Revue théologique de Louvain L'anthropologie chrétienne de Schelling Emilio Bri

Revue théologique de Louvain L'anthropologie chrétienne de Schelling Emilio Brito Abstract Schelling's Christian Anthropology rediscovers the pouline link between Proto- logy and Soteriology, extends the patristic concept of Image, reconciles the lutheran insistance on Justification with ontological Realism and anticipâtes récent attempts to reach Christocentrism. But, notwithstanding its merits, this attempt remains ambiguous : the extro- version of Powers does only happen through the Fall, Trinity needs man to be properly articulated. Citer ce document / Cite this document : Brito Emilio. L'anthropologie chrétienne de Schelling. In: Revue théologique de Louvain, 18ᵉ année, fasc. 1, 1987. pp. 3-29; doi : 10.3406/thlou.1987.2219 http://www.persee.fr/doc/thlou_0080-2654_1987_num_18_1_2219 Document généré le 16/02/2017 Revue théologique de Louvain, 18, 1987, 3-29. Emilio Brito L'anthropologie chrétienne de Schelling Pendant longtemps, le mot «anthropologie» a été réservé à l'étude des caractères physiques et morphologiques de l'homme. Toutefois, après Kant, un usage plus général de ce terme tend à s'imposer, qui concerne toute la philosophie dans sa réponse à la question «qu'est-ce que l'homme?»1. L'expression «anthropologie chrétienne (ou théologique)» a un rapport avec cet emploi plus général du terme. En effet, la réflexion théologique sur l'homme ne se réfère pas seulement à un secteur particulier de la révélation mais, comme l'a souligné K. Rahner, elle considère un aspect de toute la révélation2. Il est vrai que la théologie a pour objet central Dieu dans sa vie propre, mais cette vie a été révélée en tant qu'elle se communique à l'homme. Même lorsqu'elle affirme directement une vérité sur Dieu, la théologie parle toujours aussi de l'homme. L'acclimatation du mot «anthropologie» en théologie exprime sans doute le caractère délibérément «anthropocentrique» d'une bonne partie de la théologie récente. Mais cette approche nouvelle ne renie pas forcément le contenu doctrinal des traités classiques. Depuis longtemps, la théologie avait élaboré, dans le contexte du De Deo créante, un traité De homine chargé d'étudier à la lumière de la Révélation - mais non sans un certain «concordisme» avec les thèses de la philosophia perennis - la composition essentielle de l'homme, son origine, etc. Le De Deo élevante considérait ensuite les dons perdus par le péché d'Adam. Enfin, le De gratia analysait tout l'organisme surnaturel restitué à l'homme par la rédemption et s'efforçait notamment de concilier grâce et liberté. C'est tout ce contenu complexe que l'« anthropologie chrétienne» actuelle essaie d'articuler dans une perspective non seulement plus organique, mais aussi plus historique et plus biblique. Cependant, la réflexion théologique sur l'homme ne peut se borner à répéter les formules scripturaires; elle doit - sous peine de s'exiler de la culture - les 1 Cf. Qu'est-ce que l'homme? Philosophie/ Psychologie, Bruxelles, 1982. 2 Cf. K. Rahner, Théologie et anthropologie, dans Théologie d'aujourd'hui et de demain, Paris, 1967, p. 99-120. Sur l'anthropologie de Rahner, cf. P. Eicher, Die anthropologische Wende. K. Rahners philosophischer Weg vom Wesen des Menschen zur personalen Existenz, Fribourg, 1970; K.P. Fischer, Der Mensch als Geheimnis. Die Anthropologie K. Rahners, Fribourg, 1974. 4 E. BRITO conceptualiser dans les formes de pensée qui ont acquis droit de cité aujourd'hui. Parmi celles-ci, le système de Schelling, après un oubli immérité, exerce une influence croissante depuis une quarantaine d'années3. Nous avons jugé utile de présenter aux théologiens l'anthropologie chrétienne élaborée par ce philosophe. Aberrante par certains côtés, elle a eu néanmoins le mérite d'anticiper, il y a plus d'un siècle, quelques-unes des orientations les plus importantes de la théologie contemporaine. On procédera en trois étapes. On étudiera d'abord la pensée de Schelling relative à la création du Premier Homme, image du Créateur. On abordera ensuite sa conception de la chute d'Adam. On exposera enfin sa doctrine de la réconciliation de l'homme. I. Le Premier Homme, image du Créateur Dès les premiers écrits de notre auteur, l'homme apparaît comme le couronnement de toute la Nature4. La Naturphilosophie suit le mouvement ascendant de l'esprit, de produit en produit, jusqu'à ce que, dans l'homme, il s'arrache à tout produit, se saisit dans sa pure activité, et n'intuitionne plus que lui-même dans son absolue activité5. Citons le passage classique du Système de l'idéalisme transcendantal: «Le but suprême, qui consiste à devenir entièrement objet pour soi-même, la nature l'atteint seulement par sa réflexion suprême et ultime, laquelle n'est autre que l'homme ou, pour employer un terme plus général, ce que nous appelons raison»6. D'après la Freiheitsschrift, tout le procès de la création ne vise qu'à une transformation en lumière du principe primitivement obscur. Cette transfiguration ne se produit en aucune créature, sauf chez l'homme7. 3 Cf. X. Tilliette, Schellings Wiederkehr?, dans H.M. Baumgartner (éd.), Schelling, Fribourg-Munich, 1975, p. 161-172. 4 Pour un exposé d'ensemble de l'anthropologie philosophique de Schelling, cf. J. Tautz, Schellings philosophische Anthropologie, Wurtzbourg, 1941. 5 Cf. F.W.J. Schelling, Sàmtliche Werke, Stuttgart-Augsbourg, Cotta, 1856-1861, t.I, p. 383. Toutes les citations des Werke de Schelling dans notre article se rapportent à cette édition et porteront simplement mention du numéro du tome, en chiffres romains, et de la pagination. 6 III 341; trad. S. Jankelévitch (Schelling, Essais), Paris, Aubier, 1946, 125. Cf. Schelling, Stuttgarter Privatvorlesung (cité: St), Torino, Bottega d'Erasmo, 1973, p. 37 s. (commentaire de M. Veto). 7 Sur l'anthropologie de la Freiheitsschrift, cf. J. Habermas, Dos Absolute und die Geschichte. Von der Zwiespâltigkeit in Schellings Denken, diss. Bonn, 1954; H. Zeltner, Der Mensch in der Philosophie Schellings, dans Studia Philosophica, t. 14, 1954, p. 21 1-221, spéc. p. 218; M. Theunissen, Schellings anthropologischer Ansatz, dans Archiv fur Geschichte der Philosophie, t. 47, 1965, p. 174-189. L'ANTHROPOLOGIE CHRÉTIENNE DE SCHELLING 5 C'est en l'homme seul que Dieu a aimé le monde; et c'est précisément cette «image de Dieu» (Ebenbild Gottes) que la Sehnsucht («ardent désir») a saisie dans le centre quand elle s'opposa à la lumière. C'est seulement en l'homme que le Verbe, encore retenu et incomplet en toutes les autres choses, est intégralement proféré. Dans la mesure où l'âme est identité vivante des deux principes, elle est esprit; et l'esprit est en Dieu8. Les mystiques savent que l'homme n'est pas hors de Dieu, mais en Dieu; son activité fait partie intégrante de la vie même de Dieu9. Mais comment concilier le lien intime à l'absolu avec la liberté de la créature10? A première vue, la causalité absolue de Dieu ne peut laisser aux créatures que de la passivité inconditionnée. Mais l'Écriture (2 Co 1, 22; Ac 17, 28) trouve précisément dans la conscience de la liberté le gage que nous vivons en Dieu11. Dieu n'est pas un Dieu des morts mais des vivants (Mt 22, 32) 12. Or pour que la liberté de l'homme ne sombre pas dans l'identité, il faut qu'elle ait une racine indépendante de Dieu13. L'homme est pourvu d'une ipséité propre; mais parce que l'ipséité est esprit, elle devient volonté s'apercevant elle-même dans sa complète liberté, et non pas comme simple instrument de la volonté universelle à l'œuvre dans la nature14. Pour les Conférences de Stuttgart, la création naturelle est tout entière un passage vers le monde spirituel15. Le point de transfiguration, où la Nature transite au monde spirituel, est l'homme. L'homme est esprit dans la Nature et au-dessus de la Nature16. L'homme a rompu la chaîne qui l'attachait au règne animal, sans pour autant se confondre avec Dieu: il est esprit créé17. La spécificité de la liberté humaine réside dans 8 VII 363-364; trad. J.-F. Courtine et E. Martineau (Schelling, Oeuvres métaphysiques), Paris, Gallimard, 1980, p. 149-150. Cf. M. Theunissen, art. cit., p. 183-185, et les réserves de M. Veto {St 45, note). 9 VII 339; trad., 127. 10 «II est évident qu'il ne s'agit pas ici seulement d'un problème philosophique, mais aussi d'une question théologique épineuse. La querelle d'école entre Thomistes et Moli- nistes à propos du concours, de la prescience et de la prédestination est significative à cet égard. La différence entre théologie luthérienne et calviniste s'est précisément enflammée sur le problème de Y Allwirksamkeit de Dieu ... Schelling est conscient de la provenance théologique de ce problème» (W. Kasper, Dos Absolute in der Geschichte, Mayence, 1965, p. 291). Cf. VII 353, 386-387. 11 VII 340; trad., 127. 12 VII 346; trad., 134. Cf. M. Theunissen, art. cit., p. 179-180. 13 VII 359; trad., 141. 14 VII 364; trad., 150. Cf. W. Kasper, op. cit., p. 300-301; St 45-46 (Veto). 15 VII 450 s; trad. Courtine et Martineau, 229 s. 16 VII 455; trad., 233. 17 VII 457a; trad., 234. 6 E. BRITO cette double indépendance de la Nature et de Dieu. L'homme est libre de la nature en ce que le divin est éveillé en lui. Et il est libre de Dieu en ce qu'il a dans la nature une racine indépendante18. Comme les Conférences, les Weltalter évoquent tout le chemin de libération que suit la Nature dans son aspiration à la lumière. L'art créateur traverse toute l'échelle des créatures, jusqu'à ce qu'il ait abouti à l'homme, épanouissement complet du germe céleste19. L'homme est le point nodal du cosmos tout entier; tout a été prévu en lui20. La genèse de toute la Nature, dira plus tard YEmpirisme philosophique, repose uniquement sur la prédominance que le sujet uploads/Philosophie/anthropologie-chretienne-de-schelling.pdf

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