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ÉRIC BLONDEL NIETZSCHE Volonté de puissance ANALYSE À PARTIR DE DEUX OUVRAGES PAR-DELÀ BIEN ET MAL, § 230 NIETZSCHE CONTRE WAGNER, « LE PSYCHOLOGUE PREND LA PAROLE » NIETZSCHE – VONLONTÉ DE PUISSANCE - COMMENTAIRE COURS PROFESSÉ PAR MONSIEUR ÉRIC BLONDEL PROFESSEUR À L’UNIVERSITÉ PARIS I-PANTHÉON-SORBONNE (UFR DE PHILOSOPHIE) AGRÉGATION 2007 DOCUMENT RÉALISÉ AVEC LA GRACIEUSE PARTICIPATION DE JEAN-MARIE BRUN ET AGNÈS CONVERT Philopsis éditions numériques http://www.philopsis.fr Les textes publiés sont protégés par le droit d’auteur. Toute reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite. © Éric Blondel - Philopsis 2007 NIETZSCHE – VONLONTÉ DE PUISSANCE - COMMENTAIRE PREMIÈRE PARTIE PAR-DELÀ BIEN ET MAL, § 230 LE TEXTE [Nietzsche, Par-delà Bien et Mal, « Qu’est-ce que connaître », trad. Geneviève Bianquis, Aubier, Paris, 1978] Nous renvoyons à la lecture du texte : de « Peut-être ne comprendra-t-on pas tout de suite ce que j’entends par la « volonté foncière de l’esprit ». Qu’on me permette une explication ». A : « Et nous, pressés ainsi, nous qui nous sommes déjà posé cent fois la question, nous n’avons pas trouvé et ne trouvons pas de meilleure réponse que… » LE COMMENTAIRE Ce texte théorise et problématise la « volonté de puissance », bien que l’expression « volonté de puissance » ne soit quasiment pas mentionnée. Il s’agit d’un texte sur la volonté de l’esprit, de l’esprit comme volonté. Nietzsche introduit ainsi sa conception : – premièrement : l’esprit n’est qu’un instrument, la volonté le gouverne ; – deuxièmement : il n’y a pas de volonté de connaître, il n’y a pas d’amour de la connaissance. Il n’existe pas de tendance portant vers la connaissance ou d’amour de la connaissance qui seraient innées. Il n’y a pas de principe de la connaissance dans l’esprit humain. La connaissance est donc une manifestation de la volonté de puissance. Ce texte définit d’abord ce qu’est la volonté de l’esprit. Qu’est-ce que la volonté foncière, « la volonté fondamentale », première, principielle, originaire, de l’esprit ? Cette interrogation reprend une expression de la fin du paragraphe précédent [§ 229] où Nietzsche utilise cette expression de « volonté foncière de l’esprit ». « Sonder ainsi toutes choses jusque dans leurs profondeurs, les fouiller jusqu’aux tréfonds, c’est déjà une façon de se faire violence, de faire souffrir exprès la volonté foncière de l’esprit qui s’élance sans cesse vers l’apparence et le superficiel. Dans toute volonté de connaître, il y a au moins une goutte de cruauté. » [souligné par nous] Nietzsche va commenter cela dans le paragraphe 230. © Eric Blondel - Philopsis - www.philopsis.fr 3 NIETZSCHE – VONLONTÉ DE PUISSANCE - COMMENTAIRE LES MANIFESTATIONS DE LA DOMINATION DE LA VOLONTÉ FONDAMENTALE Dans ce qu’on peut considérer comme une première partie (bien qu’il ne l’indique pas explicitement), Nietzsche définit cette volonté fondamentale et en éclaire le principe : la domination. Il montre ensuite quelles en sont les manifestations. L’appropriation de ce qui lui est étranger Nietzsche, comme première manifestation de cette domination, indique l’aptitude de l’esprit à s’approprier ce qui lui est étranger. Elle « se manifeste dans un penchant prononcé à assimiler le neuf à l’ancien, à simplifier le complexe, à ignorer ou à écarter ce qui est absolument contradictoire. » Il s’agit là d’une aptitude, d’un penchant, d’une propension à assimiler le neuf à l’ancien pour simplifier le complexe. Donc, le premier trait de la volonté fondamentale de l’esprit consiste à choisir, à falsifier, à mettre en valeur, à simplifier, à assimiler, en un mot : à égaliser. Le rejet de ce que l’on veut ignorer La seconde manifestation de cette volonté fondamentale de l’esprit se trouve dans un instinct de l’esprit qui consiste dans une volonté brutale, soudaine, d’ignorer, de fermer ses fenêtres. Donc, la volonté foncière de l’esprit, c’est une force de rejet, de dénégation, de déni, de fermeture, d’oubli, d’inconscience, de volonté de ne pas savoir, d’obscurantisme. « Ce même vouloir (cette volonté foncière de l’esprit) trouve aussi un appui dans un instinct de l’esprit qui semble tout opposé : une résolution brutale et soudaine d’ignorer, de s’isoler, de fermer ses fenêtres, un déni intime opposé à ceci ou cela, un refus de se laisser approcher, une attitude de défense à l’endroit de ce qu’on pourrait savoir, un parti pris de laisser certaines choses dans l’ombre, de boucher l’horizon, d’ignorer délibérément. » La Généalogie de la morale, publiée l’année suivante (1887), développera ce thème du rejet et de l’oubli. Il y a dans l’esprit une faculté active d’oubli. Ce n’est pas simplement de l’inertie. C’est une volonté d’oublier, de passer sous silence, de laisser dans l’inconscient, d’écarter, d’ignorer. Cette affirmation de Nietzsche va à l’encontre de ce que l’on prétend en général, à savoir qu’il existe une volonté de connaître. Il met en avant la volonté de dénier. L’acceptation d’être dupé La troisième manifestation de la volonté fondamentale de l’esprit, c’est le choix de se laisser duper. « Il faudrait encore faire entrer en ligne de compte la volonté qu’a l’esprit de se laisser abuser à l’occasion, peut-être avec le soupçon malicieux que les choses ne sont pas telles qu’on le dit, mais en © Eric Blondel - Philopsis - www.philopsis.fr 4 NIETZSCHE – VONLONTÉ DE PUISSANCE - COMMENTAIRE faisant semblant d’y croire, le goût de l’incertitude et de l’équivoque, le plaisir délicieux qu’on prend à se confiner volontairement dans un petit coin bien caché, le goût de voir les choses de trop près, sans recul, en surface seulement, de les voir grossies, diminuées, décalées, embellies, la délectation intime que l’on goûte à cette manifestation arbitraire de puissance. » La volonté de duper les autres La quatrième manifestation de la volonté fondamentale de puissance : la volonté de duper d’autres esprits. On dissimule notre esprit, on porte des masques en leur présence. L’esprit jouit ici de la multiplicité de ses facettes, de son astuce. Voici le texte de Nietzsche : « Il faut enfin compter avec une propension un peu suspecte de l’esprit à duper d’autres esprits et à porter des masques en leur présence ; il faut tenir compte de cette pression, de cette poussée continuelle d’une force créatrice, habile à modeler comme à métamorphoser ; l’esprit jouit ici de la multiplicité de ses masques et de son astuce, il goûte aussi le sentiment d’être en sécurité – ces talents de Protée sont ceux qui le défendent et le dissimulent le mieux. » La cruauté dans la connaissance La cinquième manifestation qui décrit la volonté foncière de l’esprit, c’est la référence à la cruauté. La souffrance fait partie de la connaissance. Tout ce que nous appelons « culture supérieure » repose sur la spiritualisation et l’approfondissement de la cruauté. Ce penchant à la cruauté est contraire aux quatre manifestations précédentes de la volonté fondamentale de puissance. La cruauté fait partie de la volonté foncière de l’esprit. La volonté foncière qui recherche la pure apparence, le superficiel « agit à l’opposé du sublime instinct qui pousse l’homme à connaître, à voir, à vouloir voir les choses à fond, dans leur essence et leur complexité ; il y a là une sorte de cruauté de la conscience et du goût intellectuels que tout penseur courageux discernera en lui pourvu qu’il ait, comme il convient, assez longuement aiguisé et endurci le regard qu’il porte sur lui-même et qu’il se soit accoutumé à user d’une stricte discipline et d’un langage rigoureux. » Il y a de la cruauté dans le penchant à connaître de son esprit. « « […] il y a de la cruauté dans le penchant essentiel de mon esprit. » Les gens vertueux et aimables auront beau tâcher de l’en dissuader. De fait, il serait plus aimable de nous attribuer, de nous imputer, de vanter en nous, au lieu de la cruauté, quelque chose comme un excès de sincérité – nous libres et très libres esprits. » Dans le § 239, on lit : « Il faut ici chasser bien loin la grossière psychologie de naguère qui enseignait que la cruauté naît de la vue des souffrances d’autrui ; on trouve aussi de la jouissance, et une profusion de jouissance, à souffrir soi-même, à s’infliger de la souffrance ; chaque fois que l’homme se laisse persuader de faire abnégation de soi, au sens religieux du mot, ou de se mutiler comme les Phéniciens et les ascètes, ou simplement de mortifier ses sens et sa chair, de s’humilier ou de se convulser dans la pénitence comme les Puritains, de disséquer sa conscience toute vive et de consentir comme Pascal au sacrifizio dell’intellecto, c’est sa cruauté qui l’aiguillonne et le pousse en avant, le dangereux frisson © Eric Blondel - Philopsis - www.philopsis.fr 5 NIETZSCHE – VONLONTÉ DE PUISSANCE - COMMENTAIRE d’une cruauté tournée contre lui-même […] Sonder ainsi toutes les choses jusque dans leurs profondeurs, les fouiller jusqu’au tréfonds, c’est déjà une façon de se faire violence, de faire souffrir exprès la volonté foncière de l’esprit qui s’élance sans cesse vers l’apparence uploads/Philosophie/ eric-blondel-nietzsche-volonte-de-puissance.pdf

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