quatorzième série de la double causalité La fragilité du sens s'explique aiséme
quatorzième série de la double causalité La fragilité du sens s'explique aisément. L'attribut est d'une autre nature que les qualités corporelles. L'événement, d'une autre nature que les actions et passions du corps. Mais il en résulte : le sens est l'effet de causes corporelles et de leurs mélanges. Si bien qu'il risque toujours d'être happé par sa cause. Il ne se sauve, il n'affirme son irréduc- tibilité que dans la mesure où le rapport causal comprend l'hétérogénéité de la cause et de l'effet : lien des causes entre elles et liaison des effets entre eux. C'est dire que le sens incorporel, comme résultat des actions et passions du corps, ne peut préserver sa différence avec la cause corpo- relle que dans la mesure où il se rattache en surface à une quasi-cause, elle-même incorporelle. C'est ce que les Stoï- ciens ont si bien vu : l'événement est soumis à une double causalité, renvoyant d'une part aux mélanges de corps qui en sont la cause, d'autre part à d'autres événements qui en sont la quasi-causel. Au contraire, si les Epicuriens n'arri- vent pas à développer leur théorie des enveloppes et des surfaces, s'ils n'arrivent pas à l'idée d'effets incorporels, c'est peut-être parce que les « simulacres » restent soumis à la seule causalité des corps en profondeur. Mais, même du point de vue d'une pure physique des surfaces, l'exigence d'une double causalité se manifeste : les événements d'une surface liquide renvoient d'une part aux modifications inter- moléculaires dont ils dépendent comme de leur cause réelle, mais d'autre part aux variations d'une tension dite superfi- cielle, dont ils dépendent comme d'une quasi-cause, idéelle ou « fictive ». Nous avons essayé de fonder cette deuxième causalité d'une manière qui convient avec le caractère 1. Cf. Clément d'Alexandrie, Stromates VIII, 9 : « Les Stoïciens disent que le corps est cause au sens propre, mais l'incorporel, d'une façon métaphorique et comme à la manière d'une cause. » 115 LOGIQUE DU SENS incorporel de la surface et de l'événement : il nous a semblé que l'événement, c'est-à-dire le sens, se rapportait à un élément paradoxal intervenant comme non-sens ou point aléatoire, opérant comme quasi-cause et assurant la pleine autonomie de l'effet. (Il est vrai que cette autonomie ne dément pas la fragilité précédente, puisque les deux figures du non-sens à la surface peuvent à leur tour se transformer dans les deux non-sens profonds de passion et d'action, et ainsi l'effet incorporel être réabsorbé dans la profondeur des corps. Inversement, cette fragilité ne dément pas l'auto- nomie tant que le sens dispose de sa dimension propre.) L'autonomie de l'effet se définit donc d'abord par sa dif- férence de nature avec la cause, en second lieu par son rapport avec la quasi-cause. Seulement, ces deux aspects donnent au sens des caractères très différents, et même apparemment opposés. Car, tant qu'il affirme sa différence de nature avec les causes corporelles, états de choses, qua- lités et mélanges physiques, le sens comme effet ou événe- ment se caractérise par une splendide impassibilité (impéné- trabilité, stérilité, inefficacité, ni actif ni passif). Et cette impassibilité ne marque pas seulement la différence du sens avec les états de choses désignés, mais aussi sa diffé- rence avec les propositions qui l'expriment : de ce côté elle apparaît comme neutralité (doublure extraite de la pro- position, suspension des modalités de la proposition). Au contraire, dès que le sens est saisi dans son rapport avec la quasi-cause qui le produit et le distribue à la surface, il hérite, il participe, bien plus il enveloppe et possède la puissance de cette cause idéelle : nous avons vu que celle-ci n'était rien hors de son effet, qu'elle hantait cet effet, qu'elle entretenait avec lui un rapport immanent qui fait du pro- duit quelque chose de producteur, en même temps qu'il est produit. Il n'y a pas lieu de revenir sur le caractère essen- tiellement produit du sens : jamais originaire, mais toujours causé, dérivé. Reste que cette dérive est double, et que, en rapport avec l'immanence de la quasi-cause, elle crée les chemins qu'elle trace et fait bifurquer. Et ce pouvoir géné- tique, dans ces conditions, nous devons sans doute le com- prendre par rapport à la proposition même, en tant que le sens exprimé doit engendrer les autres dimensions de la proposition (signification, manifestation, désignation). 116 DE LA DOUBLE CAUSALITÉ Mais nous devons le comprendre aussi par rapport à lai manière dont ces dimensions se trouvent remplies, et fina- lement même par rapport à ce qui remplit ces dimensions, à tel ou tel degré et de telle ou telle manière : c'est-à-dire par rapport aux états de choses désignés, aux états du sujet manifestés, aux concepts, propriétés et classes signifiés. Comment concilier ces deux aspects contradictoires ? D'une part l'impassibilité par rapport aux états de choses ou la neutralité par rapport aux propositions, d'autre part la puissance de genèse tant par rapport aux propositions que par rapport aux états de choses eux-mêmes. Comment conci- lier le principe logique d'après lequel une proposition fausse a un sens (si bien que le sens comme condition du vrai reste indifférent au vrai comme au faux) et le principe transcen- dantal, non moins certain, d'après lequel une proposition a toujours la vérité, la part et le genre de vérité, qu'elle mérite et qui lui revient d'après son sens ? Il ne suffirait pas de dire que ces deux aspects s'expliquent par la double figure de l'autonomie, et viennent de ce que, dans un cas, l'on considère seulement l'effet comme différant en nature de sa cause réelle, et dans l'autre cas comme lié à sa quasi- cause idéelle. Car ce sont ces deux figures de l'autonomie qui nous précipitent dans la contradiction, sans la résoudre pour autant. Cette opposition entre la logique formelle simple et la logique transcendantale traverse toute la théorie du sens. Soit l'exemple de Husserl dans les Idées. On se souvient que Husserl avait découvert le sens comme noème d'un acte ou exprimé d'une proposition. Dans cette voie, à la suite des Stoïciens, il avait retrouvé l'impassibilité du sens dans l'expression grâce aux méthodes réductrices de la phé- noménologie. Car non seulement le noème, dès ses premiers moments, impliquait un double neutralisé de la thèse ou de la modalité de la proposition expressive (le perçu, le souvenu, l'imaginé) ; mais il possédait un noyau tout à fait indépendant de ces modalités de la conscience et de ces caractères thétiques de la proposition, tout à fait distinct aussi des qualités physiques de l'objet posé comme réel (ainsi, les purs prédicats, comme la couleur noématique, où n'interviennent ni la réalité de l'objet ni la façon dont on en a conscience). Or voilà que, dans ce noyau du sens 117 LOGIQUE DU SENS noématique, apparaît quelque chose d'encore plus intime, un « centre suprêmement » ou transcendantalement intime, qui n'est rien d'autre que le rapport du sens lui-même à l'objet dans sa réalité, rapport et réalité qui doivent main- tenant être engendrés ou constitués de façon transcendan- tale. Paul Ricœur, à la suite de Fink, a bien marqué ce tournant dans la quatrième section des Idées : « Non seulement la conscience se dépasse dans un sens visé, mais ce sens visé se dépasse dans un objet. Le sens visé n'était encore qu'un contenu, contenu intentionnel certes et non réel... [Mais maintenant] la relation du noème à l'objet serait elle-même à constituer par la conscience transcen- dantale comme ultime structure du noème »2. Au cœur de la logique du sens, on retrouve toujours ce problème, cette immaculée conception comme passage de la stérilité à la genèse. Mais la genèse husserlienne semble opérer un tour de passe-passe. Car le noyau a bien été déterminé comme attri- but ; mais l'attribut est compris comme prédicat et non comme verbe, c'est-à-dire comme concept et non comme événement (c'est ainsi que l'expression d'après Husserl pro- duit une forme du conceptuel, ou que le sens est inséparable d'un type de généralité, bien que cette généralité ne se confonde pas avec celle de l'espèce). Dès lors, le rapport du sens à l'objet découle naturellement du rapport des pré- dicats noématiques à quelque chose = x capable de leur servir de support ou de principe d'unification. Cette chose = x n'est donc pas du tout comme un non-sens intérieur et coprésent au sens, point zéro qui ne présupposerait rien de ce qu'il faut engendrer ; c'est bien plutôt l'objet = x de Kant, où x signifie seulement « quelconque », étant avec le sens dans un rapport rationnel extrinsèque de transcen- dance, et qui se donne toute faite la forme de désignation, exactement comme le sens en tant que généralité prédicable se donnait déjà toute faite la forme de signification. Il appa- raît que Husserl pense la genèse, non pas à partir d'une instance nécessairement « paradoxale », et « non identi- fiable » à proprement parler (manquant à sa propre identité comme à sa propre origine), mais au contraire à partir d'une 2. Paul Ricœur, in Idées uploads/Philosophie/ 14e-serie-de-la-double-causalite.pdf
Documents similaires










-
26
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Jan 06, 2023
- Catégorie Philosophy / Philo...
- Langue French
- Taille du fichier 0.1007MB