« Le fanatique n’est qu’un Tartuffe les armes à la main ». Voltaire Pour bien c
« Le fanatique n’est qu’un Tartuffe les armes à la main ». Voltaire Pour bien comprendre pourquoi et comment la philosophie des Lumières a forgé une conception critique du fanatisme religieux il est bon d’avoir en tête le chapitre 4 du livre XII de L’Esprit des lois de Montesquieu, datant de 1748. Pour ce philosophe, le fanatisme religieux revient toujours à se croire autorisé à venger une divinité outragée. Le philosophe précise : « Le mal est venu de cette idée qu’il faut venger la divinité. Mais il faut faire honorer la divinité, et ne la venger jamais » (ibid.). Dieu, s’il est outragé, n’est-il pas assez grand pour se venger lui-même ? Cette analyse repose sur la conception que les premières Lumières, principalement françaises, avaient fait triomphé, notamment lors des affaires du Chevalier de la Barre et de Calas. On doit rappeler aussi avec quel succès Voltaire se fit l’écho de Beccaria, qui demandait la proportionnalité entre les délits et les peines. Les Lumières ont réussi à constituer une opinion publique qui apprend à traiter non fanatiquement de la question du fanatisme religieux. Mieux, en plus de nous fournir une définition génétique et critique du fanatisme religieux, elles indiquent aussi comment conjurer le retour du fanatisme religieux au cœur de la lutte contre tous les fanatismes. Enfin, elles nous permettent de comprendre comment ce fanatisme religieux peut ressurgir hors de la religion par un jeu de « transfert de sacralité » du religieux vers le politique. Ainsi, au sein de la Révolution française, un Condorcet va très vite dénoncer le risque de voir la jeune République se transformer en une « religion politique » potentiellement fanatique, voire religieuse, fascinée par la violence autoritaire du modèle spartiate, qui fascina tant de Montagnards [1]. Les Lumières traitent donc du fanatisme non seulement pour le comprendre mais aussi pour le conjurer et le prévenir : le fanatisme sera pensé à partir du processus de fanatisation ; cette approche n’est-elle pas actuelle ? On peut se référer d’emblée à l’approche synthétique fort claire de Paul Zawadski, auteur de l’article Fanatisme du Dictionnaire des faits religieux paru en 2010 aux PUF. Il a raison d’insister sur la nature critique, voire polémique, de ce terme fanatisme : « Forgé par l’anti- fanatisme, il fut introduit dans la modernité par la critique libérale puis popularisé par les Lumières pour qualifier et disqualifier ce qui en constitue la récusation violente en matière des rapports du croire et du pouvoir. (…) Les Lumières vont opposer la raison au fanatisme ». Cette insistance est pertinente mais non vraiment justifiée. L’auteur poursuit : « Le fanatisme (…) manifeste l’impatience de rabattre le ciel sur la terre en télescopant l’universel et le particulier, l’horizon eschatologique du message divin et la communauté qui s’en fait l’interprète. (…) Il s’agit de réincorporer la politique dans la religion ». Mais la limite de cette approche est de se situer après-coup, quand le mal est fait. Notre hypothèse est que les Lumières nous situent en amont de ce diagnostic grâce à une approche non seulement critique et a posteriori, mais aussi autocritique et préventive du fanatisme religieux. Ce geste philosophique est instructif pour nous, soucieux de comprendre les processus de radicalisation de certains jeunes, depuis tous les récents attentats. Ces remarques préalables expliquent le plan que nous allons suivre : 1) nous montrerons comment les Lumières mettent en place une analyse génétique du fanatisme religieux, notamment à travers certains articles de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert ; 2) nous insisterons sur le rôle essentiel de Voltaire qui parvient à passer d’une conception critique à une conception autocritique et préventive du fanatisme religieux ; 3) en conclusion, avec Kant et Condorcet, nous montrerons comment, à son tour, l’approche voltairienne est problématisée et amplifiée au sein d’une conception humaniste et mélioriste du monde. I) Le moment essentiel de l’Encyclopédie Les Encyclopédistes, forts du travail critique de Montaigne, Bayle, Spinoza, Descartes ou Locke, ne vont pas se contenter de décrire le fanatisme religieux et ses excès. En lien avec l’approche génétique à l’œuvre dans leur théorie de la connaissance, ils vont tenter de le comprendre à partir de ce qui le rend possible. Le fanatique est d’abord un être superstitieux qui peuple le monde de fantasmes et d’hallucinations. Il ne sait pas où sont les bornes de son esprit, ne développant pas sa raison, définie comme une faculté autocritique soucieuse des limites de nos connaissances et de nos convictions. Si l’on ne peut pas toujours agir sur l’acte accompli, nous pouvons en revanche agir sur les représentations faussées qui poussent le fanatique à passer à l’acte : on remonte donc de l’a posteriori à l’a priori. Les Lumières avancent l’idée que le fanatique ne se sait pas fanatique. Dans l’Encyclopédie, l’article Fanatisme, rédigé par De Jancourt, précise : « Le fanatisme est la superstition mise en action. (…) Il faut être pieux, et se bien garder de tomber dans la superstition ». Le fanatique devient vite idolâtre, c’est-à-dire qu’il confond la divinité avec un ou des objets fétichisés. A cette dérive, la religion naturelle opposera la claire conscience et la défense de principes moraux valables pour tous les hommes. L’auteur poursuit : « La superstition est un culte de religion faux, mal dirigé, plein de vaines terreurs, contraire à la raison et aux saines idées. (…) Elle est la fille malheureuse de l’imagination ». Le fanatique est un barbare et un ignorant. L’auteur résume ainsi sa pensée, sur un mode génétique : « L’ignorance et la barbarie introduisent la superstition, l’hypocrisie l’entretient de vaines cérémonies, le faux zèle la répand, et l’intérêt la perpétue » [2]. On peut donc agir contre la Barbarie par la force armée mais c’est bien par l’éducation qu’il s’agit d’en rendre impossible l’apparition et le développement, car le fanatique est un ignorant qui ne se sait pas ignorant. La Révolution de 1789, comme nous le verrons, opposera la force de l’instruction publique à cette menace fanatique. Tous ces thèmes sont à l’œuvre dans d’autres articles de l’Encyclopédie : Superstition, Liberté, Tolérance ou encore Persécuter. Nous y renvoyons. Mais cette première approche ne clôt pas l’apport des Lumières. En effet, un point aveugle subsiste, fragilisant l’ensemble : comment être sûr que cette dénonciation du fanatisme comme superstition en acte ne deviendra pas un jour elle- même superstitieuse, voire fanatique ? C’est là qu’intervient Voltaire. II) Le moment voltairien Les œuvres et les analyses de Voltaire sont essentielles pour neutraliser le point aveugle précédemment signalé. Voltaire empêche les Lumières de s’enivrer d’elles-mêmes. Ce philosophe médite sur les persécutions religieuses subies notamment par les protestants ; il est au cœur des affaires Sirven, Calas et De la Barre. Il suit par ailleurs de très près toute l’histoire de la Querelle des rites chinois [3]. De tous ces faits historiques complexes, le philosophe tire une leçon simple ; devant les polémiques entre jésuites et dominicains, il précise au chapitre 23 du Traité sur la tolérance : « Tant que vous vous persécuterez les uns les autres, il ne sera pas prudent de vous écouter. (…) Cependant, nous sommes tous frères ». Cet appel à la fraternité réconciliatrice est résumé dans la fameuse Prière à Dieu, à la fin du Traité sur la tolérance : « Tu ne nous as point donné un cœur pour nous haïr et des mains pour nous égorger. (…) Puissent tous les hommes se souvenir qu’ils sont frères ». Comment Voltaire en arrive-t-il à cette apologie de la religion naturelle qui renvoie toutes les diverses religions révélées à une même source éthique et intellectuelle ? Dans les Eléments de la philosophie de Newton, il répond : « J’entends par religion naturelle les principes de morale communs au genre humain ». Là intervient l’originalité philosophique de Voltaire. Au moment où il assume, comme toute sa génération, la définition du fanatisme comme superstition en acte, Voltaire se tourne vers lui-même et complète cette première affirmation sur un mode autocritique. L’article Superstition du Dictionnaire philosophique, 1764, précise : « Aujourd’hui, la moitié de l’Europe croit que l’autre a été longtemps et est encore superstitieuse. (…) Peut-il exister un peuple libre de tout préjugé superstitieux ? C’est demander : peut-il exister un peuple de philosophes ? » et plus loin : « La superstition consiste à prendre des pratiques inutiles pour des pratiques nécessaires (car) il est difficile de marquer les bornes de la superstition ». L’audace du philosophe consiste à s’inclure dans ce jugement. Le concept de superstition est intériorisé et appliqué à soi-même au moment même où il est appliqué aux autres. Nous faisons de ce geste voltairien un des actes importants de la naissance de la rationalité laïque et républicaine. Comment comprendre autrement le fait que le philosophe se demande s’il n’est pas lui-même victime d’une admiration excessive envers le modèle chinois, alors à la mode, ou pour la pensée de Confucius ? Une éthique rationnelle de la modération accompagne la dénonciation du fanatisme religieux. La conclusion de l’article se comprend mieux désormais : uploads/Philosophie/ le-fanatique-n.pdf
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- Publié le Jui 28, 2022
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