La perméabilité des genres Femme / philosophie : une identité stratégique Barba

La perméabilité des genres Femme / philosophie : une identité stratégique Barbara CASSIN Quelles différences ? Je veux remercier l’UNESCO, qui a provoqué la création de ce réseau de femmes philosophes et lui donne un lieu, y compris virtuel, un site, des outils, des moyens, un :KR¶V«ZKR​, une revue qu’il nous appartient de faire vivre. Pour remercier l’institution à ma manière de philosophe et de philologue, il me faut revenir aux mots sous les sigles et dé1⁄2nir les mots. L ́UNESCO, l ́Organisation des Nations Unies pour l’Éducation, la Science et la Culture, a pour objectif de « construire la paix dans l’esprit des hommes § ; et la paix est définie par elle comme ¦ une démarche volontaire qui repose sur le respect de la différence et le dialogue ». Nous voilà au cœur du propos : le respect de la différence. Quand nous créons un réseau de femmes philosophes, est-ce que nous respectons la différence ? Et, si oui, quelle différence voulons-nous respecter ? Nous ne voulons probablement pas respecter la différence homme/femme, ou alors pas comme telle et pas comme d ́habitude ; probablement pas non plus la différence philosophe/non philosophe, ou pas non plus comme telle et pas comme d’habitude. Car nous les questionnons, ces différences, nous les bouleversons, nous les déconstruisons et reconstruisons. Quelles différences entendons-nous respecter ? Lesquelles voulons-nous remettre en chantier pour mieux construire la paix dans l’esprit des hommes ? Comment ? Mou1⁄2da Goucha, Chef de la Section Philosophie et Démocratie de l ́UNESCO, nous voit en femmes d ́in3⁄4uence, et c ́est ainsi que je nous vois aussi, en particulier par différence avec des femmes de pouvoir. Mais sur quoi voulons nous in3⁄4uer " Que voulonsõnous exactement faire bouger " C ́est une questionõclef. - ° ​25 Barbara CASSIN Le local et le global – une identité de circonstance et de résistance Il me semble qu’il y a deux niveaux de réponses : d’une part, une réponse globale, générale, qui porte sur le rapport hommeõfemmeõphilosophie ; d ́autre part, une réponse, ou plutôt des réponses locales, qui tiennent au statut de la femme et des femmes dans tel ou tel pays, tel ou tel régime, telle ou telle culture. Nous avons à organiser ces deux niveaux de réponses, à les appuyer l ́un sur l ́autre, à les articuler pour les rendre ef1⁄2caces. Et puisque ¦ nous § sommes ¦ philosophes §, je voudrais tenter de les articuler conceptuellement. Je crois savoir à peu près ce qu’est un concept, ou en tout cas ce que c’est que de parler- et-penser (le vieux ORJRV ​grec). Mais je ne suis pas s​re du tout de savoir ce que signi1⁄2e le prédicat « philosophe » (d’où mes guillemets), je ne suis pas sûre du tout de savoir non plus ce que je désigne ou ce que l ́on désigne par ¦ femme §. En1⁄2n, je sais moins que tout comment la partition homme-femme est ou non pertinente par rapport à la philosophie, dans quelle mesure, et à quel moment. C’est cela que nous avons voulu souligner dès le départ de cette aventure avec Hourya Benis et Geneviève Fraisse dans « Problèmes de fond, problèmes fondateurs »​1​, en particulier avec la phrase provocante : « Un homme peut- il être une femme philosophe ? ». C’est dans la suite de cette phrase que nous avons inventé la thématique de notre premier colloque : « Qu’est-ce que les hommes philosophes pensent des femmes philosophes ? ». Le premier numéro de cette 5HYXH«GHV«IHPPHV«SKLORVRSKH V​, ici et maintenant, s’en fait l’écho, puisqu’il reprend deux réponses d’homme à cette question​2​. De mon point de vue, il y va d’une provocation et d’une ironie aussi nécessaires que luxueuses. Je crois en effet que c’est seulement de cette manière-là, provocatrice et ironique, que nous devons, ou que nous pouvons, avoir plaisir à fonctionner. Hommes/ femmes/philosophes : qu’est-ce que cela veut dire, localement et globalement ? Partons du local, qui est ce dont il importe de ne pas faire abstraction. Je ne sais peut-être pas ce qu’est être une femme philosophe, mais je sais que ce n’est pas la même chose d’être une femme philosophe en Afghanistan, en Iran, au Sénégal (Tanella Boni en parle), en Chine, 1. Voir la « Tribune philosophique » du ​n° 0 ​de la ​Revue, ​p. 5-6. 2. Le programme complet tentait de couvrir différentes aires de culture et de civilisation. Seuls deux des « philosophes-hommes » ont 1⁄2QDOHPHQW©UpGLJp©OHXU©LQWHUYH QWLRQ©HQ©YXH©GH©FH© premier numéro. Mais que ce premier numéro d’une revue de femmes philosophes s’ouvre sur une écriture d’homme n’a pas été sans susciter une forte discussion, et l’idée d’équilibrer par quelque chose comme : « ce que les femmes philosophes pensent des hommes philosophes, ou pensent de ce que pensent les hommes philosophes GHV©IHPPHV©SKLORVRSKHV § ©V ́HVW©DX©PRLQV© émotivement imposée. - ° 26 Barbara CASSIN en France (Catherine Malabou en parle​3​), aux États Unis... Tantôt parce que ce n’est pas la même chose d’être une femme, tantôt parce que ce n’est pas la même chose d’être une philosophe (si tant est d’ailleurs que le mot « philosophie » ait un sens – on se demandera avec François Jullien s ́il a un sens en Chine par exemple) ; et parfois parce que le recoupement entre les deux catégories ne se produit pas au même endroit, ou ne peut tout simplement pas se produire. Ce n’est pas la même chose de n’avoir pas le droit d’aller à l’école, d’étudier d’abord l’histoire de la philosophie quand on fait de la philosophie, d’être dans une université où existe un département de JHQGHU« VWXGLHV ​et où l’histoire de la philosophie relève de la littérature comparée. A ce niveau, le Réseau est fondamental : il doit nous servir à produire quelque chose comme une identité opposable, étayée sur l ́ensemble des autres entités ¦ femmesõphilosophes § ailleurs dans le monde, non pas pour niveler ou pour construire un modèle, mais comme un repère, un recours, un soutien, une communauté de forces. Je veux souligner qu’à mon avis l’identité de femme philosophe est d’abord une identité stratégique, de circonstance et de résistance, une identité qui a beaucoup à voir avec l’​DI¿UPDWLYH« DFWLRQ ​liée à une situation, une conjoncture dans l’espace et dans le temps. C’est ainsi que nous disons : nous sommes toutes des femmes philosophes, même si nous ne savons pas ce que cela veut dire. Le relativisme du « meilleur pour » : un universel stratégique Cette identité opposable de résistance et de circonstance, je voudrais tenter de la penser plus avant en la liant aux valeurs du relativisme. Qu’est-ce que le relativisme ? Ce n’est pas le refus des valeurs, ce n’est pas non plus l’idée que tout se vaut, mais c’est le refus de valeurs éternellement identiques à elles-mêmes en tout lieu et en tout temps. La sentence de Protagoras est, depuis Platon et dans toute l’histoire de la philosophie, l’emblème de la position relativiste. « L’homme est la mesure de toutes choses [​pantôn khrêmatôn anthrôpos metron​] », voilà sans doute l’une des petites phrases qui a fait couler le plus d’encre. Lorsque le Socrate de Platon rappelle cette sentence dans le Thééthète, dialogue « sur la science », il en propose pour équivalent : « le cochon ou le cynocéphale est la mesure de toutes choses ». Puis il se repent : « Tu n’as pas honte, Socrate, dirait Protagoras », se dit Socrate. Et il fait alors l’« apologie de 3. Voir, dans le ​n° 0​, p. 9, l’annonce des livres de T. Boni, 4XH«YLYHQW«OHV«IHPPHV«G¶$IULTXH " et de C. Malabou, ​Changer de différence. Le féminin et la question philosophique. - ° 27 Barbara CASSIN Protagoras​4 ​», prêtant sa voix à Protagoras comme si ce dernier était là en personne pour se défendre. Protagoras change alors radicalement la donne : il fait passer de l’opposition binaire vrai / faux au comparatif : « meilleur ». On comprend qu’il n’y a pas la Vérité avec un V majuscule, l’idée platonicienne qui fait triompher le philosophe-roi envers et contre tous (et contre toutes, c’est sûr), mais un « plus vrai ». Non pas un absolu, mais un comparatif ; et, plus précisément encore, ce que j ́appellerais un ¦ comparatif dédié § : le ¦ plus vrai § est un ¦ meilleur pour § ; car le meilleur est dé1⁄2ni comme ¦ le plus utile §, le mieux adapté à (la personne, la situation, toutes les composantes de ce moment que les Grecs nomment ​kairos​, « opportunité »). Où l’on retrouve le sens précis de ces ​khrêmata ​dont l ́homme serait mesure, non pas les ¦ choses §, les ¦ étants §, substances, essences ou idées, mais ce dont on se sert, les khrêmata​, objets d’usage, à utiliser et à dépenser, « richesses » dont le langage, les performances discursives, font évidemment partie. Ce comparatif dédié, qui prend en considération la singularité contextualisée, dé1⁄2nit à mes yeux la mission de la culture et de la politique, non pas de l’absolument bonne politique uploads/Philosophie/ la-permeabilite-des-genres 1 .pdf

  • 31
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager