Linx Revue des linguistes de l’université Paris X Nanterre 5 | 1994 La négation

Linx Revue des linguistes de l’université Paris X Nanterre 5 | 1994 La négation Destin lacanien de ladiscordance et de la forclusion Michel Arrivé Édition électronique URL : http://linx.revues.org/1187 DOI : 10.4000/linx.1187 ISSN : 2118-9692 Éditeur Université Paris Ouest – département Sciences du langage Édition imprimée Date de publication : 1 juin 1994 Pagination : 11-26 ISSN : 0246-8743 Référence électronique Michel Arrivé, « Destin lacanien de ladiscordance et de la forclusion », Linx [En ligne], 5 | 1994, mis en ligne le 18 juillet 2012, consulté le 05 octobre 2016. URL : http://linx.revues.org/1187 ; DOI : 10.4000/ linx.1187 Ce document a été généré automatiquement le 5 octobre 2016. © Tous droits réservés Destin lacanien de ladiscordance et de la forclusion Michel Arrivé 1 Je me vois contraint de prendre, à la hâte, trois précautions : 1) Contrairement à la plupart des intervenants en ce colloque, je ne suis pas un spécialiste de la négation. 2) Je ne vais d’ailleurs pas parler de la négation : comment le pourrais-je, puisque « la notion de négation est en réalité absente de la pensée-langage du français » ? C’est en tout cas ce que posent, sans ambages, Damourette et Pichon ([1930], p. 146). 3) A prendre les mots au sens strict, on peut même douter que je parle de linguistique. Les deux ensembles textuels que je vais alléguer ne relèvent pas de la linguistique stricto sensu : Damourette et Pichon sont les auteurs d’un Essai de grammaire de la langue française. Et Lacan, même s’il s’appuie avec précision sur plusieurs linguistes, même s’il lui arrive, çà et là de tenir – et fort bien – le discours du linguiste, ne s’intéresse pas directement à la langue en elle-même, mais à « l’inconscient structuré comme un langage » – formule où il convient de mettre en évidence, outre le comme, le un et le langage, qui, chacun à leur façon, font problème. 2 Comment, dans ces conditions, justifier ma présence en ces lieux ? Par deux raisons : 1) S’ils mettent en cause l’existence de la négation en français, Damourette et Pichon reconnaissent avec bonne grâce que la combinaison des deux « taxièmes » de la « discordance » et de la « forclusion » en fournit l’équivalent approché : parler de ces deux taxièmes, c’est bien de quelque façon parler de la négation. 2) Il faudrait une bonne dose de pessimisme, voire de nihilisme épistémologique pour poser que le discours grammatical de Damourette et Pichon, et le discours de Lacan sur l’inconscient structuré comme un langage puissent être coupés de toute relation avec la linguistique : parler de ces deux textes, c’est bien de quelque façon parler de linguistique. * Destin lacanien de ladiscordance et de la forclusion Linx, 5 | 2012 1 3 J’insisterai peu sur la théorie damourettetpichonienne (désormais DP, tant pour le monstre dicéphale des auteurs que pour l’adjectif dérivé de leurs noms) de la négation. Elle est, sans doute, connue de tous. Dans le bref résumé que je vais en faire, je soulignerai certains éléments souvent passés sous silence, par DP eux-mêmes ou par leurs lecteurs. 4 La réflexion de DP part de l’analyse de l’aspect formel des phrases négatives du français : 5 « La négation y est constituée, ainsi que chacun de nous le sait depuis l’école élémentaire, par deux morceaux, d’une part l’affonctif ne, d’autre part les affonctifs pas, rien, jamais » ([1930], p. 130)1. 6 Je ne fais que signaler que le contre-argument traditionnellement opposé à une analyse de ce type – la fréquence des énoncés, notamment oraux, où le ne n’apparaît pas – est neutralisé par DP d’une façon très autorisée. Les travaux récents sur le problème (notamment Gadet 1989 et Winther 1990) confirment, plus de soixante ans après, leurs analyses. 7 Plus ou moins directement, DP laissent entendre que cette duplicité de la négation est une spécificité et même une supériorité du français, qui marque avec « finesse » et « délicatesse » ce que les autres langues signifient avec « grossièreté, brutalité », voire « vulgarité » ([1930], p. 144). Faut-il rappeler que la négation à deux termes est loin d’être spéciale au français ? Tesnière (1959, p. 229), qui ne tarit pas d’éloges pour DP et retient l’essentiel de leur analyse, signale cependant, discrètement, que d’autres langues (l’italien de Florence, le breton) ont une négation du même type. Et Hagège (1982, p. 86) évalue à 17 % le nombre des langues objets de ses fiches qui comportent une négation à deux termes. Il laisse cependant entendre avec prudence que c’est seulement dans un nombre limité de ces langues que les deux éléments ne constituent pas un morphème discontinu et sont donc pourvus, chacun, d’un signifié différent. Il ne semble pas totalement convaincu que ce soit le cas pour le français. 8 DP, pour leur part, en sont convaincus. C’est l’effet de leur postulat fondamental : tout élément matériel de la langue comporte nécessairement une contre-partie sémantique. Pour préciser l’analyse des deux éléments de la négation, ils étudient les cas où ils fonctionnent isolément. Les résultats sont les suivants : I. La discordance et le discordantiel 9 Ne marque la « discordance », par exemple après les comparatifs d’inégalité : 10 « Le cas le plus clair peut-être, c’est la présence de ne après les comparatifs d’inégalité. Il est évident qu’il y a en pareil cas une discordance entre la qualité envisagée et l’étalon ( échantil) auquel on le rapporte. Aussi est-il de règle d’utiliser ne dans ce cas » ([1930], p. 131). 11 L’un des points forts de l’argumentaire de DP sur le discordantiel tient dans la quasi- impossibilité de faire apparaître ne après les comparatifs d’égalité, où il n’y a pas discordance, mais concordance entre les deux qualités comparées. Ils citent avec délectation un exemple où le locuteur efface un ne préalablement posé au moment où il corrige en comparative d’égalité une préalable comparaison d’inégalité : 12 « Je suis frappé plus que je ne le croyais ou plutôt autant que je le croyais » (M. AAG2, le 9 février 1938, [1943], p. 131). Destin lacanien de ladiscordance et de la forclusion Linx, 5 | 2012 2 13 Et ils s’acquittent en virtuoses de la tâche difficile de rendre compte des cas – à vrai dire rarissimes – où le ne apparaît après une comparaison d’égalité. Ainsi, Proust fait dire à un « ascensoriste » qu’ « un ouvrier est aussi bien un monsieur que ne l’est un homme du monde ». Et DP d’argumenter, dans leur style inimitable, à la fois guindé et ironique : 14 « Aura-t-on suffisamment expliqué ces exemples quand on sera venu à dire qu’il s’agit d’une copie de la tournure convenant aux accommensuratifs d’inégalité ? Non, à notre avis ; car cela n’expliquera ni pourquoi le tour est rare, ni pourquoi c’est dans tels cas particuliers qu’il est apparu. Selon nous il faut chercher une explication psychologique : il y a une manière de protestation discordantielle du locuteur. L’ascensoriste dont il est question dans l’exemple de Proust donne à son interlocuteur une leçon d’égalitarisme ; le ne marque la protestation contre l’usage des gens du monde qui n’appellent pas un chauffeur un monsieur » ([1943], p. 131-132). 15 En somme, en dépit de l’absence de discordance entre les éléments comparés, il est possible de déceler une autre discordance, mais déplacée : elle se situe entre le sujet qui parle (le sujet de l’énonciation) et celui dont l’autre discours (celui des « gens du monde ») est, dans l’analyse DP, signalé par le ne. Il y a ici véritable polyphonie : on entend simultanément le discours auquel correspondrait la phrase attendue (sans ne) et celui que fait surgir l’occurrence insolite du discordantiel. C’est, on le verra plus bas, une analyse de ce type que fait Lacan, même s’il déplace une fois de plus la discordance, non toutefois sans retenir la présence de la polyphonie de deux sujets. 16 Un autre morceau de bravoure de DP porte sur les complétives dépendant d’un verbe marquant la crainte. A propos d’un exemple d’Anatole France – « Son petit cousin se présentait au cercle. Il craignait qu’il ne fût blackboulé » – ils ont cette belle formule : 17 « Dans la crainte, il y a discordance entre le désir du sujet de la principale et la possibilité qu’il envisage » ([1930], p. 132). 18 Sans même juger utile de justifier ce qui est à leurs yeux une évidence, DP interprètent immédiatement la crainte du sujet comme le désir inverse qui lui est sous-jacent : craindre le black-boulage de son petit cousin, c’est désirer son admission. Faisons ici un second pas – facile – vers Lacan : le « désir du sujet » présuppose un « sujet du désir ». On verra la place que prend ce concept dans l’analyse lacanienne de la discordance. 19 Je me contenterai de renvoyer au texte de DP (ou aux longues citations qui en sont faites dans Arrivé et Chevalier 1970) pour uploads/Philosophie/ linx-1187.pdf

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