Jean-René Ladmiral Éléments de traduction philosophique In: Langue française. N
Jean-René Ladmiral Éléments de traduction philosophique In: Langue française. N°51, 1981. pp. 19-34. Citer ce document / Cite this document : Ladmiral Jean-René. Éléments de traduction philosophique. In: Langue française. N°51, 1981. pp. 19-34. doi : 10.3406/lfr.1981.5095 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lfr_0023-8368_1981_num_51_1_5095 Jean-René Ladmiral Université de Paris-X-Nanterre ÉLÉMENTS DE TRADUCTION PHILOSOPHIQUE « II n'y a ni concepts, ni catégories, ni universaux, ni rien de ce genre... nul mot isolé n'a de sens. Il a une image mais quelconque — et le mot ne prend son sens que dans une organisation — par élimination entre ses sens. » Valéry. 0. On range communément la traduction philosophique 1 dans la catégorie de la traduction littéraire. A n'en pas douter, elle y fait figure de cas particul ier ou, mieux encore, de cas remarquable. Le paradoxe où c'est la situer est l'indication aporétique d'une taxinomie inchoative. 1 . Pour une typologie de la traduction 1.1. D'une façon très générale, s'agissant de traduction, les diverses typo logies qui sont proposées pour classer les différents genres ou espèces de textes tendent à se ramener au bout du compte à un modèle dualiste, à une dichotomie opposant l'expressivité littéraire, voire poétique, et l'information plus ou moins « technique ». C'était la solution à laquelle en est revenue, par exemple, une Gisela Thiel, reprenant au compte de la théorie de la traduction l'alternative campée par H. Seidler entre « deux types » de dominances dans le discours, correspondant à la polarité de deux fonctions dominantes oppo- — une fonction de « structuration » (Sprache in der Gestaltung sfunktion), où le langage « intervient » entre le sujet linguistique et le monde extra linguistique que, dès lors, il ne se contente plus de calquer, mais auquel il donne en quelque sorte un visage humain; — une fonction de représentation (Sprache in der Dars te llung sfunktion), 1. On trouvera développé dans la présente étude ce qui a fait la substance de notre communication au colloque international organisé par l'A.I.L.A. (Association Internationale de Linguistique Appliquée), du 19 au 21 juin 1980 à Aarhus (Danemark), sur la « traductologie appliquée » (Angewandte Sprachwissen- schaft, hrsg. v. W. Wilss u. Sv.-O. Poulsen). 19 le langage étant censé y assurer le rôle d'un relais informatif, qui « repro duit » le monde des choses avec des mots 2. On retrouve là, en somme, l'opposition maintenant classique en philoso phie, caractérisant la connaissance — remplacée ici par le langage — comme projet ou comme reflet. Au reste, il doit être tout à fait clair que. là comme ailleurs, il s'agit bien de deux pôles extrêmes qui définissent un continuum; à ce niveau de la théorie linguistique, il n'y a guère solution de continuité, comme y insiste ajuste titre un Bernard Pottier3. Ainsi la typologie des discours à traduire semble-t-elle faire écho au clivage répartissant ceux qui les traduisent en traducteurs « littéraires » et traducteurs « techniques » — encore que, dans la réalité, ce dernier clivage ne corresponde pas tant à une alternative linguistique concernant la nature des textes à traduire qu'à une dichotomie d'ordre économique établie entre deux catégories socio-professionnelles plus ou moins antagonistes (J.-R. Lad- miral, 1979, p. 14). Certes, il y a tout lieu de se méfier d'une classification de ce genre. Ne revient-elle pas à distinguer entre « quelque chose et le reste »? c'est-à-dire qu'à proprement parler on n'aurait pas affaire à une véritable typologie... A fortiori en est-il ainsi quand G. Thiel (1974, p. 120) emploie le terme de « non littéraire » (nicht-literarisch) — dont elle se sert pour paraphraser celui de « pragmatique » (ibid., p. 120), et que nous utilisons tous, sans doute, mais qui suppose implicitement déjà une telle dichotomie comme allant de soi (selbstverstandlich) 4. Quoi qu'il en soit, il semble qu'on doive toujours en revenir là et qu'on bute sur ce que nous avons appelé la « coupure littéraire » (J.-R. Ladmiral, 1979, p. 106), qui consiste à faire une différence fondament ale entre traduire la poésie et traduire les « sciences » (lato sensu), y compris donc la philosophie; et, sur ce point, un Georges Mounin peut se réclamer par exemple du parrainage, littéraire s'il en fut, de Joachim du Bellay (G. Mounin, 1955, pp. 14 sq.). Il reste qu'on peut tenter d'échapper à cette sorte de fatalité binaire à laquelle serait vouée toute typologie de la traduction. Ainsi Katharina Reitë a-t-elle proposé une typologie ternaire à partir des travaux de Biihler. En schématisant, la classification dont elle part pour définir une typologie de la traduction revient à opposer trois types de textes : — les textes dits informatifs, dont la fonction réside dans la représentat ion (Darstellung) d'un certain « contenu » (inhaltsbetont) et qui sont centrés 2. G. Thif.i. (197 1). p. 125. D'une façon générale, si nous sommes amené à faire ici référence à bien des auteurs de langue allemande, ce n'est pas tant en vertu dune contingence anecdotique tenant aux hasards de notre biographie intellectuelle personnelle qu'en raison du fait que la traduction fait. outre-Rhin, l'objet de toute une discipline universitaire sui generis : d'où l'abondance de la littérature spécialisée, qu'ainsi nous aurons contribué à faire un peu connaître; et c'est aussi dans cette même perspective de « réception » (Rezep- tion) que nous avons assez fréquemment précisé les termes allemands entre parenthèses (cf. J.-K. Ladmirai.. 1979, pp. 221 sq.). — N. B. : conformément à un usage maintenant dominant, on trouvera en fin d'article les références bibliographiques complètes des travaux cités. 3. Ainsi est-ce pareillement le cas de l'opposition qu'il y a lieu d'établir, par exemple, entre connotations sémantiques et connotation sémiotique : cf. J.-R. Ladmihal ( 1 979). pp. 1 96 sqq. et 2 18. 4. Cela dit. nous n'ignorons pas que Gisela Thiel n'en est pas restée là et. notamment, qu'elle a travaillé à définir le genre du « Traité » (Abhandlung), dans un sens finalement très proche de ce qui fait pour nous la spécificité de la traduction philosophique, par opposition à Г« Essai », ne fût-ce que dans la perspective lexico- graphique de ce que peut apporter une grande Encyclopédie. Notons au passage la polysémie (et. donc, les ambiguïtés) du terme pragmatique, qui signifie au moins trois choses différentes : a) un descripteur, au demeur ant assez lâche, en typologie des textes (cf. G. Thiel); b) une caractérisation idéologique qui. chez un EL Mes- chonnic (cf. sup., pp. 12 sqq.) par exemple, tend à l'assimiler à Г« empirisme ». tant critiqué par lépistémo- logie althussérienne; et c) le sens strict que prend le terme dans le fameux triangle sémiotique délimitant syntaxe-sémantique-pragmatique. 20 sur leur objet (objektbezogen), sur la « chose » dont il s'agit (sachorientiert) : ce sont les textes neutres ou « prosaïques » (documents, modes d'emploi, etc.); — les textes dits expressifs, dont la fonction dominante réside dans leur forme (formbetont), dans leur expression (ausdrucksbetont), et qui sont cen trés sur l'émetteur, c'est-à-dire sur leur « auteur » : il s'agit principalement de la Littérature (qu'en « frallemand », on pourrait appeler « belletristique »); — enfin, les textes que K. Reifê baptise opératifs (qui sont ceux qui l'i ntéressent plus particulièrement, au titre de sa propre pratique professionn elle), qui ont une fonction « appellative » (Appellfunktion) et sont centrés sur le récepteur, tentant d'influer sur le comportement de ce dernier (verhal- tensorientiert) : on y trouvera non seulement la publicité, mais aussi la pro pagande politique, la prédication religieuse, etc. 5. Notre propos n'est pas ici de discuter en détail la typologie de K. Reitë et de développer les critiques que nous lui adressons, ni d'apporter pour l'heure une contribution d'ordre théorique et fondamental à la problématique d'une typologie de la traduction. Disons seulement — à titre de postulat, qu'ici nous n'entreprendrons pas de démontrer — que nous contestons la validité théorique de la typologie proposée par K. Reifê et de l'opposition qu'elle établit entre les textes à dominante appellative, centrés sur le récep teur, et les textes à dominante de forme, centrés sur l'émetteur. Les caracté ristiques qui servent à caractériser ces textes, « expressifs » et « opératifs » sont en effet complémentaires et renvoient à une même stratégie de communic ation globale, dont elles ne sont que des moments. Autrement dit : nous faisons ici la même critique à la typologie de la traduction proposée par K. Reifê que celle que nous avons adressée à G. Mounin (1963, pp. 159 sq.) quand il entreprenait d'isoler différentes modalités pragmatiques de conno tations selon leurs prétendues relations respectives aux partenaires de l'in- terlocution, alors que ce qui est en jeu, c'est à chaque fois une « situation de communication » qui est, comme on a pu le dire des phénomènes sociaux en général, « globale totale » 6. Du même coup — une fois neutralisée l'opposition typologique établie entre la traduction des textes expressifs et celle des textes dits opératifs — nous en serions ramenés, fondamentalement, à accepter comme seul modèle « théorique » la bonne vieille typologie dichotomique uploads/Philosophie/ ladmiral-trad-philosophique.pdf
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- Publié le Nov 14, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
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