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Cet article est disponible en ligne à l’adresse : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=RPHI&ID_NUMPUBLIE=RPHI_024&ID_ARTICLE=RPHI_024_0387 Martin Heidegger et Jean Beaufret : un dialogue par Pierre JACERME | Presses Universitaires de France | Revue philosophique de la France et de l’étranger 2002/4 - Tome 127 - n° 4 ISSN 0035-3833 | ISBN 2130526683 | pages 387 à 402 Pour citer cet article : — Jacerme P., Martin Heidegger et Jean Beaufret : un dialogue, Revue philosophique de la France et de l’étranger 2002/4, Tome 127 - n° 4, p. 387-402. Distribution électronique Cairn pour Presses Universitaires de France . © Presses Universitaires de France . Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. MARTIN HEIDEGGER ET JEAN BEAUFRET : UN DIALOGUE Pour François Raffoul Au seuil de ce XXIe siècle, vingt-cinq ans après la mort de Martin Heidegger, vingt ans après celle de Jean Beaufret, leur rela- tion demeure, pour le grand public philosophique, dans le retrait, et plus encore peut-être le destin singulier de ce grand penseur que fut Jean Beaufret. Ce qui se tient dans le retrait demeure aussi dans le silence. Mais ce silence a besoin de nous pour exister comme un silence parlant, qui peut pousser à questionner toujours plus avant, à condition de ne pas être masqué par des bruits ou des « bavardages ». Jean Beaufret n’est pas l’introducteur de Heidegger en France, ni son commentateur, ni son truchement. Son rôle n’est pas d’avoir joué, à son profit, le « go between » entre la France et l’Allemagne. Plus étrange : nous savons que Jean Beaufret a été professeur de philosophie au plus haut niveau dans une classe de Première supé- rieure. Or, alors qu’il fréquenta Heidegger régulièrement pendant trente ans, le voyant plusieurs fois par an, il ne fit jamais de cours suivi sur Heidegger dans sa classe. Quatre ans avant sa mort, en 1978, Jean Beaufret parlera de la « singularité » de son enseignement qui était, écrit-il, « que, sans jamais comporter de cours sur Heidegger, il se tenait au contact direct de la pensée vivante du philosophe » (Dialogue, IV, 81). Quand les élèves le suppliaient, il lui est arrivé de faire des mises au point très brèves sur Être et Temps ; mais c’est tout. Et il n’a réuni ses articles et conférences qu’après avoir pris sa retraite, en 1972. Pourquoi pas de cours sur Heidegger ? En 1955, l’année de Cerisy, Beaufret écrit dans Le poème de Par- ménide : « On ne résume pas la pensée de Heidegger. On ne peut même pas l’exposer. La pensée de Heidegger, c’est ce rayonnement insolite du monde moderne lui-même en une parole qui détruit la Revue philosophique, n o 4/2002, p. 387 à p. 402 sécurité du langage à tout dire et compromet l’assise de l’homme dans l’étant »1. Autrement dit : il ne s’agit pas de faire un discours sur... Ce qui configure la parole de Heidegger, c’est la façon dont l’être s’est éclairci en prenant la forme du monde qui est le nôtre, et c’est cela qu’il faut chercher à voir et à écouter, de manière à acquérir une autre langue. Pourtant, Beaufret n’est pas non plus le principal traducteur de Heidegger, et, quand il l’a traduit, ce fut toujours en collaboration. Ce qui l’intéressait, c’était, pour reprendre la métaphore de la fin de la Lettre sur l’humanisme, de tracer des sillons dans sa propre langue. Par exemple, il s’émerveillait de constater qu’en disant il y a la langue française avait déjà nommé l’être, et il citait Rimbaud : « Au bois, il y a un oiseau... » Ou bien que le mot de représenta- tion préserve, mieux que Vorstellung, le rapport à la présence et à la présentation. Jean Beaufret n’est pas non plus un paysan qui aurait rencon- tré, dans la Forêt-Noire, un autre paysan. Sa rencontre n’était pas d’avance prédéterminée par le milieu, physique et social. Il est vrai que Beaufret est né, en 1907, à Auzances, dans la Creuse, vers le Centre de la France, dans une région où, dira-t-il plus tard, en 1962, la pierre est dure, la terre peu féconde, où l’homme est paysan l’hiver, maçon l’été. Mais, dans ce même texte, Notre Creuse, Beaufret note que la Creuse est proche de la Loire, et de la Touraine de Descartes. C’est comme si Beaufret quittait sa terre ingrate pour se relier fantasmatiquement à la douce Loire et à Descartes, ce pen- seur dont il a si bien parlé, auquel il s’identifiera toujours très forte- ment, vivant marginalement comme lui, préoccupé aussi de vivre la pensée comme une aventure – ce sera même sa troisième question dans la Lettre sur l’humanisme –, hanté secrètement par le coup d’éclat, comme lui, et rejetant la philosophie installée et le savoir seulement livresque, comme l’auteur du Discours de la Méthode. Jean Beaufret est donc ambigu dans cet hommage à la Creuse, d’où il réussit à s’échapper imaginairement pour aller vers la Loire et sa lumière. S’il a, comme Heidegger, une enfance rurale avec laquelle il a du mal à coïncider, il n’est pas fils d’un tonnelier-sacristain, mais fils d’un couple d’instituteurs qui enseignait, dans l’école fondée, à la fin du XIXe siècle, par la République laïque, la tolérance et la liberté de pensée. D’où sa passion de la pédagogie, son choix d’enseigner, et Revue philosophique, n o 4/2002, p. 387 à p. 402 388 Pierre Jacerme 1. Paris, PUF, 1996 (rééd., coll. « Quadrige »), p. 7. d’enseigner dans une classe préparant à l’École normale supérieure, et même son intérêt pour le Front populaire en 1936, et pour la pensée de Marx. Il ne faudrait pas trop se méprendre sur l’ « âme paysanne » de Jean Beaufret. Il quitte sa campagne à 18 ans pour continuer ses études à Paris, où il habitera plus tard de 1945 à 1982, pendant trente-sept ans. Beaufret est beaucoup plus un citadin que Heidegger. Le fait d’être un homme discret ne l’empêche pas d’être un intellectuel « parisien », aimant la société, à la conversation pleine d’esprit, très introduit dans les milieux « de gauche », passionné par les spec- tacles, par la peinture, la poésie, et tenté lui-même par l’écriture. Sous cet angle, lui et Heidegger auraient très bien pu ne pas se rencontrer. Ce qui les a fait se rencontrer, c’est la guerre. « Polemos est père de tout, roi de tout ; c’est lui qui fait apparaître les uns dieux, les autres hommes, et qui révèle les uns esclaves, les autres libres » (Héraclite, frag. 53). Commence le temps du risque, mais aussi de l’aventure, le temps de la décision, le temps de l’épreuve de la liberté. Jean Beaufret, fait prisonnier, s’évade du train en route pour les camps allemands. Il est nommé professeur en zone libre, à Gre- noble, en 1941, puis à Lyon, de 1942 à 1944. Il commence à lire Husserl, puis Heidegger. Comme si la lutte contre le nazisme ne devait pas exclure l’étude de la plus haute pensée allemande. Comme si aussi la nécessité d’agir avait entraîné le besoin d’une phi- losophie plus concrète, moins générale que le marxisme, et davan- tage en prise directe sur l’existence propre, confrontée au risque de la mort – cette mort que personne ne peut mourir à ma place. À Lyon, Beaufret lit Être et Temps avec son ami Joseph Rovan, en même temps qu’ils combattent l’un et l’autre le nazisme dans un réseau de résistance, le Service Périclès, qui fabrique des faux papiers. En 1945, à la Libération, Beaufret est nommé à Paris ; il est professeur en première supérieure au lycée Henri IV en sep- tembre 1946. Cette période de libération de la France est aussi une période de libération des idées placée sous le signe de l’existentialisme. Beau- fret sent l’urgence d’agir par la pensée et saisit l’importance d’une mise au clair qui éviterait de confondre Jaspers, Sartre, G. Marcel et Heidegger, et d’une prise de position, dans le débat très vif entre communistes et existentialistes, qui remette les choses à leur vraie Revue philosophique, n o 4/2002, p. 387 à p. 402 Martin Heidegger et Jean Beaufret : un dialogue 389 place. D’où, de mars à septembre 1945, une série d’articles de lui dans la revue Confluences : À propos de l’existentialisme. C’est alors que le hasard va jouer et mettre en mouvement la possibilité d’une rencontre entre Heidegger et Beaufret. Les faits sont connus, mais je veux maintenir la place du hasard, et caractériser ensuite celle de la uploads/Philosophie/ martin-heidegger-et-jean-beaufret-un-dialogue-pdf.pdf

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