Interval(le)s—I, 1 (Automne 2004) Minimalisme architectural : quand l’éthique s
Interval(le)s—I, 1 (Automne 2004) Minimalisme architectural : quand l’éthique s’inscrit dans le style Jean-Louis GENARD & Jean-Didier BERGILEZ Si l’on devait caractériser l’époque actuelle, à tout le moins les vingt dernières années, par l’un ou l’autre style architectural s’imposant médiatiquement, sans doute serions-nous bien en mal de le faire. L’éclectisme stylistique ambiant nous amènerait probablement à tenter des classifications plus ou moins convaincantes selon des gril- les d’analyse momentanées. Néanmoins, par-delà ces catégorisations, une esthétique minimale semblerait émerger, à côté d’autres plus éphémères ou moins assurées… Aussi, nous évoquerions là une position peut-être dominante, certainement pas hé- gémonique puisque, comme nous venons de le souligner, la période actuelle se carac- térise avant tout par un certain pluralisme, entre autres stylistique, des réalisations accédant aux médias. Il n’empêche, après les succès du post-modernisme ou du dé- constructivisme, il semble que nous soyons entrés partiellement dans une ère plus soft, moins radicale quant à ses prises de positions revendicatrices, loin par exemple de l’annonce emphatique de la fin du modernisme1 ou des déclarations radicales du déconstructivisme2. Et là, le minimalisme se présente comme un des bons candidats pour occuper le terrain. L’hypothèse que nous souhaiterions explorer dans cette contribution porte sur la constitution du minimalisme comme style architectural. Qu’un ensemble de réali- sations architecturales, à vrai dire très disparates, puisse s’imposer comme style et susciter de nombreuses publications (de l’ouvrage emblématique de J. Pawson Mini- mal, au récent livre de I. et A. Ruby Minimal Architecture, en passant par le Less is More de V.E. Savi et J.S. Montaner ou les numéros spéciaux de « déco-idées »)3, ne va nullement de soi dans un contexte par ailleurs marqué par l’individualisation crois- sante des trajectoires et par des « styles » de plus en plus personnalisés. Pour que de très nombreux architectes puissent être regroupés sous l’emblème du minimalisme, encore fallait-il que s’impose un élément fédérateur. S’agissant d’architecture, on peut évidemment s’attendre à ce que celui-ci relève de proximités formelles qui, in- déniablement, se dégagent derrière ce qu’on nomme « minimalisme », mais sans que l’on puisse sérieusement considérer que tout ce qui se revendique du minimalisme ou se voit classé sous cette appellation appartient réellement à une même catégorie stylistique. Notre hypothèse sera autre : plus peut-être que ces proximités formelles, c’est un certain positionnement éthique qui fonde cette fédération, et cela dans un contexte – celui des 25 dernières années – où, de fait, l’éthique devenait une préoccu- pation centrale. Comme le modernisme avait associé à ses choix stylistiques un positionnement politique dans un contexte de montée des idéologies d’émancipation sociale ; comme le post-modernisme, dans un contexte de critique de la modernité, avait justifié un nouvel éclectisme puisant volontiers ses références dans une stylistique passéiste ; comme le déconstructivisme avait promu ses expériences formelles en intégrant les apports de la french philosophy, le minimalisme tend à ancrer ses choix formels sur des impératifs éthiques, dans un contexte de « retour de l’éthique »4. Le mot « éthique » 1 « L’architecture moderne est morte à Saint-Louis, Missouri, le 15 juillet 1972, à 15h 32. » Ch. JENCKS, The Language of Post-Modern Architecture, Academy, London, 1977. 2 Voir entre autres, J. DERRIDA, Marges de la Philosophie, Minuit, Paris, 1972. 3 J. PAWSON, Minimal, Phaidon, Boston, 1998 ; V.E. SAVI, J.S. MONTANER, Less is more, Collegi d’arquitectes de Catalunya, 1996 ; I.&A. RUBY, A. SACHS, Ph. URSPRUNG, Minimal Architecture, Prestel, München, New-York, 2003 ; etc. 4 J.L. GENARD, « Le retour de lʹéthique », in G. GIROUX (dir) La pratique sociale de lʹéthique, Bellarmin, Recherches n° 34, Québec, 1997, p. 77-101. Minimalisme architectural 63 Interval(le)s—I, 1 (Automne 2004) étant pris au sens que lui donne J. Habermas, en opposant éthique à morale. L’éthique renvoie ici à un style de vie, à un impératif de vie bonne ; là où la morale renvoie à des exigences universalisables de justice. Ce seraient donc ces convergences éthiques qui permettraient de rassembler des réalisations qui sont à vrai dire très disparates formellement. Entendons-nous bien : cette première hypothèse ne doit pas être entendue en un sens réducteur où les formes architecturales seraient considérées comme réductibles aux préoccupations éthiques qui leur sont associées. Il ne s’agit pas là de rapports de détermination mais plutôt d’une logique de convergences. Parallèlement, s’ajoute à cette hypothèse l’idée que les architectes ont trouvé dans le minimalisme la possibilité d’assumer à la fois cet arrière-plan éthique et un style « opérant », ou plutôt ont trouvé le moyen de rendre visible un positionne- ment éthique dans un contexte conditionné par la nécessaire reconnaissance d’une image immédiate et forte. Autrement dit, si l’éthique devient une préoccupation cen- trale pour bon nombre d’architectes et se traduit potentiellement par une architecture « minimale », cette tendance s’inscrit dans les conditions spécifiques d’esthétisation de la vie quotidienne et d’« efficacité » marchande de la discipline architecturale. Plus explicitement encore, le succès du minimalisme serait dû aux caractères explicites de ses fondements éthiques dans un contexte où les préoccupations éthi- ques sont de bon ton, cet arrière (et quelquefois avant)-plan éthique présentant par ailleurs l’avantage de pouvoir entrer en phase avec les exigences d’identification por- tées par le processus de médiatisation de l’architecture. Ce succès s’éclaire d’autant plus que, jouant sur ces deux tableaux, le minima- lisme en vient à pouvoir conjuguer, à partir de son arrière-plan éthique, un propos critique à l’égard de la société existante, avec des engagements formels susceptibles de « faire image », et dès lors parfaitement compatibles avec les exigences de média- tisation de l’architecture. Dans le minimalisme, se repère donc une ambiguïté somme toute assez semblable à celle décelable dans l’éthique des entreprises. Pour devenir pleinement intelligible, notre hypothèse doit donc se comprendre par rapport au contexte actuel. Un contexte caractérisé par la reconnaissance de plus en plus acquise d’un développement territorial apparemment chaotique, par l’abandon de l’harmonie au profit d’un développement diffus, selon une dérégula- tion apparente et par la position acquise d’une situation « contemporaine » où l’économique et ses fluctuations conditionnent inexorablement les développements, où la gestion se fait mondiale et néo-libérale, ayant par là-même, dans ces dévelop- pements récents, des implications sur les modes de vie, et les modes de percevoir ce qui nous entoure, ce qui constitue nos identités, conditionnés par une marchandisa- tion et une commercialisation grandissantes des biens, des services et des images… Par leurs références éthiques, les réalisations qui s’inscrivent dans le minimalisme entendent prendre leurs distances par rapport à tout ce que ce contexte présente de chaotique, de superficiel, d’ostentatoire… tout en tablant sur des registres formels susceptibles de s’inscrire dans ce qui est une des caractéristiques de ce même contexte, à savoir le processus d’esthétisation du quotidien. Telles sont les hypothè- ses dont nous souhaiterions pouvoir convaincre le lecteur. Du style minimal Si le minimalisme semble aujourd’hui à la mode, il est, contrairement aux appa- rences, une tendance fondamentale, inscrite dans l’histoire de l’architecture du 20e siècle comme d’ailleurs aussi dans des architectures bien plus anciennes, qui prit di- verses formes suivant les époques, leurs technologies, leurs structures sociales ou politiques et leurs credo. Le minimalisme a communément été perçu comme une manière de concevoir et réaliser avec un minimum de moyens, en éliminant tout superflu systématiquement assimilé à de l’inutile. Quête radicale d’austérité, simple mise en œuvre ou en forme de logiques fonctionnelles, mise en formes de lignes simples ; tout minimalisme, quelles qu’en soient les raisons premières, avait généralement les mêmes caractéristi- 64 Jean-Louis GENARD & Jean-Didier BERGILEZ Interval(le)s—I, 1 (Automne 2004) ques apparentes : réaction à la surcharge, il s’inscrivait radicalement contre tout ex- cès ; rationnel et objectif, il ne tenait à priori guère compte du site ; sans référence historique, il prétendait à l’atemporel… Ainsi perçu, rejet explicite de l’ornement, de la surcharge, des complexités et ambiguïtés venturiennes ou encore des caractéristi- ques d’un postmodernisme passéiste, le minimalisme pouvait, comme l’insinue P. Lucain, se comprendre comme une forme d’intégrisme. Le « Less is More » de Mies van der Rohe s’entendait alors en tant qu’éthique, qui par l’économie de moyens qu’elle imposait, révélait la substance même de l’architecture. L’architecture minimaliste ainsi comprise serait principalement un art de la par- cimonie, une discipline ayant pour finalité d’économiser les formes, les matériaux, l’énergie et le temps. Aussi, l’architecture primitive, l’utilitarisme industriel, le fonc- tionnalisme corbuséen seraient dès lors quelques exemples-types d’un minimalisme assumé. Cependant, les économies de moyens prônées étaient souvent à finalités moins budgétaires et matérielles qu’intellectuelles ou spirituelles. Les cisterciens et les sha- kers américains avaient chacun en leur temps et à leur manière, transcrit en formes et en espaces leur foi et surtout leur éthique. Au 20e siècle, Le Corbusier visait de mê- mes idéaux et énonçait des idées comparables, en se référant à la standardisation. En somme, « les uns et les autres pratiquaient de mêmes économies de moyens pour atteindre de mêmes absolus et tous aboutissaient à de similaires minimalismes. L’abbaye cistercienne, l’architecture des shakers et la machine à habiter différaient certes formellement uploads/Philosophie/ minimalisme-architectural.pdf
Documents similaires
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/NcqbemZEPxGjUmfae4aXs3nVMPidQbGZ7y4fvgjMIoIZqKkJxPiCzD7cHcUMgMsf7AIpkvs9XnJbVRqVDRznOgXf.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/vF6wjbcpLASELfsUUmzdsiFcZpls9wmVPxny6Y3ua9nWs0SHsMzLToaSibN8e8G9Nad7L4qr3Uua6nFZdtl2ij56.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/vmmSr6wSzfZMViH2rQdblbNXD778ngZJ2SkbCWP8AH9MLNZPuelLYZcXxklFc0lUda5lbGudvfl04C50PzDPWOWn.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/S9GETfgA7NNx2fJrBDrBzSx1irQ6FpmTHJsHDUUNLqGuDQWQJim579BA224EUb7Am7gh1T7cD8zx1vTn3bJzCzCc.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/kXghrtaR1L3xnU5WWd0Py05HGbFEHfb34Nz4OSgzU7RsNpRzht2Ftf1707deT7qmReWHL0MsUtbPrPwMCovld5A6.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/YLoPamVnGVSwpShFXfAlm5CbyEO68BDLfFLzSMkIGfIp3vqvZhqANQlU3swHj7PIveruXuFmI98RRqTndHiUMokm.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/Lnl5hVHT1RUWHRbzx59zOtmx9KguROPtUGa269Xd9OtXMzHo4N5LRcVUM5fAOxcvwcuYFHhDRwlIU0lo7eM6HCEO.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/gHb90ERWiFGbWXwYxQV3s4hMesVT1ezzVngmLEbqwBYAJmPA9zeNhxqwGnKp47Ur7R3HAp1cpIsb6OC2bw4nC0xB.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/OLqgtNStzOGELeIP6WL28gS1VTUbxVxPep9B1HajaIjpSYzTxR73ipwI99prafzqg0ksDOaz3UwRlGWoKOWpY96q.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/LaXatRhd4oMI6Icnmwq0HjpVO6tLjcCzic13mRrmV6mNlPJfKfhhuls7Q3ieAucdG6dFteWNrZczBGxBZ6gCjSPl.png)
-
24
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Fev 10, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
- Langue French
- Taille du fichier 0.2423MB