BIBLIOTHÈQUE D’HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE PHILOSOPHIE DES SCIENCES HUMAINES CON

BIBLIOTHÈQUE D’HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE PHILOSOPHIE DES SCIENCES HUMAINES CONCEPTS ET PROBLÈMES Textes réunis sous la direction de Florence HULAK et Charles GIRARD PARIS LIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE J. VRIN 6, Place de la Sorbonne, V e 2011 En application du Code de la Propriété Intellectuelle et notamment de ses articles L. 122-4, L. 122-5 et L. 335-2, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite. Une telle représentation ou reproduction constituerait un délit de contrefaçon, puni de deux ans d’emprisonnement et de 150 000 euros d’amende. Ne sont autorisées que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, ainsi que les analyses et courtes citations, sous réserve que soient indiqués clairement le nom de l’auteur et la source. © Librairie Philosophique J. VRIN, 2011 Imprimé en France ISSN 0249-7980 ISBN 978-2-7116-2405-8 www.vrin.fr LA NATURE Considérer « la nature » comme l’un des concepts clés des sciences humaines ne va pas de soi. Le sens commun rattache en effet spontanément l’homme ainsi que ses œuvres à l’univers des conventions, de l’artifice, c’est-à-dire à ce que l’on rassemble sous l’idée de « culture ». À côté de l’ordre nécessaire, immuable et aveugle de la nature, on devrait ainsi réserver une place pour cet autre régime de régularité qui est celui des affaires humaines. Soumis à la contingence, régi par des conventions plus ou moins arbitraires, et orienté par nos intentions, cet ordre constituerait par excellence le domaine d’enquête des sciences humaines et sociales, qui trouveraient ainsi un appui empirique à leur séparation avec les sciences naturelles. Mais l’évidence du partage entre le naturel et le social rencontre rapidement ses limites. On a par exemple de longue date fait l’hypothèse d’une influence du climat sur les hommes, sur leur complexion physiologique ou leur tempéra- ment, mais aussi sur leurs lois, sur les formes de leur gouvernement. Ainsi en est-il chez Hippocrate déjà, et plus 128 PIERRE CHARBONNIER tard chez Montesquieu 1. En outre, s’il va de soi que la survie de l’espèce humaine est soumise à des contraintes qui pèsent également sur tous les vivants (se reproduire, se nourrir), cette dépendance prend chez les hommes des formes variées, que sont les règles de la parenté et de l’économie. Les formes sociales de l’existence sont donc ancrées dans une réalité naturelle qu’elles problématisent immédiatement. En témoi- gne encore le fait que les paysages que l’on identifie volontiers comme naturels sont souvent le produit d’une longue histoire agricole, les forêts sont coupées ou entretenues, l’espace découpé par les voies de communication et l’habitat. L’appro- priation humaine de la nature connaît bien des degrés, dont le système industriel occidental est sans doute un point extrême, mais les sociétés de chasseurs-cueilleurs, que l’on considère souvent comme l’exemple d’une faible emprise sur l’environ- nement n’en sont pas exemptes. Si chez elles la marque visible de cette emprise reste discrète en raison du faible développe- ment de leur système technique, elle se traduit mieux encore sous la forme de connaissances zoologiques, botaniques, ou encore astronomiques qui dépassent souvent de loin les nôtres. Par le biais de la connaissance et de la fréquentation quotidienne, la nature sauvage peut ainsi devenir domestique, familière – un peu moins étrangère qu’il n’y paraît. Les sciences humaines ont donc affaire à la nature, ne serait-ce que par le biais des attitudes culturellement fixées à travers lesquelles s’organisent sa prise en charge et sa trans- formation. Dès lors qu’elle est conçue comme une référence nécessaire pour les communautés humaines, dès lors que l’on 1. Hippocrate, Airs, eaux, lieux, trad. fr. par P. Maréchaux, Paris, Payot & Rivages, 1996 ; Montesquieu, De l’esprit des lois, Paris, Flammarion, 1979. LA NATURE 129 considère la dynamique sociale comme indissociable d’une relation collective au milieu ou à certains de ses traits, c’est bien une approche sociologique, ethnologique, ou historique de la nature qui devient possible. Dans ces conditions, en effet, la nature cesse de n’être que la toile de fond sur laquelle se déploieraient des activités humaines enfermées dans leur spécificité, pour devenir leur partenaire nécessaire, quoique problématique, puisqu’il semble difficile de saisir une fois pour toutes où s’arrête la nature, et où commence le social. À cet égard, le problème que pose la nature aux sciences humaines renvoie à certains enjeux plus proprement concep- tuels. L’idée de nature apparaît en effet d’emblée comme un des éléments les plus équivoques du répertoire philosophique traditionnel, auquel on peut aller jusqu’à refuser toute pertinence objective 1. On voit par exemple souvent un écart sémantique préjudiciable entre la nature entendue comme nom collectif – l’ensemble des existants non-humains – et la nature entendue comme mode d’être – celui de la régularité causale universelle. L’idée de nature rassemble ainsi d’un côté des choses et de l’autre des règles, ou des processus : sa référence n’est donc pas univoque, ni même stable. Dans une autre perspective, cette notion est prise entre une acception descriptive et un sens normatif, diversement assumés : ce qui est naturel, c’est d’abord ce qui existe dans sa consistance propre, sans plus ; mais c’est aussi ce qui doit être, c’est-à-dire ce qui doit convenir à un modèle de référence à l’aune duquel on jugera de la valeur, voire de la réalité d’une chose. Ces deux tensions conceptuelles soulèvent chacune à sa manière la 1. Voir par exemple J. S. Mill, La nature, trad. fr. par E. Reus, Paris, La Découverte, 2003. 130 PIERRE CHARBONNIER question de la place qui revient à l’homme. Tantôt naturel, en tant que vivant, tantôt hors nature, en tant qu’être libre, l’homme est également celui qui institue ses habitudes sous la forme de règles, ou de lois, et ainsi qui leur donne une dimen- sion naturelle. L’idée de nature recèle donc de nombreuses équivoques, rendant son usage difficile. On peut ainsi aller jusqu’à un scepticisme radical à son sujet, un scepticisme qui peut s’alimenter de l’idée selon laquelle toutes les sociétés humaines ne rendent pas compte du monde qui les entoure à travers cette notion. Or l’usage que font les sciences humaines de ce concept permet précisément d’interroger ces difficultés. En mettant l’accent sur les formes collectives du rapport à l’environne- ment, elles permettent en effet d’éclairer la façon dont se structurent ces relations, et donc la signification même du concept qui, depuis la Grèce ancienne, joue un rôle décisif dans la compréhension que nous en avons. Qu’elle prenne la forme de connaissances, de valorisations, ou encore d’usages pratiques, la prise en charge de l’environnement naturel apparaît comme un fait social de première importance, qui fait l’objet d’une étude pour elle-même. Car si la place de l’idée de nature dans la formation de l’expérience et du jugement peut être discutée, il en va de même de son influence sur la vie sociale : que serait l’économie sans l’idée d’une disponibilité de la nature ? Que serait le droit sans l’idée d’une dignité distinctive de l’homme ? Qu’est-ce qui distingue des nôtres les religions qui vénèrent des figures animales ? Pourquoi refusons-nous (en principe) de prendre des décisions politi- ques en fonction de l’alignement des planètes ? Ces questions renvoient toutes à l’effet structurant que joue l’identification d’une différence entre ce qui est naturel et ce qui ne l’est pas. LA NATURE 131 Derrière l’idée de nature, il y a donc l’ensemble des formes sociales à partir desquelles se noue un rapport au milieu environnant, or ce sont elles que les sciences humaines étudient. Nous analyserons ces enjeux de deux façons. D’abord en interrogeant la construction de ces rapports, c’est- à-dire ce qui revient aux causes naturelles et aux causes sociales dans le dynamisme qui les associe ; ensuite en appro- fondissant la signification même de cette association, et en demandant ce que cela signifie de concevoir fondamentale- ment les communautés humaines à travers l’idée de socialisation de la nature. CAUSES NATURELLES ET RAISONS SOCIALES : LA QUESTION DU DÉTERMINISME La géographie vidalienne et ses prolongements Pour les sciences humaines, l’enjeu prioritaire lié à l’idée de nature est celui du déterminisme : les faits sociaux sont-ils des phénomènes naturels comme les autres ? Et si une quelconque autonomie doit leur être accordée, comment concevoir sa régularité, son régime causal propre ? Au tournant du XX e siècle, c’est essentiellement du côté de la géographie humaine que ces questions sont abordées. L’école française de géographie, dont l’acteur principal est Paul Vidal de la Blache (1845-1918), se présente en effet comme une critique du réductionnisme écologique, ou du fonctionnalisme, développé auparavant en Allemagne par Friedrich Rätzel sous le nom d’Anthropogeographie. Rätzel met l’accent sur les contraintes adaptatives qui pèsent sur le déploiement de la civilisation humaine : conformément aux principes de l’évolutionnisme naissant, qu’Ernst Haeckel a 132 PIERRE CHARBONNIER très tôt importé outre-rhin, les activités humaines sont considérées comme l’effet de causes naturelles, dans lesquelles doit être recherchée l’explication de leur logique. Le processus de civilisation est alors considéré comme un affranchissement progressif à uploads/Philosophie/ la-nature-philosophie-des-sciences-humai.pdf

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