PREPRINT 1 Métaphysique et Organon selon Alexandre d’Aphrodise L’utilité de la

PREPRINT 1 Métaphysique et Organon selon Alexandre d’Aphrodise L’utilité de la logique pour la philosophie première1 Si, comme on le dit, Alexandre d’Aphrodise travaille à « systématiser » l’œuvre d’Aristote (en un sens qui reste pour partie à déterminer), il est légitime de s’interroger sur la façon dont il conçoit les frontières entre les différentes disciplines dans la cartographie aristotélicienne des savoirs. Dans le cas de la métaphysique, ce sont les relations avec deux types de discours qui méritent en priorité un examen : d’une part, la physique, pour d’évidentes raisons internes à l’aristotélisme ; d’autre part, la logique, pour des raisons qui tiennent aussi au contexte d’Alexandre. C’est à cette dernière que l’on souhaite s’intéresser ci-dessous. On voudrait plus précisément essayer d’éclairer le sens et la portée de trois passages du Commentaire à la Métaphysique, trois textes qui font explicitement se croiser logique et métaphysique. Le premier extrait se constitue de deux passages du début du commentaire au livre B : T.1. En outre, par ce qui a été dit sur l’obligation de commencer par explorer les difficultés, Aristote a peut-être simultanément montré l’utilité de la dialectique pour la philosophie et la découverte de la vérité. C’est en effet à la dialectique qu’il revient d’explorer les difficultés et d’argumenter dans les deux <directions>. Ce qui a été dit dans les Topiques sur l’utilité de la dialectique pour les recherches philosophiques est donc vrai. (Alexandre, In Met. 173, 27–174, 4) Διὰ δὲ τῶν προειρημένων περὶ τοῦ δεῖν διαπορεῖν πρῶτον εἴη ἂν αὐτῷ δεικνύμενον ἅμα καὶ τὸ χρήσιμον τῆς διαλεκτικῆς πρὸς φιλοσοφίαν καὶ τὴν τῆς ἀληθείας εὕρεσιν· τῆς γὰρ διαλεκτικῆς τὸ διαπορεῖν καὶ ἐπιχειρεῖν εἰς ἑκάτερα. Ἀληθὲς ἄρα τὸ ἐν τοῖς Τοπικοῖς εἰρημένον τὸ χρήσιμον εἶναι τὴν διαλεκτικὴν πρὸς τὰς κατὰ φιλοσοφίαν ζητήσεις. Alexandre soutient ici, en référence aux Topiques I 2, une thèse répétée à plusieurs reprises et donc bien attestée : le livre B ressortit à l’activité dialectique. En Topiques I 2, Aristote décrit en effet l’utilité du traité pour les sciences philosophiques2, entre autres parce que la dialectique permet de « développer une aporie », dit Aristote, « en argumentant dans l’un et l’autre sens » (διαπορῆσαι…ἐν ἑκάστοις3). Or tel est exactement, selon Alexandre, ce que fait le livre B4. Mais cette option interprétative, en soi assez banale, devient plus décisive quand on l’apparie à une autre thèse, énoncée une page plus haut à l’occasion du commentaire à la première phrase du livre B et selon laquelle ce livre est le véritable début de la Métaphysique : T.1’. Pour Aristote, c’est à partir d’ici que se trouve le début du présent traité, car il commence ici à parler de choses qui ont nécessairement trait aux présentes questions. Tout ce qui a été dit au livre A constituerait donc des prolégomènes à ce livre et contribuerait à l’introduire. C’est pourquoi certains ont cru que le livre B était le premier livre du traité Métaphysique. (Alexandre, In Met. 172, 18-22) Ἔστι δὲ αὐτῷ τῆς προκειμένης πραγματείας ἐντεῦθεν ἡ ἀρχή· περὶ γὰρ τῶν ἀναγκαίως συντεινόντων εἰς τὰ προκείμενα ἐνταῦθα λέγειν ἄρχεται· ὅσα δὲ ἐν τοῖς Α εἴρηται, προλεγόμενα ἂν εἴη αὐτῆς καὶ εἰς τὴν προκατάστασιν συντελοῦντα. διό τισιν ἔδοξε τῆς Μετὰ τὰ φυσικὰ πραγματείας τοῦτο εἶναι τὸ πρῶτον. Par différence d’avec les prolégomènes du livre A, c’est en raison même de son caractère dialectique que le livre B peut être tenu pour le véritable point de départ de l’enquête métaphysique. Or en vertu de l’identification partielle entre la science et le livre qui l’expose5, la thèse exégétique en est une aussi épistémologique. L’utilité de la dialectique pour la philosophie première justifie ici qu’on l’intègre de plain-pied dans la démarche même de la science. 1 Je remercie chaleureusement Annick Jaulin et Anne Balansard pour leur invitation au colloque dont est tiré le présent volume, et tous les participants pour leurs questions et leurs remarques. Des versions partielles de ce travail ont été présentées à l’occasion d’une séance, en mars 2015, du séminaire « Logique et Métaphysique » organisé par Jean-Baptiste Gourinat et Marwan Rashed au Centre Léon Robin, et lors d’une journée « Structures génériques », en mai 2015 à Paris, organisée par Annick Jaulin. 2 Aristote, Top. I 2, 101a25-28 et 34-36. 3 Aristote, Top. I 2, 101a35. À comparer avec Alexandre, In Top. 28, 26 sq. et l’analogie avec le juge qui, pour mieux juger, doit entendre les deux parties plaider l’une contre l’autre, avec le même emploi d’ἀντιδικέω en In Met. 173, 23-24. 4 Par exemple, Alexandre, In Met. 172, 10 sq. ; 210, 21 ; 218, 17, etc. 5 J’ai tenté de détailler cette identification dans Guyomarc’h 2015, p. 62-64. Alexandre n’abandonne pas pour autant la détermination platonico-aristotélicienne de la science comme état mental acquis, ἕξις. PREPRINT 2 Le deuxième passage se situe dans le commentaire à Γ 2, 1003b21, mais dans un moment qui opère un bilan sur le propos tenu depuis le début du chapitre : T.2. Par ce qui vient d’être dit, on a montré qu’appartient à la philosophie première la division de l’être en genres, ce qu’il a lui-même effectué dans les Catégories. (Alexandre, In Met. 245, 33-35) Διὰ δὲ τῶν νῦν εἰρημένων δέδεικται ὅτι τῆς πρώτης φιλοσοφίας ἡ εἰς τὰ γένη τοῦ ὄντος διαίρεσις, ὃ πεποίηκεν αὐτὸς ἐν ταῖς Κατηγορίαις. C’est ce passage qui a fait dire à P. Donini que, selon Alexandre, la division des catégories échoit à la science générale et commune de l’être en tant qu’être, laquelle serait ainsi « contenue dans le traité aristotélicien des Catégories »6. Ce traité, qui relève certainement de l’Organon pour Alexandre (on y revient ci-dessous), se trouverait donc en réalité développer un programme de métaphysique. Enfin, le dernier texte apparaît dans le commentaire au début de Γ 3 : T.3. Aristote veut dire que le philosophe premier parlera des axiomes, non pas dans l’intention d’en démontrer un (car les principes des démonstrations sont indémontrables, comme il le dit) mais <de dire> quelle est leur nature, comment ils viennent en nous, comment nous devons les utiliser et toutes ces autres choses dont il s’occupe dans De la démonstration. De même en effet que la discussion des axiomes incombe au philosophe, de même aussi celle sur la démonstration – non pas sur la démonstration de ceci, mais sur, en général, ce qu’est une démonstration et comment elle se produit. (Alexandre, In Met. 266, 18-25) Λέγει δὲ τὸν πρῶτον φιλόσοφον περὶ τῶν ἀξιωμάτων ἐρεῖν οὐχ ὡς ἀποδείξοντά τι αὐτῶν (ἀναπόδεικτοι γὰρ αἱ ἀρχαὶ τῶν ἀποδείξεων, ὡς λέγει), ἀλλὰ τίς ἡ φύσις αὐτῶν καὶ πῶς ἡμῖν ἐγγίγνεται καὶ πῶς αὐτοῖς χρηστέον καὶ ὅσα ἄλλα περὶ αὐτῶν ἐν τοῖς Περὶ ἀποδείξεως πραγματεύεται· ὥσπερ γὰρ ὁ περὶ τῶν ἀξιωμάτων λόγος τοῦ φιλοσόφου, οὕτω καὶ ὁ περὶ ἀποδείξεως, οὐ περὶ τῆς τοῦδε, ἀλλὰ καθόλου τί τέ ἐστιν ἀπόδειξις καὶ πῶς γίνεται.7 Cette fois-ci, ce sont donc les Seconds Analytiques qui paraissent relever de la compétence du philosophe, et peut-être même du philosophe premier. M. Mignucci affirme qu’ici Alexandre « va au-delà de la lettre aristotélicienne quand il classifie la théorie de la science comme une partie de la philosophie première »8. De même, M. Bonelli9 comprend que la logique devient une partie de la philosophie première, en rattachant cette thèse à un passage du commentaire à la deuxième aporie de B qu’Alexandre conclut ainsi : « Par ces considérations aussi, peut-être a-t-il été posé qu’en un sens l’étude de la démonstration est une partie de la philosophie. »10 Cette prise de position va directement à l’encontre de la conception utilitaire11 de la logique comme organon, déployée dans le fameux proème du Commentaire aux Premiers Analytiques. Ces trois textes posent donc un même problème, celui d’un brouillage des frontières entre logique (laquelle comprend l’analytique et la dialectique) et métaphysique. Alors que le premier d’entre eux met en scène comme une invasion de la dialectique au cœur de la méthode même de la philosophie première, les deux autres font surgir la menace d’une annexion de la logique par la métaphysique. Sont donc en jeu à la fois le statut de la métaphysique – comme science suprême, qui, selon la thèse connue de M. Bonelli12, incarnerait au plus haut point la méthode démonstrative des Seconds Analytiques – et le statut de la logique, comme « organon » de la philosophie. Doit-on alors invoquer la chronologie et considérer qu’à un moment de sa carrière, Alexandre ne se soit pas immédiatement rangé à la conception utilitaire de la logique ? Faut-il aller, comme le laisse entendre une affirmation du Commentaire aux Topiques13, jusqu’à compter la logique parmi les sciences philosophiques ? Or ce brouillage entre logique et métaphysique est loin d’être un spectre théorique éthéré et semble avoir une certaine chair historique. Alexandre lui-même l’atteste : telle serait l’une des 6 Donini 2005, p. 89 ; même affirmation dans la version antérieure, en italien, de l’article, Donini 2003, p. 27. La même interprétation se retrouve chez Bonelli 2001, p. 210 sq. 7 On conserve l. 24 le texte de O et A περὶ τῆς τοῦδε, et uploads/Philosophie/ metaphysique-et-organon-selon-alexandre-pdf.pdf

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