Sur les fondements de la mathématique 1 DENIS VERNANT ETUDE CRITIQUE SUR LES FO
Sur les fondements de la mathématique 1 DENIS VERNANT ETUDE CRITIQUE SUR LES FONDEMENTS DE LA MATHÉMATIQUE DE STANISLAW LESNIEWSKI* Stanislaw Lesniewski (1886-1939) professa à Varsovie de 1919 à sa mort. Il y fonda avec Jan Lukasiewicz la fameuse école de logique dont la plupart des membres furent assassinés ou contraints à l'exil. Aujourd'hui Lesniewski reste généralement moins bien connu en France que Lukasiewicz ou même que son élève Alfred Tarski, sans doute en raison de la dispersion de ses écrits et surtout de l'absence de traduction française. Ce dernier handicap est maintenant levé avec la traduction de O podstawach matematyki que M. Georges Kalinowski vient de publier.1 L'événement mérite d'autant plus d'être salué que cet ouvrage majeur du maître polonais présente la genèse de ses systèmes logiques. Le lecteur est ainsi mieux à même de saisir l'origine de sa démarche et l'originalité de ses résultats. Philosophe de formation – très marqué par la tradition aristotélicienne – Lesniewski ne s'intéressa pas immédiatement à la logique moderne. Il y vint progressivement à la faveur d'une réflexion sur les antinomies qui menaçaient les fondements des mathématiques. Plutôt que d'adopter la solution logiciste, il opéra une critique minutieuse des ambiguïtés du symbolisme logique des Principia Mathematica (chap. I). Préférant ensuite s'appuyer sur des intuitions de nature proprement philosophique, il développa une approche radicalement nouvelle qui, rompant avec la tradition ensembliste (chap. II & III), le conduisit à élaborer sa « Méréologie », calcul des totalités et de leurs parties (chap. IV). Enfin, il formalisa ses analyses et donna naissance à une logique qui lui est propre : l'« Ontologie » (chap. XI).2 Outre leur intérêt intrinsèque et leur fécondité – la théorie des catégories d'Ajdukiewicz, la méthode de « déduction naturelle » de Jaskowski, la sémantique formelle de Tarski y sont déjà en germe – ses travaux présentent le rare mérite de prouver au lecteur français, imbu de culture logiciste ou formaliste, que l'on peut penser autrement et la logique et sa philosophie. Suivant la démarche lesniewskienne, nous examinerons successivement : 1°– la critique qu'il opère du concept d'assertion et de la confusion entre langue et métalangue dans les Principia, avant de donner un aperçu de la Prothétique correspondant au calcul des propositions, * Nous tenons ici à témoigner notre gratitude envers Georges Kalinowski qui nous fit connaître la pensée de Lesniewski, Czeslaw Lejewski qui mit à notre disposition de nombreux articles difficilement accessibles et Denis Miéville dont l'ouvrage en français qu'il consacra à notre auteur nous fut précieux. 1Sur les fondements de la mathématique, Hermès, Paris, 1989, 148 pages, Préface de Denis Miéville, Avant-propos du traducteur, notes, index des matières, index des noms. 2Le traducteur n'a pas retenu les chapitres originaux V à X qui développent de façon purement technique les différents systèmes. A noter que l'œuvre parut d'abord en feuilleton dans la revue Przeglad Filozoficzny, n°30 (1927), 31 (1928), 32 (1929), 33 (1930), 34 (1931) et qu'elle demeura inachevée. Sur les fondements de la mathématique 2 2°– son abandon du classique concept de classe au profit d'une définition du rapport totalité/parties conduisant à sa Méréologie, calcul qui évite le paradoxe des classes, 3°– son élaboration d'un calcul des noms ou Ontologie qui tente tout aussi bien de formaliser les intuitions aristotéliciennes que l'Arithmétique et l'Analyse contemporaines. 1.LA CRITIQUE DES PRINCIPIA MATHEMATICA Lesniewski découvre en 1911 la logique symbolique moderne à la lecture du livre que Lukasiewicz consacra au principe de contradiction chez Aristote.3 Formé à la logique de Stuart Mill, à la psychologie de Brentano comme aux analyses « philosophico-grammaticales » de Husserl, il est déçu et son attitude demeure longtemps « sceptique » dans la mesure où il ne parvint pas à se « rendre compte du “sens“ des axiomes et des théorèmes » du nouveau calcul (p. 35). Récusant tout formalisme vide, il maintint une exigence principielle de signification des constructions logiques. Cet « intuitionnisme »4 initial aura pour premier effet de le rendre particulièrement sensible à certaines ambiguïtés des Principia Mathematica. Ses « doutes de nature sémantique » le conduisirent à déceler dans le symbolisme des calculs élaborés par Russell et Whitehead deux insuffisances particulièrement grosses de conséquences. 1.1. L'ambiguïté interprétative du signe d'assertion Lesniewski relève dans les Principia trois formulations différentes proposant une interprétation du signe « » qui précède l'expression de tous les axiomes et théorèmes (pp. 36-37) : 1° : « Le signe “ ”, appelé “signe d'assertion”, signifie que ce qui suit est asserté [asserted].5 Il est requis pour distinguer une proposition complète que nous assertons de toute proposition subordonnée qu'elle contient et que nous n'assertons pas ».6 2° : « Le signe “ “ …peut être lu “Il est vrai que“ (bien que philosophiquement ce ne soit pas exactement ce que cela signifie) ».7 3° : « dans tous les endroits où, dans les Principia Mathematica, nous avons une proposition assertée de la forme “ .ƒx“ ou “ .ƒ p”, celle-ci doit être tenue pour signifiant “ .(x).ƒx“ ou “ .(p).ƒp” ».8 3O zasadzie sprzecznosci u Arystotelesa, Krakôw, 1910, trad. ang. J.Barnes, Articles on Aristotle, vol. III, Métaphysique, St. Martin Press, 1979. A l'époque Lesniewski venait de terminer sa thèse « Przyczynek do analizy zdan egzystencjalnych » [Contribution à l'analyse des propositions existentielles] sous la direction de Kazimierz Twardowski, professeur à Lwôw. ËËË 4 « Je me livre dans la construction de mon système à un “formalisme“ assez radical justement parce que je suis un “intuitionniste“ invétéré », Lesniewski, « Grundzüge eines neuen Systems der Grundlagen der Mathematik », Fundamenta Mathematicae, 14, 1929, p. 66. Ce passage est cité en exergue de sa traduction (p. 9) par G. Kalinowski. 5Nous croyons devoir préférer ici ce néologisme au terme français « affirmé » que nous réservons pour un autre opérateur, cf. infra,1.3. 6Principia Mathematica (PM), first ed. vol I, 1910, vol. II, 1912, vol III, 1913, second ed. vol. I, 1925, vol II & III, 1927, cité ici d'après Paperback Edition to * 56, Cambridge U.P., 1973, Intro., ch. 1, p. 8. 7PM, *1, p. 92. Ce passage contient une note historique : « Nous avons emprunté à la fois l'idée et le symbole d'assertion à Frege ». 8PM. , Intro. to the second ed., p. xiii. En 1925, les auteurs dénient valeur d'idée primitive à l'assertion d'une fonction propositionnelle et la réduisent à la simple assertion d'une proposition universelle. Sur les fondements de la mathématique 3 Lesniewski écarte l'interprétation suggérée par la formulation 2 dans la mesure où les auteurs eux-mêmes ne la reconnaissent pas pour philosophiquement pertinente : « le lecteur ne trouve dans les commentaires des auteurs qu'une seule directive nette selon laquelle il est défendu de relire les expressions du type “ . p“, sans en modifier le sens, à l'aide des expressions du type “il est vrai que p“ ».9 Se pose la question de savoir si l'assertion fait on non partie de ce qui est exprimé. Sur ce point, Lesniewski examine trois interprétations possibles : – La formulation 3 suggère selon lui la conception A selon laquelle : « si l'expression “p “ est une proposition, alors l'expression correspondante “ .p“ est aussi une proposition ; la proposition “ .p“ a le même sens que la proposition “nous assertons que p“, mais n'a pas le même sens que la proposition “p“ » (pp. 37-38). En d'autres termes, l'assertion elle-même doit faire partie de ce qui est exprimé. Si tel est bien le cas, on est inévitablement conduit à confondre les Principia avec les Confessions de J.J. Rousseau : « Les axiomes et les théorèmes en question constatent seulement que les créateurs de la théorie donnée assertent ceci et cela et, partant, que ce sont des propositions parlant spécifiquement des auteurs de la théorie ; le système composé de telles propositions n'est assurément pas un système de logique ; on pourrait le considérer plutôt comme une sui generis confession déductive des auteurs de la théorie en question » (p. 39). Cette difficulté serait levée si l'assertion ne faisait pas partie de ce qui est exprimé. Selon cette conception B, autorisée par la formulation 1 : « les expressions du type “ .p“ peuvent être lues sans modification de leur sens à l'aide des expressions du type “est asserté ce qui suit : p“ ; si l'expression “p“ est une proposition, alors l'expression correspondante du type “ .p“ n'est pas une proposition ;… en particulier est l'axiome *1.3 non pas l'expression “ : q. ⊃ . p v q“, mais l'expression “q. ⊃ . p v q“ partie de l'expression précédente »(p. 38). Ainsi le signe d'assertion est-il la marque commode de l'assertion de la proposition qui le suit immédiatement et qui seule fait partie du symbolisme logique. A cette nouvelle interprétation, Lesniewski objecte l'existence de passages des Principia dans lesquels les auteurs « placent aussi le signe de l'assertion devant les propositions formulées en “symboles“ qu'ils n'assertent point ; on trouve notamment dans leur ouvrage l'expression suivante : “De même : (y) : (∃x).ƒ(x,y)“ … il est cependant évident uploads/Philosophie/ lesniewski-logique-vernant.pdf
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- Publié le Jui 06, 2022
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