François Dosse Le sujet captif : entre existentialisme et structuralisme In: L

François Dosse Le sujet captif : entre existentialisme et structuralisme In: L Homme et la société, N. 101, 1991. Théorie du sujet et théorie sociale. pp. 17-39. Abstract François Dosse, The Captive Subject : Between Existentialism and Structuralism In the second half of the twentieth century the subject was caught between existentialism, a philosophy which has had the tendency to sanctify it, and structuralism, which involves a will to dissolve it. Jean-Paul Sartre and Claude Lévi-Strauss, the two great thinkers of the period, represent these two opposing approachs to the study of humankind. What is at stake in this battle of ideas is the place of philosophy and its relations with the new human sciences. Lévi-Strauss, champion of a project encompassing all the social sciences, won the battle, up until the subject and history called everything into question in May 1968. Exploring the history of this debate implies the desire to escape the confines of a false dilemma. Citer ce document / Cite this document : Dosse François. Le sujet captif : entre existentialisme et structuralisme. In: L Homme et la société, N. 101, 1991. Théorie du sujet et théorie sociale. pp. 17-39. doi : 10.3406/homso.1991.2557 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/homso_0018-4306_1991_num_101_3_2557 Le sujet captif : entre existentialisme et structuralisme François Dosse* L'éclipsé d'une étoile La parution des Structures élémentaires de la parenté de Claude Lévi- Strauss en 1949 sonne le glas de l'existentialisme triomphant de l'après- guerre. Son retentissement est tout de suite spectaculaire et les enjeux n'en sont pas clairement perçus sur le moment. C'est Simone de Beauvoir qui prend la plume pour en faire un compte rendu très élogieux dans Les Temps modernes dont le public d'intellectuels au sens large permet de donner un écho immédiatement plus étendu que celui du cercle restreint des anthropologues. Paradoxalement, la première recension de cet ouvrage structuralo-structuraliste paraît au cur même de l'organe d'expression de l'existentialisme sartrien, dans Les Temps modernes. Simone de Beauvoir qui avait le même âge que Lévi-Strauss et l'avait un peu connu avant-guerre, à l'occasion de leur stage d'agrégation, était en train de terminer Le deuxième sexe. Elle apprend par Michel Leiris que, de son côté, Lévi-Strauss allait faire publier sa thèse sur les systèmes de parenté. Intéressée par le point de vue anthropologique sur la question, elle demande à Leiris d'intercéder en sa faveur auprès de Lévi-Strauss et se fait communiquer les épreuves du livre avant de terminer son propre ouvrage : "Pour remercier Claude Lévi-Strauss, elle écrit alors un long comte rendu pour Les Temps modernes."1 Cet article est particulièrement positif sur la valeur des thèses de Lévi- Strauss : "Voici longtemps que la sociologie française était en sommeil."2 Simone de Beauvoir adhère à la méthode et à ses conclusions, invite à la lecture, mais en même temps, elle intègre l'uvre dans le giron sartrien en lui donnant une portée existentialiste qui manifestement relève plus du malentendu que de la récupération. Constatant que Lévi-Strauss ne dit pas d'où proviennent les structures dont il décrit la logique, elle donne sa réponse, sartrienne : "Lévi-Strauss s'est interdit de s'aventurer sur le terrain philosophique, il ne se départit jamais d'une rigoureuse objectivité scientifique ; mais sa ( ) Article élaboré à partir d'un ouvrage à paraître aux éditions de La Découverte : Histoire du structuralisme, tome 1 : 1945-1966 : Le Champ du Signe (septembre 1991), tome 2 : 1967 à nos jours : Le Chant du Cygne (février 1992). 1. Jean Pouillon, entretien avec l'auteur. 2. Simone de Beauvoir. Les Temps modernes, nov. 1949, p. 943. 17 pensée s'inscrit évidemment dans le grand courant humaniste qui considère l'existence humaine comme apportant avec soi sa propre raison."3 Le structuralisme pour triompher devait, comme dans toute tragédie, tuer. Or, la figure tutélaire des intellectuels d'après-guerre était Jean-Paul Sartre. Il avait eu, dès la Libération, un retentissement particulier en faisant descendre la philosophie dans la rue, mais celle-ci va petit à petit lui renvoyer la rumeur persistante de thèmes nouveaux portés par une génération montante qui peu à peu le pousse sur le bas-côté de la route avant de le voir resurgir beaucoup plus tard, en Mai 1968, qui fut en quelque sorte sa revanche. Dans ces années 50, décisives dans ce que l'on appelera plus tard le phénomène structuraliste, Sartre connaît une série de ruptures aussi douloureuses que dramatiques qui vont au gré des années l'isoler, malgré un succès public qui ne se dément pas. Sartre devient en 1952 le compagnon de route du PCF au cur de la guerre froide, au moment même où toute une génération d'intellectuels qui passa le Rubicon en 1956 se distancie chaque jour davantage devant les révélations successives sur ce qui se passe en URSS. Va éclater et commencer pour Sartre l'ère des ruptures. Les turbulences de la guerre froide vont en effet affecter l'équipe des Temps modernes. "Ne pas désespérer Billancourt" va être chèrement payé par Sartre qui se sépare d'un collaborateur essentiel, pilier de la revue en 1953 : Claude Lefort dans une polémique acerbe en 19534. Cette polémique fait suite à deux autres ruptures importantes, avec Camus puis Etiemble et précède celle qui va opposer Sartre à l'un de ses plus proches amis, membre des Temps modernes dès la première heure, Maurice Merleau-Ponty. C'est la rupture décisive dans l'histoire des Temps modernes. Le couple Sartre-Merleau-Ponty avait fonctionné sans nuages jusque-là, à tel point qu'ils "furent même, un temps, pratiquement interchangeables"5. Merleau-Ponty quitte Les Temps modernes en l'été 1952 et peu après, en 1955, publie : Les aventures de la dialectique où il dénonce le volontarisme ultrabolchéviste de Sartre. Même si d'autres aventures se préparent sans Sartre, la fascination qu'il exerce sur la jeune génération reste très forte : "Nous étions plus d'un dans mon lycée des années 50 à qui L'Etre et le Néant faisait battre le cur" écrit Régis Debray6. Cependant l'existentialisme est contesté et la joute oratoire qui oppose Sartre à Althusser en 1960 à l'ENS d'Ulm, devant Jean Hyppolite, Georges Canguilhem et Maurice Merleau-Ponty se termine, au dire même de Régis Debray, alors agrégatif de philosophie, en faveur de Louis Althusser. Sartre va, malgré sa gloire, faire figure de valeur du passé, incarnation des espoirs déçus de la Libération, son image va lui coller à la peau jusqu'à ce qu'il en soit la première victime. 3. Ibid., p. 949. 4. Les Temps modernes, n° 89, avril 1953, "Le marxisme de Sartre" par Claude Lefort ; "Réponse à Claude Lefort" par Jean-Paul Sartre. 5. A. Cohen-Solal, Sartre, Paris, Gallimard, 1985, p. 447. 6. Régis Debray, Le Nouvel-Observateur, 21/4/1980. 18 L'éclipsé de l'étoile sartrienne, si elle est d'une part la résultante de facteurs politiques, tient aussi à l'émergence d'une nouvelle configuration dans le champ intellectuel avec la montée des sciences humaines revendiquant un espace institutionnel pour permettre l'expression d'une troisième voie entre la littérature et les sciences exactes. Û en résulte un déplacement des interrogations que ne suivra pas Sartre qui, accaparé par son rattrapage politique et fidèle à sa position de philosophe qui ne lui a valu que gratifications et reconnaissance, reste étranger aux mutations en cours. Si Sartre s'interroge en 1948 : Qu'est-ce que la littérature ?, c'est pour se poser la question de l'auteur et de son public, de ses motivations, mais il présuppose établie la singularité, l'existence de la littérature. Or, c'est ce postulat qui va être mis en doute et contesté dans la fin des années 50. L'effondrement de la figure charismatique de Sartre va provoquer une mise en crise, un moment d'incertitude, de doute des philosophes qui vont utiliser notamment les sciences sociales montantes pour aiguiser leur questionnement critique. Cette interrogation s'en prend à l'existentialisme en tant que philosophie de la subjectivité, en tant que philosophie du sujet. L'homme sartrien n'existe que par l'intentionnalité de sa conscience, condamné à la liberté car "l'existence précède l'essence". Seules l'aliénation et la mauvaise foi obstruent les chemins de la liberté. Un Roland Barthes qui se définit comme sartrien dans l'immédiat après-guerre va peu à peu se détacher de sa philosophie pour participer pleinement à l'aventure structuraliste. Le sujet, la conscience vont s'effacer au profit de la règle, du code et de la structure. Un personnage symbolise tout à la fois cette évolution et la tentative de concilier ce qui peut apparaître comme antinomique, c'est Jean Pouillon. Compagnon intime de Sartre, il va devenir à lui seul le pont qui permet la liaison entre Les Temps modernes et L'Homme, soit entre Sartre et Claude Lévi-Strauss. Jean Pouillon connaît Sartre très tôt, dès 1937 et les deux hommes se sont voués à une amitié sans ombres jusqu'à la fin, malgré des cheminements intellectuels différents. Jean Pouillon ignore tout de l'ethnologie jusqu'au moment où paraît, en 1955, Tristes Tropiques. Sartre est enthousiaste et se tourne vers Jean Pouillon au comité de rédaction des Temps modernes pour qu'il se charge du compte rendu : "Pourquoi pas vous ?". Plutôt que d'en faire un simple papier louangeur sur la qualité du livre, Jean Pouillon se prend au jeu et décide d'en faire une véritable étude en uploads/Philosophie/ dosse-francois-le-sujet-captif-entre-existentialisme-et-structuralisme.pdf

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