MIRBEAU ET NIETZSCHE « Dieu est mort ! » proclame Nietzsche à la face d’une Eur

MIRBEAU ET NIETZSCHE « Dieu est mort ! » proclame Nietzsche à la face d’une Europe médusée par ce blasphème, alors que ce que d’aucuns appellent « le stupide XIXe siècle » tire à sa fin. Mais, ajoute Nietzsche, nous n’avons pas encore pris conscience des répercussions sismiques de cette mort. Nous n’avons pas encore mesuré l’étendue et la noirceur de l’ombre que projette sur la terre la mort de Dieu. Pourtant, il est un homme, contemporain, lecteur et admirateur de Nietzsche, plus jeune que lui de quatre ans à peine et qui ne lui survivra que sept ans, qui perçut très vite l’onde de choc, dévastatrice et libératrice, de l’événement. Cet interprète perspicace et courageux de Nietzsche, c’est Octave Mirbeau. Nietzsche et Mirbeau menèrent l’un et l’autre, avec une résolution farouche, un combat sans merci contre la déliquescence d’une société décadente, contre la résignation à cette déchéance, contre la cruauté et la vanité de l’existence, contre le pessimisme désabusé qui submerge leur temps d’incertitude et de renoncement. En un mot, un combat contre le néant. Peut être Octave Mirbeau avait-il lu cet aphorisme de Nietzsche qui exprime l’universel « À quoi bon ? » de la grande tentation nihiliste : « Rien ne vaut rien. Il ne se passe jamais rien et cependant tout arrive. Mais cela est indifférent. ». Il est vrai que la lassitude de vivre, le taedium vitae des Romains de la Décadence, est alors dans l’air du temps. Nietzsche et Mirbeau vécurent les convulsions, la fièvre de l’action et les frissons du doute d’une fin de siècle riche en promesses, mais lourde aussi de menaces. L’histoire tourne sur ses gonds, dans les déchirements d’un passé qui ne veut pas mourir et les éblouissements d’un avenir aventureux. Une fin de monde et l’aube d’un nouveau monde. Une sorte d’hésitation du destin entre « le crépuscule des dieux » de Wagner et l’« Aurore » de Nietzsche, entre les splendeurs de l’Exposition universelle et les horreurs de guerres civiles ou inter-étatiques. Nietzsche et Mirbeau ont participé à la guerre de 1870. Tandis qu’Ernest Renan s’enthousiasme pour « l’avenir de la Science » et s’écrie : « La culture est de nos jours la grande force de l’esprit à tous les degrés. La barbarie est vaincue sans retour, parce que tout aspire à devenir scientifique », Nietzsche réplique, plus lucide et tragiquement prophétique : « Le grand raz-de-marée de la barbarie est à nos portes. Un siècle de barbarie sans précédents commence, et la science sera à son service. » Tel est le contexte ou s’inscrivent les œuvres des deux imprécateurs dont nous allons comparer les messages, un contexte qui déjà éclaire leurs affinités électives. Leur relation est, à vrai dire, à sens unique. Si Nietzsche ne cite jamais Mirbeau, alors qu’il fait souvent référence à d’autres écrivains français du siècle, son silence n’a rien d’étonnant. Frappé de démence, Nietzsche s’écroule le 3 janvier 1889 sur la place Carlo Alberto de Turin, après avoir embrassé un cheval de fiacre q’un cocher brutal venait de frapper. Dernier témoignage de son amour de la vie, de l’innocence de la vie. À dater de ce jour Nietzsche n’écrira plus, ne lira plus et bientôt ne parlera plus, jouant tout au plus au piano quelques mélodies, jusqu’à sa mort, le 25 août 1900. Il n’a donc pu connaître aucune des œuvres les plus marquantes de Mirbeau. Au contraire on a retrouvé dans la bibliothèque de ce dernier des éditions originales de premières traductions des grandes œuvres de Nietzsche publiées au Mercure de France, dont l’un de traducteurs, l’anarchiste Alexandre Cohen, était d’ailleurs un ami de Mirbeau. Et il est certain aussi que Mirbeau avait lu et beaucoup apprécié Nietzsche. Il nous a fait part lui-même de son admiration pour le « philosophe au marteau », hérault annonciateur de la mort de Dieu, destructeur des valeurs spiritualistes et judéo-chrétiennes. Mirbeau n’écrit-il pas dans La 628-E8, chapitre II : « Ah ! comme ils ignorent Nietzsche et comme leur est indifférent ce Rembrandt dont La Ronde de Nuit leur est inexplicable ! ». Ou encore, au chapitre VII : « J’eusse voulu parler de Wagner, de Bismark et de Nietzsche… Une génération arrive aux affaires [en Allemagne], pour qui Nietzsche aura autrement d’influence que Wagner et une Nietzsche, photographié par Brunel en 1870. génération d’hommes plus subtils, amis de la paix, renonçant aux conquêtes impossibles, raffinés, et qui pourront changer une mentalité héritée des fiers-à-bras de 1871… La vie nouvelle qu’apporte Nietzsche n’a pas germé immédiatement sur la terre allemande. » Saluons tout de suite, à la fois la perspicacité de l’interprétation mirbellienne de Nietzsche et l’infléchissement de sens qu’il lui fait pourtant subir. Perspicacité : car loin de voir dans l’exaltation nietzschéenne de la Volonté de Puissance la soif nationaliste de conquêtes et de domination que prétendirent y trouver les pangermanistes, et loin de conclure du procès nietzschéen de la morale judéo- chrétienne du ressentiment à un prétendu antisémitisme de Nietzsche dont se réclameront abusivement les Nazis, Mirbeau a compris que Nietzsche nous appelle en réalité à épouser la vie en nous dépassant nous-mêmes, appelle l’homme à se vaincre lui-même, pour l’emporter sur le nihilisme, et que la seule guerre qui soit désirable est la guerre contre des formes culturelles figées, mortes et mortifères ; que la seule victoire qu’il nous invite à remporter est la victoire sur la médiocrité, la faiblesse, la stérilité de l’esprit, la victoire sur nous-mêmes. Mirbeau a recueilli le vrai message de Nietzsche, pour qui ceux qui jouissent de dominer les autres ont une âme d’esclave qu’ils s’efforcent de « draper dans un manteau royal ». Nietzsche déplorait que « la bétise aryenne » ait « corrompu le monde », et dénonçait dans l’antisémitisme le ressentiment d’imbéciles envieux du génie juif. Mirbeau fait allusion à cette « vie nouvelle » que Nietzsche nous presse d’inventer, par exemple dans Les 21 jours d’un neurasthénique, où il qualifie l’un de ses personnages, Clara Fistule, d’« intermédiaire entre l’homme et Dieu, un interhomme, comme pourrait l’appeler Nietzsche ». Très net renvoi à ce que Nietzsche appelle le surhomme, qui assumera la mort de Dieu, créera une nouvelle table des valeurs, pour nous éviter de dégénérer en cet être veule, vil, répugnant, fuyant l’effort et la douleur dans de petits plaisirs faciles, cet épouvantail d’une sous-humanité à venir, que brandit devant cette foule Zarathoustra, le porte-parole de Nietzsche et qu’il nomme « le dernier homme ». Cependant Mirbeau infléchit la pensée de Nietzsche en privilégiant son aspect négatif, lorsqu’il compare son message à La Ronde de nuit. Car, pour Nietzsche, l’avenir sera lumière, lumière du Surhumain après la nuit du nihilisme. Alors que, s’il arrive à Mirbeau d’avoir des accents nietzschéens positifs, c’est-à-dire d’inviter les hommes à développer « leurs facultés dominantes », d’opposer les âmes fortes aux âmes faibles et même, dans Le Figaro du 25 juillet 1890, d’évoquer « ce chemin de lumière ouvert devant vous », force est de constater que, de l’alternative nietzschéenne : ou bien le surhomme, ou bien le dernier homme, c’est surtout ce spectre redoutable et méprisable qui hante les écrits de Mirbeau, dont nombre de personnages incarnent ce naufrage de l’humanité. Il est donc indispensable de chercher à savoir quel parti Octave Mirbeau a tiré de sa fréquentation de Nietzsche. Question d’autant plus importante que Mirbeau a souvent, par l’entremise de ses créatures, écarté, rejeté la philosophie. « Je ne suis pas philosophe ! » protestait-il. Et, dans Les 21 jours d’un neurasthénique, il écrit, au chapitre XXIII : « L’art est une corruption, la littérature un mensonge, la philosophie une mystification ». Dans Mémoire pour un avocat (recueilli dans les Contes cruels), Pierre Lucien se moque des poètes, philosophes et savants « qui se torturent l’esprit pour chercher la raison, le pourquoi de la vie, qui l’enferment dans des formules contradictoires, qui la débitent en préceptes opposés » et qui sont « des farceurs ou bien des fous », car, « il n’y a pas de pourquoi ! ». Il récidive le 25 août 1890, dans L’Écho de Paris : « La plus grande folie est de chercher une raison aux choses ». Et l’abbé Jules assure à son élève que « les savants, les philosophes, les poètes ne servent qu’à salir la nature ». Mais alors, pourquoi cette attirance envers Nietzsche ? Parce que Nietzsche opère dans l’histoire de la philosophie une rupture brutale, une coupure radicale. Rupture brutale parce qu’irrespectueuse à l’égard de philosophes vénérables, en tout cas vénérés : Socrate, Platon, Kant. Coupure radicale, parce que, ce faisant, Nietzsche s’attaque aux racines mêmes de la pensée occidentale, en la personne de ses pères fondateurs. Selon Nietzsche, Socrate a renversé, dénaturé le message des premiers sages de la Grèce antique, Héraclite d’Ephèse, Empédocle d’Agrigente. Ces véritables philosophes opposaient aux mythes religieux et à la morale entendue comme modestie, mesure, tempérance, équité, l’idée de nature (physis) comprise comme une force, un flux, un dynamisme qui produit et détruit les êtres, sans considération uploads/Philosophie/ lucien-guirlinger-octave-mirbeau-et-nietzsche 1 .pdf

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