LA PEUR DANS L’OEUVRE DE MAUPASSANT Lucien LAGRIFFE Médecin des Asiles publics

LA PEUR DANS L’OEUVRE DE MAUPASSANT Lucien LAGRIFFE Médecin des Asiles publics d’aliénés. La thèse que M. le Dr Robert Hollier, élève de l’École du Service de santé militaire, vient de consacrer à la Peur et les États qui s’y rattachent dans l’ouvre de Maupassant [1] n’est que l’un des chaînons de l’oeuvre qui s’accomplit patiemment dans le laboratoire de ce semeur d’idées et de ce maître qu’est M. le professeur Lacassagne et qui constitue en France la seule contribution suivie à l’étude des conditions et des origines des aptitudes littéraires. Nous éloignons à dessein le mot génie, un des gros mots de la langue française, qui ne correspond à rien de précis et dont l’application est toujours discutable. De cette oeuvre, le chaînon présent est un des moins négligeables : d’abord, parce qu’il constitue une intéressante application de psychologie et de physiologie pathologique ; ensuite, parce qu’il s’applique à Maupassant et que Maupassant est une des figures les plus troublantes et les plus sympathiques de notre littérature du siècle dernier. Maupassant est, en effet, une mine inépuisable où tout le monde trouve à glaner ; mais si les critiques et les littérateurs vont de préférence à ces pages d’un réalisme puissant qui, dès les premiers instants, ont assuré le succès et la popularité de notre grand conteur, les médecins et les psychologues, au contraire, fixent plus volontiers leur attention sur un nombre assez imposant de morceaux étranges qui jalonnent son oeuvre et qui sont comme une sorte d’apparition momentanée, surie champ de la conscience purement littéraire, du fonds intime de l’écrivain surgissant au travers des lacunes fugitives du procédé. S’imposant tout d’un coup dans le monde littéraire par ce joyau d’observation et d’écriture, Boule de Suif, qui éclipsa à tel point toutes les autres qu’aujourd’hui il n’y a plus qu’une Soirée de Médan, merveilleusement armé pour la victoire par ce maître incomparable que fut Flaubert, alors qu’il apparaissait dès l’instant comme l’héritier unique des préoccupations et de la méthode du solitaire de Croisset, Maupassant abandonnait vite son maître. Déjà, une facilité que ce dernier n’avait pas pour la forme concise et immédiatement impeccable lui permettait de se dépenser avec une rapidité à laquelle la richesse du folklore normand ne fut pas étrangère. Et, par surcroît, s’il n’avait rien de la sobriété de Flaubert, si dur à lui-même que jamais aucune de ses productions ne lui sembla parfaite, il n’eut pas non plus cette impassibilité que les indiscrétions de la correspondance font seules fléchir dans les oeuvres complètes et qui nous montrent dans Flaubert un être de sensibilité et de bonté, à l’âme d’une rudesse exquise qui aujourd’hui fait de lui, par excellence, le bon grand homme. Cependant, ce n’est pas par sa correspondance que nous savons que Maupassant ne fut pas impassible, car cette correspondance n’existe pas ; nous ne connaissons de lui, en effet, que de rares lettres où se marque déjà la déchéance de ce pauvre vaincu de la vie. Mais nous avons de Maupassant ce que n’a jamais donné Flaubert, incorporées à son oeuvre, des notations introspectives qui sont des documents émouvants. Pourtant, plus encore que Flaubert, dont l’isolement était moins une attitude qu’une habitude pour le travail, Maupassant prétendit se garder jalousement et systématiquement de toute indiscrétion, au grand dam de ceux qu’intrigue la vie privée des célibataires littérateurs à succès. Seulement, pour l’avoir dit trop haut, il accrédita cette idée qu’il avait assurément quelque chose à cacher, triste revanche du destin. On reconnut bientôt tout ce qu’en réalité il y avait de personnel dans son oeuvre, M. Lumbroso put écrire un gros livre avec ce que chacun savait de l’homme privé ; et quand, en 1911, parurent les Souvenirs de François, valet de chambre d’un grand homme, on s’aperçut, somme toute, qu’il n’y avait rien, rien en dehors de ce que tout le monde savait, il n’y avait qu’un livre de plus. En somme, depuis l’étude qu’en 1908-1909 j’ai consacrée à Maupassant et dans laquelle j’ai condensé, au point de vue médical, tout ce que l’on savait de lui, aucune révélation nouvelle n’a été apportée et seule a pu changer, dans quelques détails, l’interprétation de faits anciennement connus. C’est ainsi que, dans son excellente thèse de doctorat, un autre élève de la Faculté de Lyon, M. le Dr Pillet, a donné au facteur migraine une importance que ne comportait pas l’étude très générale que j’avais antérieurement donnée, et cette thèse éclaire d’un jour nouveau certaines particularités évolutives de la maladie. Ce sont ces particularités qu’il est intéressant d’étudier aujourd’hui ; elles montrent combien j’avais raison de dire que la paralysie générale de notre grand conteur est toute dans les nuances. Le travail de M. Hollier est un sérieux appoint à ces études particulières ; il devra être consulté non seulement par ceux qui s’intéressent à Maupassant littérateur ou malade, mais encore par ceux qui étudieront la peur et les phobies. Cette dernière question, en effet, qui semblerait, d’après l’énoncé du titre, être secondaire, constitue de la thèse de M. Hollier une partie extrêmement importante dont le cas Maupassant forme l’illustration ; et ceci, loin d’être une critique, est le plus bel éloge que l’on puisse faire de ce travail inaugural ; cela en marque le caractère essentiellement médical et scientifique dans le sens le meilleur de la tradition française : l’observation, en effet, ne constitue pas toute la thèse ; elle est là seulement pour servir de démonstration à une proposition et elle appuie solidement, sous forme de déduction, les inductions et les données du problème. * * * La peur est une manifestation de l’instinct conservateur qui se manifeste à tous les degrés de l’échelle animale ; elle permet aux individus d’assurer la défense de leur existence menacée. Par conséquent, toutes les fois qu’il y a peur sans mise en jeu des réactions qui doivent normalement concourir à la conservation de l’individu ou sans que l’existence soit menacée, il y a peur pathologique. La peur est un phénomène essentiellement psychique, dont la complexité a tente l’analyse ingénieuse de M. le professeur Grasset. M. le professeur Grasset décompose la peur en trois éléments : une impression centripète déterminée par l’objet dangereux ; un acte psychique central de transformation de l’impression en expression, sorte de contrôle, d’aperception, et enfin une expression centrifuge, qui n’est que la mise en action des décisions centrales. La peur n’est pas nécessairement conditionnée par ces trois éléments ; le premier peut manquer et la peur est alors purement corticale ; mais de toutes façons, et suivant le schéma bien connu de M. Grasset, il peut y avoir deux ordres de peur : une peur du centre O et une peur polygonale. Cette distinction, pour le moins ingénieuse, permet de donner des phénomènes qui entourent la peur une explication satisfaisante. Les phénomènes consécutifs à la peur sont très nombreux : ce sont des réactions qui portent d’abord sur les muscles involontaires, puis sur les muscles semi- volontaires et enfin sur les muscles soumis â l’action de la volonté. La question des rapports réciproques de ces réactions et du sentiment de la peur est une question d’ordre général qui a, depuis longtemps, tenté la sagacité des chercheurs. La doctrine la plus généralement admise à cet égard, entrevue par Cl. Bernard, a été précisée par W. James et par Lange. Cette théorie est aujourd’hui connue de tout le monde ; elle veut que les modifications corporelles soient antérieures à l’émotion. Par conséquent, les réactions physiologiques de la peur sont la cause productrice du sentiment de peur. La plus pathologique des peurs, si l’on peut ainsi s’exprimer, est la phobie, peur morbide. La phobie ne doit pas être séparée de la peur : la peur, même exagérée, reste physiologique et ne constitue qu’un tempérament tant que, à une intensité quelconque, elle reste logique, parallèle et proportionnelle aux impressions qui la causent et n’entraîne pas de réactions anormales vraiment morbides. Or, dans la décomposition que nous avons vue du mécanisme de la peur, le dernier élément n’a aucune valeur absolue, puisqu’il est sous la dépendance du jugement ; par conséquent, c’est seul un trouble des deux premiers éléments qui peut donner à la peur ses caractères morbides. L’émotivité, avec tous ses facteurs personnels, peut donner à l’impression centripète une valeur exagérée et tellement exagérée qu’elle est susceptible de la créer de toutes pièces (hallucination). il y a alors peur sans motifs valables ou peur sans objet, c’est-à dire phobie. D’autre part, lorsque le second élément doit entrer en jeu, la faculté de contrôle peut être diminuée ou même abolie ; dans ces conditions, la sensation ne sera plus appréciée à sa juste valeur et il pourra y avoir hypophobie, hyperphobie, à quoi nous pourrions ajouter paraphobie ; or c’est là surtout ce qui crée la phobie, à savoir l’impossibilité de contrôler et au besoin de rectifier le renseignements donnés par les sens. Lorsque ce pouvoir de contrôle est ainsi altéré, les réactions consécutives présentent évidemment un caractère de non-adaptation qui traduit exactement la nature pathologique uploads/Philosophie/ la-peur-dans-l-x27-oeuvre-de-maupassant.pdf

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