QUE SAIS-JE ? Les Sophistes GILBERT ROMEYER-DHERBEY Professeur émérite de la So
QUE SAIS-JE ? Les Sophistes GILBERT ROMEYER-DHERBEY Professeur émérite de la Sorbonne Septième édition mise à jour 28e mille Introduction orgias écrivit un Éloge d’Hélène et un Plaidoyer pour Palamède. Il entendit par là renverser l’opinion défavorable attachée à leur mémoire, Hélène étant accusée d’adultère, et Palamède de trahison. Ne conviendrait-il pas de même aujourd’hui, sans aucun souci de prouesse rhétorique, mais avec un simple désir de vérité historique et scientifique, d’écrire, sinon un Éloge de la sophistique, du moins un Plaidoyer pour les sophistes ? En effet, les écrits des sophistes ont presque entièrement disparu, et nous connaissons leurs doctrines essentiellement par les philosophes qui les réfutent, à savoir par Platon et Aristote. La fortune historique de la pensée platonico-aristotélicienne, qui constitue l’ossature de la métaphysique occidentale, a rejeté dans l’ombre les témoignages qui eussent été plus favorables aux sophistes. Comme il y a des poètes maudits, il y eut des penseurs maudits et ce furent les sophistes. Le nom même de « sophiste », qui signifie « savant », détourné de son sens originel, est devenu synonyme de possesseur d’un faux savoir, ne cherchant qu’à tromper, et faisant pour cela un large usage du paralogisme. Aristote, en suivant le verdict de son maître Platon, nommera le sophiste « celui qui a de la sagesse l’apparence, non la réalité » [1], et le « sophisme » sera synonyme de faux raisonnement. Non seulement le nom même de « sophiste » a été discrédité, mais encore on a trop souvent exposé les thèses maîtresses des sophistes seulement d’après la réfutation qu’en opérait le platonisme ; ainsi l’image de la sophistique nous est-elle apparue à travers une distorsion polémique, où les sophistes figurent ces éternels battus d’avance, qui ne sont là que pour avoir tort. Les sophistes possèdent, comme nous le verrons, des personnalités et des doctrines très différentes. Quels sont donc les traits communs qui valent aux sophistes une dénomination semblable ? Peut-être un certain nombre de thèmes, comme l’intérêt porté aux problèmes concernant le langage, la problématique des rapports entre la nature et la loi par exemple. Mais là n’est pas le plus important. La ressemblance qui relie les individualités distinctes est plutôt ici celle d’un moment historique et d’un statut social. Avant les sophistes, les éducateurs de la Grèce étaient les poètes. C’est lorsque la récitation d’Homère ne constituera plus le seul aliment culturel des Grecs que la sophistique pourra naître ; ce moment coïncidera, comme le montre Untersteiner, avec la crise de la civilisation aristocratique [2]. Mais ce sont les institutions démocratiques qui permettront l’essor de la sophistique en la rendant en quelque sorte indispensable : la conquête du pouvoir exige désormais la parfaite maîtrise du langage et de l’argumentation ; il ne s’agit plus seulement d’ordonner, il faut aussi persuader et expliquer. C’est pourquoi les sophistes qui, comme le note Jaeger, « sortaient tous de la classe moyenne » [3], furent en général plutôt favorables, semble-t-il, au régime démocratique. Bien sûr, leurs plus brillants élèves furent des aristocrates, mais c’est parce que la démocratie a souvent choisi ses chefs parmi les aristocrates, et les jeunes nobles qui fréquentaient les sophistes étaient ceux qui acceptèrent de se soumettre aux règles des institutions démocratiques ; les autres boudaient la vie G politique. D’autre part, les sophistes furent des professionnels du savoir ; les premiers, ils firent de la science et de son enseignement leur métier et leur moyen de subsistance ; en ce sens, ils inaugurèrent le statut social de l’intellectuel moderne. Ils semblent s’être intéressés à toutes les branches du savoir, de la grammaire aux mathématiques, mais ces « philomathes » ne cherchaient pas la transmission d’un savoir théorique : ils visaient la formation politique de citoyens choisis. Ils furent enfin des penseurs itinérants, trouvant néanmoins à Athènes le théâtre le plus prestigieux de leurs succès. Enseignant de cité en cité, ils retirent de leur errance un sens aigu du relativisme, le premier maniement de la pensée critique. Leur statut en quelque sorte international les fait sortir du cadre contraignant de la cité et explique leur découverte de l’individualisme. Ils favorisent, en quelque sorte physiquement, la circulation des idées, et c’est peut-être ce travail de mise en circulation qui fait que Platon pour les caractériser emploie de préférence des métaphores commerciales et monétaires. L. Gernet note justement que, parmi les définitions platoniciennes du sophiste dans le Sophiste, « il y en a trois, c’est-à-dire la moitié, qui ont rapport à l’activité mercantile » [4] L ’extériorité de ces ressemblances légitime le parti que nous avons pris d’exposer successivement la pensée de chaque sophiste, d’après les fragments, parfois bien minces, que la tradition nous a conservés [5]. En ce qui concerne la réception de la sophistique, la postérité a suivi en général le diagnostic sévère porté à son encontre par Platon. Le premier qui révisa ce jugement défavorable fut sans doute Hegel, dans ses remarquables Leçons sur l’histoire de la philosophie ; mais, malgré le succès de la philosophie hégélienne, cette réhabilitation demeura, en son temps, isolée. La protestation en faveur des sophistes de l’historien anglais G. Grote eut, paradoxalement, plus de retentissement ; bien accueillie dans les pays anglo-saxons, elle n’eut pas un écho très favorable en France, comme le montre par exemple l’ouvrage qu’A. Fouillée consacrait à Socrate [6] ; en revanche, en Allemagne, Nietzsche citait avec approbation, dans ses cours de Bâle, le travail de l’érudit anglais [7]. La critique universitaire renonce peu à peu à réitérer simplement, en ce qui concerne les sophistes, le verdict négatif du platonisme : Dupréel consacre aux quatre grands sophistes cités par Platon un livre équitable, parfois aventureux en ce qui concerne Hippias. Mais c’est l’Italien Mario Untersteiner qui publiera sur les sophistes, vers le milieu du siècle, une véritable somme d’érudition, qui n’exclut pas les analyses philosophiques originales et les intuitions brillantes. Une réédition augmentée des Fragments des sophistes suivra cet ouvrage de synthèse et de reconstruction des doctrines. Nous devons beaucoup au travail de Mario Untersteiner, même quand nous n’avons pas cru pouvoir le suivre dans ses interprétations. Notes [1] Réfutations sophistiques, 1, 165 a 21 ; voir aussi Topiques, I, 100 b 21 [2] I Sofisti, II, p. 240. [3] Paidéia, trad. franç., I, p. 368. [4] Anthropologie de la Grèce antique, Flammarion, coll. « Champs », 1982, p. 237. [5] Nous avons en général nous-même traduit les textes cités ; dans le cas contraire, nous avons indiqué en note le nom du traducteur. [6] La Philosophie de Socrate Paris, Baillière, 1874, 2 vol ; t. II, p. 323 sq. [7] Cf. Dodds, Plato, Gorgias, a Revised Text, p. 388. Chapitre I Protagoras I. La vie et les œuvres rotagoras est né à Abdère, vers 492 pense-t-on actuellement [1] ; il était fils de Méandrios. Plusieurs témoignages en font un disciple de Démocrite ; le crédit qu’on peut leur accorder dépend de la chronologie que l’on adopte pour Démocrite : soit celle d’Apollodore qui le fait naître en 460, soit celle de Diodore qui le fait naître en 494. Il semble que l’on accepte plutôt aujourd’hui la chronologie d’Apollodore, si bien que l’influence serait au contraire de Protagoras sur Démocrite, le second critiquant le premier [2]. Philostrate prétend que Protagoras fut initié aux doctrines secrètes des mages perses. Son père Méandrios, étant très riche, put recevoir chez lui le roi Xerxès qui, pour le remercier, ordonna aux mages de livrer au jeune Protagoras un enseignement d’ordinaire exclusivement réservé aux sujets perses. Le contenu de l’enseignement reçu expliquerait l’agnosticisme de Protagoras : en effet, les mages tiennent secrète leur croyance. – Cette histoire est un tissu d’invraisemblances ; elle sort du désir d’excuser le scepticisme religieux de Protagoras par l’invocation d’une influence étrangère. On invente à Protagoras un père très riche afin d’expliquer l’intervention du Grand Roi lui-même, alors que plusieurs autres témoignages font état de la condition modeste de la famille de Protagoras, qui commence lui-même par exercer un métier manuel [3] et qui, lorsqu’il devient sophiste, « le premier inventa de répondre aux questions contre salaire » [4]. Si les sophistes en effet furent des professeurs rétribués, ce n’est pas parce qu’ils étaient mus par une cupidité sans bornes, comme on l’a cru après Platon, mais tout simplement parce qu’ils en avaient besoin pour vivre, tout comme un enseignant moderne. En ce qui concerne le premier métier de Protagoras, nous avons une indication très sûre, puisqu’elle provient d’une œuvre de jeunesse d’Aristote, intitulée Sur l’éducation. Dans cet ouvrage, Aristote nous apprend que Protagoras « le premier inventa ce qu’on appelle la tulè, sur laquelle on porte les fardeaux » [5]. Tulè désigne en général un matelas, une natte rembourrée ou un coussin à bourrelets, mais Janine Bertier, s’appuyant sur un passage d’Épicure et sur un passage d’Aulu-Gelle, pense que l’invention de Protagoras en fait consistait en une méthode pour emboîter des branches de façon telle que le fagot tienne tout seul sans lien extérieur. Ce qui lui permet de conclure que « la trouvaille de uploads/Philosophie/ les-sophistes-romeyer-dherbey-gilbert.pdf
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- Publié le Mar 05, 2022
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