Henri Meschonnic Université Paris VIII LA POETIQUE TOUT CONTRE LA RHETORIQUE (e
Henri Meschonnic Université Paris VIII LA POETIQUE TOUT CONTRE LA RHETORIQUE (entretien − Chelles, mai 1998) Arnaud Bernadet : − L'interface rhétorique / poétique est par nature complexe et multiple. On pourrait qualifier votre attitude à cet égard, Henri Meschonnic, de philosophique. Au sens où Wittgenstein affirmait dans son Tractacus logico−philosophicus : "Toute philosophie est "critique du langage"" (4.0031). La critique du langage est à entendre comme critique des pensées du langage. Critique qui devient aussi autocritique. Si vous avez fort bien montré combien la poétique met la rhétorique à l'épreuve, il paraît légitime de retourner la proposition. Vous êtes d'ailleurs conscient de cette nécessité. En quoi la rhétorique met−elle la poétique à l'épreuve, et comment ? Henri Meschonnic : − Avant tout, je suis très heureux que vous me mettiez dans la lignée de Wittgenstein parce qu'il me semble que Wittgenstein, concernant la pensée du langage au XXème siècle est celui qui invente des problèmes, qui invente donc une pensée du langage, et dit des choses qu'on n'avait jamais dites avant. Ce qui n'est pas du tout le cas de Heidegger. Et c'est vrai que la poétique telle que je l'entends, en ce sens, est une "critique du langage", est une anthropologie historique du langage. Elle se développe donc de l'intérieur : elle n'est pas une annexion (ce qui signifie qu'elle n'est pas non plus une volonté de puissance), elle ne cherche pas à dominer les autres sciences humaines à la manière dont on disait, dans les années soixante, soixante−dix, que la linguistique était la science pilote. Et quand Bourdieu est venu, ce que montre Ce que parler veut dire (Fayard, 1982) dès le tout début de son texte, c'est une volonté de puissance qui se manifeste : "maintenant, c'est la sociologie, c'est−à−dire moi" puisqu'il s'identifie à la sociologie. Il n'y a rien de tel avec la poétique telle que je l'entends puisque c'est de l'intérieur qu'elle se développe en autocritique, en critique de la rhétorique, en critique de l'histoire de la poétique, en critique de toute la pensée du langage parce qu'elle se développe en pensée du langage. Ce qui fait qu'elle est presque inéluctablement une critique de la philosophie. C'est pourquoi je dis que la poétique est une poétique de la philosophie que la philosophie ne fait pas. Et ce que je regrette le plus chez un certain nombre de philosophes contemporains, c'est d'être davantage les bâtards de Heidegger, si je puis dire, parce qu'ils ne s'en savent pas les fils, que les fils de Wittgenstein. Quant aux fils avoués de Wittgenstein, alors, ce sont certainement de très mauvais fils. Wittgenstein n'a pas eu une descendance, si je pense à la pragmatique, digne de lui. Ce sont des pense−petit pour la notion de force et d'action qui est incluse dans l'idée même de pragmatique, par rapport à ce que savaient certains Anciens. C'est pourquoi je cite toujours cette expression de Cicéron, vis verborum, vis verbi, force des mots, force du mot, en remarquant combien les traducteurs classiques du Gaffiot aux Henri Meschonnic LA POETIQUE TOUT CONTRE LA RHETORIQUE 1 éditions Budé traduisent cela par le "sens des mots". C'est là une déperdition d'un savoir. Non pas d'une science mais d'un savoir. En ce sens, ce que je suis obligé de mettre au seuil même de la réflexion, c'est qu'avec le savoir et la pensée du langage, on a affaire comme dans bien d'autres domaines, sauf dans les techniques des sciences expérimentales ou en mathématiques, à des savoirs perdus autant qu'à des savoirs gagnés. L'exemple du Mémoire de 1879 de Saussure est un exemple criant. Presque plus aucun linguiste contemporain ne sait ce que savait Saussure à vingt ans et n'a de plus l'ampleur de conception qui lui faisait inventer la notion de système, c'est−à−dire une pensée nouvelle du langage. Autrement dit, dans l'invention d'une pensée, il faut qu'il y ait un refus de la pensée contemporaine ou sinon un refus, une impossibilité de s'en satisfaire. C'est donc la source même d'une attitude critique. Qui n'a rien à voir avec une attitude polémique. Il ne s'agit pas d'une domination sur l'opinion mais de revenir au sens grec de philologos, le sens de Socrate, c'est−à−dire le discutailleur, le metteur en cause, l'empêcheur de penser en rond. La poétique est en ce sens une critique de la pensée du langage. Critique, dans plusieurs sens. Au sens de Horkheimer, de la postulation d'une théorie d'ensemble. Critique, au sens développé par Critique du Rythme (Verdier, 1982), une enquête sur les stratégies, les fonctionnements, les historicités. Et finalement, critique au sens de Kant comme recherche des fondements de quelque chose. Evidemment je ne peux pas être kantien, puisque chez Kant, il n'y a pas de pensée du langage. Le rapport de la poétique à la rhétorique n'est que l'un des multiples rapports critiques comme les rapports à la psychanalyse, à la pensée des sujets, à tout ce qui est pensée du langage. Ce rapport à la rhétorique que je vois de façon très claire, je résumerai d'une phrase ce que j'en dis dans Politique du rythme, politique du sujet (Verdier, 1995) : c'est la nécessité de repenser ce qui a été perdu depuis Aristote, à savoir l'implication réciproque chez lui, avec le sens que, lui, donnait à ces termes, de la poétique, de la rhétorique, de l'éthique et du politique. Bien sûr, je ne fais pas par là un retour à Aristote. J'expose qu'il y a un savoir perdu, une force perdue, et un sens de la force perdu. Un SprachSinn, un sens du langage. Ce n'est pas par hasard que j'emprunte un terme de Humboldt. Rhétorique chez Aristote désignait l'action par le langage, la façon dont l'avocat, pour convaincre, devait agir par le langage. En ce sens, la propagande est une héritière directe de la rhétorique au sens aristotélicien. C'est par rapport à ce sens premier de la rhétorique, en rapport aussi avec la sophistique des Grecs, que je suis obligé de faire une critique de la néo−rhétorique comme taxinomie des figures qui s'est installée dès la fin du XVIIIème siècle et que le structuralisme a curieusement renforcée. Dans la mesure où le structuralisme est, à mes yeux, un formalisme. Il s'agit donc de retrouver ce qu'Aristote appelait la rhétorique. En quoi la poétique est aussi une rhétorique au sens aristotélicien, c'est−à−dire une manière d'agir. Simplement, chez lui, la situation de l'action est celle de la tragédie et de l'épopée. On déforme déjà subtilement ces choses en parlant de genres littéraires. Il s'agissait d'agir. Et toute la fameuse purgation des passions chez Aristote participe de cet agir. Il s'agit donc d'agir et d'étudier comment le langage agit. Autrement dit, ce qui est l'élément visé, c'est l'activité du langage, ce n'est pas le sens. Je reprends sous le terme de théorie du langage ce qu'Aristote appelait la rhétorique. Je parle de poétique mais dans un sens qui est transformé par le déplacement de la pensée du langage vers le rythme, vers le continu et non plus dans le discontinu, par le lien que je suis obligé d'observer avec les transformations de la Henri Meschonnic LA POETIQUE TOUT CONTRE LA RHETORIQUE 2 poésie tout particulièrement et des choses du rythme, et le désamarrage entre la poésie et sa définition formelle à partir de Baudelaire. A partir de ce désamarrage qui fait qu'on ne peut plus avoir la commodité de penser la chose poétique, et même la chose littéraire, simplement en tant que forme. Il y a une séparation qui se fait qui procure une très grande difficulté de penser ce qu'on appelait poésie quand on l'identifiait de manière floue au vers, quand on était, sans en être trop gêné, dans la double opposition du vers à la prose qui était une opposition claire et de la poésie à la prose qui est une opposition brouillée, puisqu'elle suppose le paradigme prose / vers. A partir de là, il se fait, en lisant Baudelaire, une postulation d'une activité du langage telle que cette activité est une activité éthique. Si on pense au Dadaïsme, au Surréalisme, à toutes les avant−gardes à la fois d'avant et d'après la première Guerre Mondiale, il apparaît très fortement que la postulation poétique est inséparablement une postulation éthique et politique. Dès lors, il y a nécessité de penser l'une par l'autre la modernité par la poétique, la poétique par la modernité. Non pas la modernité au sens de la modernité des Lumières mais au sens de Baudelaire, et donc déjà dans le conflit entre plusieurs acceptions de la modernité. C'est ce qui transforme la poétique et ce qui fait, du coup, que la poétique, du moins ce que j'entends par là, a absolument besoin de penser corrélativement, inséparablement et dans une transformation mutuelle, la théorie du langage, la théorie de la littérature, l'éthique, le politique et la politique. Si je regarde la philosophie dans ses sous−disciplines qui sont les héritages mêmes de l'hétérogénéité des catégories des Lumières, je constate que ceux qui se consacrent à l'éthique ne se consacrent qu'à l'éthique. Bien uploads/Philosophie/ bernardet-a-la-poe-tique-tout-contre-la-rhetorique-entretien-avec-h-meschonnic-pdf.pdf
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- Publié le Sep 08, 2021
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