Les enfants sentinelles1 J.-D. Nordmann Enfants à haut potentiel intellectuel,
Les enfants sentinelles1 J.-D. Nordmann Enfants à haut potentiel intellectuel, enfants doués, surdoués, précoces, zèbres. Tous ces noms disent quelque vérité à propos des enfants dont nous avons à parler ici. J’en userai donc librement, ne récusant que la désignation, presque comique tant elle est scandaleuse, de «personnes encombrées de surefficience mentale». Je ne plaisante pas. Cela existe!2 Le docteur Revol propose un nom nouveau: «Les enfants sentinelles». Je lui emprunterai souvent cette appellation, sans aucune intention de la lui rendre. En lisant pour la première fois ce mot de «sentinelle», je pensais à ce que pourrait éprouver un enfant ainsi nouvellement baptisé. Il me semblait entendre Chaïm Potok: J’aimais le son des mots. C’était toujours fascinant d’entendre des mots nouveaux. Ils remplaçaient les amis que je n’avais pas. Elie Wiesel écrit que les mots peuvent être les meilleurs amis de l’écrivain, mais aussi des défis accablants lorsqu’ils refusent de se soumettre ou du moins de se laisser apprivoiser. Au fond, les mots sont comme l’enfant sentinelle qu’ils voudraient bien héberger: il ne se laissent pas apprivoiser. Ma réflexion se tiendra à cette intuition que l’apprivoisement ou la soumission attentent à la personne, quelle qu’elle soit. Je vous dirai que la personne échappe, qu’elle est irréductible et que cette irréductibilité-même la constitue comme sujet libre et responsable. J’aurai donc à m’opposer à la réduction de l’être à son faire ou à son avoir, réduction devenue quasi consubstantielle à l’école. A la réduction donc de la sentinelle à un QI, à la précocité et même à l’efficience. A l’école, on se préoccupe assez peu de l’être. On se concentre plutôt sur les capacités de production de l’élève et sa faculté future d’agir favorablement dans le corps social. Pour cela, on le mesure, on l’évalue, on le note, on le sélectionne. On ne s’avise que de cette dimension quantitative de son existence. Fascination du façonnage. Intégrisme de l’intégration. Je vois en ces orientations une explication de la souffrance des enfants HP. Je procéderai en deux temps: 1. Je soutiendrai d’abord l’idée qu’il n’existe pas, à proprement parler, de «problème» de l’enfant HP. Ou plutôt, que le problème réside dans le fait qu’on en fasse un problème. Et si on en fait un problème, c’est peut-être que notre temps ne sait que faire...de l’intelligence. 2. Ensuite, je vous partagerai une conviction pour moi fondatrice, liée à ce que je vous disais à l’instant de la confusion entre l’être et le faire. L’école est toujours pensée selon l’individu et non selon la personne. Dire de l’école qu’elle s’égare dans la confusion constante entre individu et personne me paraît constituer une proposition susceptible d’éclairer un peu la question qui nous rassemble ce soir. 1 Ce texte est écrit à par/r d’une conférence prononcée le 8 mai 2012 au CHUV de Lausanne. Ce@e conférence introduisait les propos du Dr Olivier Revol, pédopsychiatre. 2 h@p://gappesm.net/ 1) Un «problème» HP? Comment s’avise-t-on généralement de la surdouance d’un enfant? Les premiers signes sont essentiellement positifs: Voici un enfant particulièrement vif. Très jeune, il se distingue par une intense curiosité. Il interroge à tout propos. Il acquiert rapidement un langage précis, usant de mots choisis, bien éloignés du borborygme onomatopéïque par lequel s’expriment généralement ses contemporains. Son imagination paraît sans limites. Il mémorise quantité d’informations. Dès l’école primaire, ses intuitions deviennent fulgurantes. Mieux! Il aime comprendre. Et puis, cet enfant «sent», au sens où il manifeste une capacité étonnante à vibrer à ce qui fait la réalité de l’autre. Plus il avance, plus se manifeste son avidité de sens. Très jeune, le voici métaphysicien, par la soif de saisir le sens des êtres et des choses, de constituer des liens entre ses différentes connaissances mais aussi par l’inquiétude qu’engendre en lui l’idée de la mort. On pourrait ainsi développer une liste de qualités au terme de laquelle surgit une question...stimulante: Pourquoi toutes ces qualités deviennent-elles un PROBLEME à l’école? Le sens de l’école ne tient-il pas à sa...neuronophilie? La salle de classe ne devrait-elle pas constituer un bouillon de culture de neurones portés à ébullition? Pourquoi l’intelligence, dans sa forme la plus vive, paraît-elle échapper à la compétence du pédagogue, au point d’avoir à mobiliser la sagacité du psychologue ou du psychiatre? L’enfant serait-il atteint d’intelligence, comme on le serait d’une maladie orpheline? Une intelligence qui aurait à faire l’objet d’un diagnostic? Comment imaginer qu’on puisse en être «encombré»? Le langage enfantin et adolescent confond le «trop» et le «très»: le chocolat «trop» bon, le prof «trop» cool. Il est vrai qu’il peut être aussi «trop nul». Le «trop» signale précisément le dépassement des normes de l’habituel mais c’est ici l’habituel qui est indigent. Je récuse donc qu’on puisse être trop intelligent, trop bon, trop juste. Le bien ne connaît pas d’excès. Il peut simplement se tromper d’objet. L’intelligence non plus, qui n’est jamais excessive mais peut simplement être détournée ou empêchée. On parle souvent des difficultés qu’éprouvent les HP à l’école. Sont-ils vraiment les seuls? Dans la plupart des pays occidentaux, on admet que l’école ne va pas bien. On la réforme tous azimut. Ce malaise généralisé doit nous avertir: les enfants HP ne vont sans doute pas plus mal que les autres. Simplement, ils le disent plus haut...et avec plus de précision. Et ils le crient, en bonnes sentinelles. Cela en appelle à notre sollicitude thérapeutique. Mais c’est probablement l’école qu’il convient de soigner. Cette question, je voudrais l’étayer selon quatre approches intimement liées. a. Divorce d’avec l’intelligence Depuis une cinquantaine d’années, il me semble discerner, entre l'intelligence et l’école un de ces éloignements lents et sournois qui finissent généralement par un divorce. D’une intelligence du sens, en quête des profondeurs ultimes de la pensée, d’une intelligence enracinée et s’avisant, selon la formule de Fulbert de Chartres (Xème siècle) reprise par Pascal et Newton, que nous sommes des «nains juchés sur les épaules de géants», d’une intelligence du sens, disais-je, nous sommes passés à une intelligence technique. Oserai-je le néologisme de «technoligence»? Non que cette dernière ne soit pas une intelligence! Mais la technique, en tant que telle, n’interroge pas le sens. Son efficacité même requiert ce silence. Pour elle, il n’y a pas d’autre sens que l’utile. 2 Comment apercevoir ce déplacement? - On s’avisera tout d’abord de la marginalisation de l’étude des langues anciennes. Luxe superflu, disent les comptables. Privilège de classe, assènent les idéologues. Apprendre le latin et le grec - et j’ai toujours regretté qu’on y ajoutât pas l’hébreu - ne servirait à rien. Les langues anciennes n’auraient pour elles rien qui méritât un budget, lequel ne se justifierait que pour des disciplines rentables et utiles. Or la culture n’est pas rentable. Elle m’apparaît suspecte lorsqu’elle devient utile. C’est là toute sa noblesse. - Outre le verdict infâmant d’inutilité, cette mise à l’écart est motivée par l’importance croissante que l’on accorde aux langues vivantes, importance indéniable par ailleurs, mais comprise elle aussi dans une perspective utilitariste où l’on passe de la langue comme source et expression du sens et de la pensée - et terreau de culture - à la langue comme simple outil de communication. - Cette réduction au plus petit dénominateur culturel affecte aussi l’enseignement de la langue maternelle. Le temps qu’on y consacre ne cesse de se réduire, au risque de sacrifier la profondeur à l’utile. L’analyse logique, par exemple, mais aussi la confrontation aux grandes oeuvres, font place à une prétendue capacité d’expression sans que l’on se souvienne que toute expression est l’expression de quelque chose3 et que la chose exprimée doit préalablement avoir été élaborée par une intelligence, enrichie par une mémoire et formulée, intérieurement d’abord, par un langage.4 Il y a entre l’affûtement du langage et la floraison de l’intelligence comme une mise en abyme. Cette croissance requiert beaucoup de temps, de patience, de précision. Pas mal de travail aussi, qui ne saurait être précipité dans une succession de fiches dont on n’aurait qu’à remplir quelques trous. On dit de la langue qu’elle est maternelle. Il y a dans cette maternité beaucoup plus qu’une indication temporelle où la langue serait maternelle parce que première. La langue est maternelle parce qu’elle est une «mise au monde», parce qu’elle est nourricière, parce qu’elle est protectrice. La réduire à l’utile, la confiner à l’informationnel constitue dès lors un péché originel qui nous chasse de ce jardin d’Eden que pourrait être l’école. L’enfant intelligent est chassé de cet Eden...il lui reste les yeux pour pleurer et une feuille de vigne pour se moucher. - On pourrait se réjouir de ce que les sciences et les mathématiques tirent bénéfice d’une certaine désaffection des lettres. Je crains que cela ne soit qu’une illusion. Certes, nos enfants étudient davantage que par le passé les mathématiques et les sciences. Ils savent davantage d’informatique. Il n’en demeure pas moins que toutes ces sciences sont elles aussi atteintes, dès qu’elles pénètrent au sein de l’école, par cette forme d’inintelligence qui les confine au savoir- faire. Les sciences dominent le monde. Raison de plus d’offrir à l’élève non seulement uploads/Philosophie/ les-enfants-sentinelles-ou-enfants-a-haut-potentiel 1 .pdf
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- Publié le Mar 04, 2022
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