclame la mort des idéologies ». C'est en effet un laïus très fréquent de la modernité selon lequel nous vivrions dans un monde où les idéologies seraient mortes (nazisme et communisme pour être précis). Et l'idéologie capitaliste, qui règne désormais seule, se pare du voile de la neutralité. Le professeur doit « faire face à l'expertise avec laquelle l'idéologie dominante diffuse subtilement l'idée de neutralité de l'éducation ». En réalité, l'éducation se retrouve face à une alternative : accepter la reproduction de l'idéologie dominante ou prendre le parti de la contestation. L'éducation ne devient pas politique par décision de tel ou tel éducateur. L'éducation est politique. Ceux qui prétendent le contraire, qui fustigent l'activisme, avouent implicitement leur conception négative de la politique. Ici Freire souligne un paradoxe : il y a une forme de honte de la politique, de parler de politique alors que nous sommes dans une démocratie où chaque citoyen est censé pouvoir se forger uploads/Philosophie/ paulo-freire-est-l.pdf
Documents similaires
-
22
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Jan 16, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
- Langue French
- Taille du fichier 0.1221MB