Revue des Études Grecques À propos d'un passage du Ménon : une définition « tra

Revue des Études Grecques À propos d'un passage du Ménon : une définition « tragique » de la couleur. Edmonde Grimal Citer ce document / Cite this document : Grimal Edmonde. À propos d'un passage du Ménon : une définition « tragique » de la couleur.. In: Revue des Études Grecques, tome 55, fascicule 259-260, Janvier-juin 1942. pp. 1-13; doi : https://doi.org/10.3406/reg.1942.2933 https://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_1942_num_55_259_2933 Fichier pdf généré le 17/04/2018 A PROPOS D'UN PASSAGE DU MÊNON : UNE DÉFINITION « TRAGIQUE » DE LA COIMUR Je voudrais attirer l'attention sur un passage du Ménon dont l'importance n'est pas ordinairement reconnue, et qui pourtant, outre les obscurités qu'il renferme, soulève plusieurs difficultés touchant à des points importants, non seulement de la philosophie platonicienne, mais encore de la pensée grecque en général. Il s'agit de 76 c-77 a : Socrate veut montrer par l'exemple à Ménon ce que c'est qu'une bonne définition. Pour plaire à son interlocuteur, et surtout se faire comprendre de lui, il va essayer de définir la couleur κατά Γοργίαν, d'après la méthode de Gorgias, qui a été le maître de Ménon. Auparavant, dans le passage qui précède immédiatement, il a défini la figure (σχήμα) selon sa manière à lui, Socrate, c'est-à-dire, more geometrico, comme « la limite du solide », στερεού πέρας, définition excellente : précise et parfaitement rigoureuse, parce qu'elle concerne une essence idéale, abstraite (1). Ménon réclamant maintenant la définition de la couleur, Socrate change de méthode et propose de lui parler, sur ce point, la langue de ses adversaires. D'où un premier problème : quelle est la raison de ce brusque changement de front, et la courtoisie, ou même le souci pédagogique, suffisent-ils à l'expliquer? (1) Cette définition, dont la mention dans le Ménon atteste l'origine académique, se trouvera d'ailleurs reprise presque textuellement dans les Éléments d'Euclide : L. XI, def. 2 : στερεού δ! πέρας έιηφίνειχ. REG, LV, 1945, n· «59-160. 1 2 EDMONDE GRIMA.L Socrate expose alors une théorie, en tous points semblable à celle que la tradition doxographique prête unanimement à Empédocle, d'après laquelle la couleur serait due à ce que certains « effluves » qui s'échappent des corps, étant de calibre proportionné à notre vue, sont perçus. Ménon est enthousiasmé par cette définition, mais Socrate ne se déclare pas satisfait : à son avis, l'autre, celle de la figure, était bien meilleure, et si Ménon préfère la seconde, c'est à cause du caractère « tragique » de celle-ci, ce qu'A. Croiset, dans une note de son édition (1), commente en disant que « celle-ci a la grandiloquence obscure delà tragédie ». Pour lui, d'ailleurs, le passage tout entier a un caractère ironique, ce qui suffit à en expliquer les obscurités. Mais ne faudrait-il pas alors essayer de préciser coutre qui et contre quoi est dirigée J'ironie socratique? De plus, A. Groiset se laisse influencer par la désapprobation de Socrate à l'égard de la théorie qui vient d'être proposée, au point d'écrire en note que c'est une « parodie » de la doctrine d'Empédocle (2). Or, bien loin d'en être la caricature, c'est au contraire cette doctrine même., telle qu'elle nous a été conservée par un certain nombre de témoignages, qui remontent, partie au texte du Ménon, partie à une tradition qui en est certainement indépendante (3). (1) Platon, Œuvres (Coll. des Univ. de France), t. Ill, 2, p. 243, n. 3. (2) lbid., n. 2. (3) Par exemple, Aristote, rapportant la théorie d'Empédocle, fait expressément le rapprochement avec la théorie exposée par Platon dans le passage du Ménon (De sensu, 2, 473 b 23-Diels, V. S., 5e éd., 1, 341-31 B. fr. 84). Il semble donc qu'il connaisse les deux théories par deux traditions indépendantes. Cf. aussi ibid., 4, 441 a-3 (V. S., fr. 94) et Théophraste, De Sensu D 499 sqq. (V. S., 301 sqq., fr. 86). Un fragment d'Aotius permet d'établir plus nettement encore l'existence d'une autre tradition relative à la théorie d'Empédocle et indépendante de celle que représente le passage du Ménon : Placita, I, 15, 3 (V. S., p. 313, fr. 92) : Εμπεδοκλής χρώμΛ εΐνα1. άπεφαίνετο τα τοις πόροις ττ,ς όψεως έναρμόττον. Τέτταρα δέ τοις στοιχείοις ισάριθμα, λευκόν, μέλαν, ερυθρόν, ώχρόν. Les expressions employées par Aëtius sont si voisines de celles du Ménon que Schleiermacher, dans une note à son édition de ce dialogue, croit que Platon a été directement utilisé dans les Placita. Ce que Diels critique, faisant remarquer avec juste raison qu'Aëtius, pour exprimer la convenance réciproque des pores et des etïluves, emploie le A PROPOS D'UN PASSAGE DU « MÊNON » 3 Les trois points intéressants soulevés par ce passage sont alors : Pourquoi Socrate (et, derrière lui, Platon) ne sont-ils pas satisfaits de cette théorie (1)? Pourquoi en particulier Socrate la déclare-t-il « tragique » ? épithète au moins surprenante, appliquée à une théorie d'un caractère matérialiste aussi net, et, quoiqu'en pense Groiset, aussi simple. Enfin, pourquoi est-ce parler « selon la méthode de Gorgias » que d'exposer une théorie empruntée, vocabulaire y compris, à Empédocle? Et, si c'est Gorgias que vise l'ironie de ce passage, en quoi est-ce l'atteindre, que de critiquer une théorie empruntée à ce dernier philosophe? Nous allons voir qu'une même hypothèse rend raison de ces trois difficultés. Il faut remarquer d'abord que la théorie d'Empédocle ne semble pas, à première vue, le moins du monde ridicule ; et que même elle est à peu près identique — au langage près — à celle que l'on admet communément aujourd'hui, et qui est déjà dans Lucrèce (2). Remplaçons les « effluves » qui s'échappent des corps par des « vibrations lumineuses ou sonores », des « corpuscules d'énergie » (des « photons », par exemple, dans le cas de la lumière) ou même des particules matérielles (dans le cas de l'odorat, par exemple, auquel s'appliquait la même théorie), remplaçons les « pores » récepteurs de notre mot έναριχόττειν, qui est le terme employé couramment par Théophraste, là où Platon met άρμόττειν {Gorgias und Empedokles, Siiz. Ber. A/c. Berl., 1884, p. 346). La source d'Aètius serait donc, directement ou indirectement, Théophraste, et non pas le Ménon. Il est en outre certain qu'il puise à un exposé plus complet que le passage du Ménon, puisqu'il ajoute à l'exposé de la thèse d'Em- pédocie un renseignement pi'écis, celui d'après lequel il y aurait quatre couleurs principales (correspondant aux quatre éléments) : le blanc, le noir, le rouge et le jaune, ce qui ne se trouve nullement dans le dialogue. Parmi les fragments d'Empédocle lui-même, le seul qui ait quelque rapport à cette théorie est le fragment 89 : « Sachez que des effluences s'écoulent de toutes les choses qui sont nées... ». (1) Fait d'autant plus étonnant que Platon, dans le 7ïmée, fera donner par le protagoniste du dialogue une définition en tous points semblable, quant aux termes mêmes, de la couleur : c'est, dit Timée, « une flamme qui s'écoule de chacun des corps et qui comporte des parties proportionnées à la vue, de manière à produire l'impression ». (2) De natura rerum, V, 145 sqq. 4 EDMONDE GRIMAL corps par les organes des sens, et nous aurons la théorie moderne de la perception. Il n'est pas jusqu'à la théorie dite de « l'énergie spécifique des nerfs » ou de la « sélectivité » des appareils sensoriels qui ne se trouve déjà dans Empédocle : il faut en effet qu'il y ait une « convenance » réciproque (exprimée dans le texte par les mots άραόττειν 76 c-7 et σύμμετρος 76 d-6) entre les pores et les effluves, c'est-à-dire entre les organes et les excitations qu'ils captent. Cette convenance est précisée d'une façon purement quantitative qui nous semble aujourd'hui un peu grossière : les effluves seront captés par tel ou tel pore s'ils ne sont ni trop gros ni trop petits pour lui. Nous dirions, nous, que la rétine, par exemple, peut capter seulement celles des vibrations qui ont une fréquence comprise entre certaines limites ; mais il faut reconnaître que cette notion de sélection quantitativo-qualitative est bien obscure : elle est quantitative du côté de la vibration, qualitative du côté de l'organe sensoriel, à moins qu'on ne parvienne à expliquer quelle particularité de sa structure le rend apte à capter telle « longueur d'onde » plutôt que telle autre. La notion de « diamètre » des pores avait eu au moins le mérite d'être claire et de parler à l'imagination, en raison de sa simplicité et de sa grossièreté mêmes. D'ailleurs, la définition est plus subtile : elle emploie, pour exprimer cette 'convenance indéfinissable entre l'organe et l'effluve, le mot σύμμετρος, qui offre une variété infinie de sens, depuis l'adaptation la plus superficielle jusqu'à la proportionnalité entendue au sens mathématique le plus rigoureux (1). Pourquoi alors Socrate ne partage-t-il pas l'enthousiasme de Ménon concernant une théorie si juste, si inévitable qu'elle se retrouvera identique dans toutes les physiques matérialistes? C'est que précisément elle possède la fausse clarté de toutes (i) C'est par exemple le mot couramment employé dans la langue mathématique pour exprimer uploads/Philosophie/ menon-grimal.pdf

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