La perfectibilité chez Condorcet interention de Charles Coutel (Cet article fig
La perfectibilité chez Condorcet interention de Charles Coutel (Cet article figure dans le second volume des Oeuvres de Condorcet sur l'Instruction publique, Edilig, Paris 1989). « En somme à l'idée du Progrès répondit l'idée de la malédiction du Progrès ; ce qui fit deux lieux communs ». Paul VALÉRY, Propos sur le Progrès, 1929. Une curieuse référence Il y a dans l'Esquisse un passage très curieux où Condorcet attribue à Turgot la paternité d'un concept que la tradition philosophique a attribué... à Rousseau : le concept de perfectibilité (1). Or, il n'y a pas explicitement de concept de perfectibilité chez Turgot mais bien un concept de progrès continu et linéaire. On lit, en effet, dans le Tableau philosophique des Progrès successifs de l'esprit humain prononcé le 11 décembre 1750 par Turgot dans lequel l'auteur voulait clairement rendre hommage à Bossuet - mais en remplaçant les vues théocratiques de ce dernier par une théorie du progrès constant de l'humanité (2) (page 42 de l'édition Calmann-Lévy 1970) : « (...) La masse totale du genre humain par des alternatives de calme et d'agitation, de biens et de maux, marche toujours, quoique à pas lents, à une perfection plus grande. » Le concept de progrès cumulatif et linéaire chez Turgot inclut d'emblée la vision d'une humanité cheminant vers un avenir meilleur; ce plan prévu d'avance, « laïcise » chez Turgot le « plan de Dieu » de Bossuet; mais il en garde le providentialisme. Ce providentialisme prend l'aspect métaphorique suivant (Turgot, op. cit. page 41) « (...) Le genre humain, considéré depuis son origine, paraît aux yeux d'un philosophe un tout immense qui lui-même a comme chaque individu, son enfance et ses progrès » (3). On comprend dès lors qu'au XIXe siècle, A. Comte dans sa recherche de précurseur ait pu croire Condorcet sur parole et tiré Condorcet vers Turgot. On lit dans la 47e leçon du Cours de philosophie positive le jugement suivant : « Le sage Turgot, dont les précieux aperçus primitifs sur la théorie générale de la perfectibilité humaine avaient sans doute utilement préparé la pensée de Condorcet... » . Cette filiation n'est pas sans importance car on a longtemps vu en Condorcet le médiateur entre Turgot et A. Comte. Or les choses ne sont pas si simples, car ce jeu de classifications plus ou moins hagiographiques risque d'occulter le travail philosophique original de Condorcet autour du concept de perfectibilité. Ainsi il n'y a pas trace chez Condorcet de ce parallélisme présent chez Pascal, Turgot et Terrasson entre le développement de l'individu et le développement de l'humanité. En fait, Condorcet ne réduit jamais la perfectibilité à un progrès pré-formiste ou providentialiste : mais il ne cédera pas pour autant à une dénégation des progrès positifs de l'humanité. Mais alors pourquoi veut-il voir chez Turgot un concept qui est en fait défini chez Rousseau ? Peut-être parce qu'au moment où Condorcet rédige l'Esquisse, Rousseau n'est plus une référence philosophique mais bien un enjeu politique. Ainsi en se référant à Turgot pour penser le devenir de l'humanité, Condorcet affirme un enjeu politique. C'est au nom de Rousseau et de l'obscurantisme vertueux et spartiate qu'on lui prêtait que la Terreur ferme les Académies, diffère l'instauration de l'instruction publique, organise des pratiques politico- religieuses cléricales, et que mettant en place une démocratie directe et unanimiste on menaçait la république parlementaire. Il fallait donc forcer le trait et en appeler à la tradition des lumières dont le symbole politique restait à ses yeux son ami Turgot. Car c’est dans le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes que Rousseau produit le concept philosophique de perfectibilité. On y lit (page 142 op. cit., Pléiade, tome III, voir aussi pages 1317 à 1319) : « (...) Il y a une (...) différence de l'homme et de l'animal (...) c'est la faculté de se perfectionner; faculté, qui à l'aide des circonstances, développe successivement toutes les autres, et réside parmi nous tant dans l'espèce, que dans l'individu ( ... ). Pourquoi l'homme est-il sujet à devenir imbécile ? (...) l'homme reperdant par la vieillesse ou d'autres accidents tout ce que sa perfectibilité lui avait fait acquérir retombe ainsi plus bas que la bête même ? » (4) C'est la référence implicite à ces lignes de Rousseau qui peut expliquer la différence des titres des deux ouvrages de Turgot et de Condorcet : là où Turgot parle de progrès successifs, Condorcet parlera de tableau historique des progrès de l'esprit humain. (Car pour Condorcet rien n'est plus fragile que la marche de l'humanité). Il y aurait une origine rousseauiste de la perfectibilité chez Condorcet, que la tradition positiviste fascinée par la prémonition de la « loi des 3 états » chez Turgot aurait négligée : peut-être parce que Saint-Simon et A. Comte influencés par les penseurs rétrogrades de la Restauration (Bonald et de Maistre) ne supportaient pas l'idée d'un futur ouvert et indéfini devant l'humanité incompatible avec leur providentialisme continuiste plus ou moins laïcisé. Saint-Simon n'écrit-il pas (dans L'Organisateur, Neuvième lettre 1819, cité dans Baker, Condorcet, 1988 page 491) : « La loi supérieure des progrès de l'esprit humain entraîne et domine tout ; les hommes ne sont pour elle que des instruments (...). Tout ce que nous pouvons c'est obéir à cette loi (notre véritable Providence) avec connaissance de cause, en nous rendant compte de la marche qu'elle nous prescrit, au lieu d'être poussée aveuglément par elle. » Or, pas de trace de providentialisme dans le concept de perfectibilité chez Condorcet : il y a pour lui une part irréductible d'aléatoire, de contingence et d'historicité dans le devenir humain. (Voir C. Kintzler, Condorcet, chapitre III,. 1984). Ce que l'homme peut faire c'est opposer le « hasard à lui- même » (I'Esquisse, Xe époque, page 273) par son ingéniosité et sa vigilance. Perfectibilité, progrès, perfectionnement Il y a chez Condorcet un travail philosophique sur les concepts de perfectibilité (venant de Rousseau) et de progrès positif (venant de Turgot). Notre hypothèse est que Condorcet donne un contenu positif et non providentiel au concept de progrès mais en conservant la conscience du négatif, de l'obstacle, du contingent, de l'erreur contenue dans le concept rousseauiste de perfectibilité. De cette confrontation philosophique, Condorcet produira une théorie du perfectionnement de l'humanité (terme qui revient le plus souvent sous la plume de Condorcet). Mais il faut noter que l'Esquisse puis le Fragment sur l’Atlantide renferment des accents prophétiques troublants qui pouvaient occulter l'aspect dialectique et historique de sa problématique de la perfectibilité. De « l'espérance consolante » à l'espérance mathématique Condorcet n'a pas toujours eu cette admiration unilatérale vis-à-vis du prophétisme de Turgot; une pointe d'ironie ne perce-t-elle pas dans les lignes suivantes qui datent de 1785 (Essai sur l'application de l'analyse..., Paris, l'Imprimerie royale, Discours préliminaire, page 1) : « Un grand homme [Turgot] (...) était persuadé que les vérités des sciences morales et politiques, sont susceptibles de la même certitude que celles qui forment le système des sciences physiques. (...) Cette opinion lui était chère parce qu'elle conduit à l'espérance consolante que l'espèce humaine fera nécessairement des progrès vers le bonheur et la perfection, comme elle en a fait dans la connaissance et la vérité. » Condorcet va conserver cette espérance mais au contact du calcul des probabilités et des analyses rousseauistes il va en donner une nouvelle définition positive et prospective à la fois. La probabilité mathématique appliquée à l'avenir humain lui permet de vider la notion de progrès cumulatif et linéaire présent chez Turgot de son contenu prophétique et providentialiste (5). Mais en revanche le calcul des probabilités lui permet de rendre raison en termes positifs de la part d'aléatoire et de contingence présente dans le concept rousseauiste de perfectibilité. Ce sera l'apport spécifique de Condorcet, réalisé dans l'Esquisse, d'avoir tenté « une démonstration historique de la capacité de la raison à transformer la société au moyen d'un art politique rationnel ». Baker, Condorcet (traduction française , Paris 1988, page 452). La probabilité mathématique dialectise le progrès positif de Turgot et la perfectibilité indéfinie voire indécise de Rousseau. Refusant comme obscur le calcul des probabilités, la tradition positiviste ne pouvait pas voir que cet outil mathématique était destiné à critiquer ensemble les deux thèses philosophiques de Rousseau et de Turgot : l'une comme providentialiste, qui retirait à l'homme sa liberté ; l'autre comme abstraite et par trop psychologique qui en venait à retirer toute crédibilité aux oeuvres humaines concrètes et aux lumières. L'espérance théologique ou éthique devenait mathématique mais sans devenir réductrice : il s'agissait dès lors de calculer les chances de l'homme et de tracer le « tableau de nos espérances » (6). Les progrès seront dits indéfinis et non infinis devenant plus précise cette nouvelle espérance pouvait donner lieu à une mobilisation (7). Selon Condorcet, cette puissance de calcul que Leibnitz attribuait à Dieu peut être celle de l'humanité elle-même surtout depuis que la Révolution permettait d'entrevoir le règne de l'égalité parmi les hommes (8). C'est avec ce concept complet de perfectionnement que Condorcet pense pouvoir surmonter uploads/Philosophie/ la-perfectibilite-chez-condorcet.pdf
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- Publié le Fev 08, 2021
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